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Les jetons interdits, et après ?

Haro sur la pratique des jetons dans les peintures pour bâtiment ! Entre indignation, appel au boycott et acceptation de la décision du ministère du Commerce et de l’industrie, les avis divergent. Mais d’autres formules de «fidélisation», sans doute plus difficiles à contrôler, sont monnaie courante et pourraient prospérer avec cette interdiction. Un peintre-artisan apporte son témoignage sur ces pratiques anti-concurrentielles.

Les jetons interdits, et après ?
Les professionnels sont préparés à ce changement depuis des mois.

Une nouvelle ère a sonné pour le marché marocain des peintures pour bâtiment. Le ministère de l’Industrie, du commerce, de l’économie verte et numérique vient d’interdire «catégoriquement la pratique du jeton sous toutes ses formes (tickets, tickets à gratter, points de fidélité, cartes de fidélité, carte à points, applications informatiques, QR code ou autres (www.lematin.ma). Plus encore, «il interdit même tout programme d’intéressement ou fidélité lié à la vente de la peinture, qu’il soit destiné au peintre, au revendeur ou autres, et ce, quelle qu’en soit la forme», prévient le ministère dans un communiqué. Pour rappel, le Conseil de la concurrence a été saisi, il y a exactement 2 ans, par une entreprise de peintures écologiques à cet effet. Un an après, en mars 2020, et après enquête, le Conseil arrive à la conclusion que cette pratique doit s’arrêter. Mais rien n’a été fait jusqu’à ce que le ministère de l’Industrie prenne le taureau par les cornes.
Comment cette décision est-elle aujourd’hui accueillie par les peintres-artisans ? «Les plus sérieux sont favorables à cette interdiction», nous apprend l’un d’entre eux qui a préféré garder l’anonymat. Pour les moins sérieux et les petits peintres, la recherche des derniers jetons disponibles sur le marché continue. Il suffit pour cela de faire un tour sur les différentes pages Facebook de fabricants pour s’en rendre compte. Il y en a même qui crient au scandale et appellent au boycott. Et pour cause, l’argent récolté via les jetons leur permettait d’arrondir leurs fins de mois.

Les jetons, de quoi s’agit-il ?
Pour commencer, une précision de taille s’impose : les jetons ne sont pas proposés par tous les fabricants de peintures. Lorsqu’ils sont intégrés dans le pot de peinture, ces jetons sont en général en plastique et font 4 cm par 4 cm ou 5 cm par 5 cm.  La valeur à rembourser est inscrite en points, «chaque point correspondant en général à 1 DH», précise notre peintre qui se fournit en peintures à la fois chez les revendeurs, les grossistes et même directement chez quelques fabricants. La valeur des jetons est variable : 40 DH, 60, 80 voire 100 DH ou plus dans certains cas, en fonction du fabricant, de la catégorie de peinture et de la taille/poids du pot. Pour une marque de peinture par exemple, dont notre peintre ne révèle pas le nom, un pot de 30 kg vendu à 500 DH, la valeur du jeton est de 80 DH. Ce montant, à multiplier par le nombre de pots nécessaires à l’exécution d’un chantier, est entièrement supporté par le client. Une fois un certain nombre de jetons réuni, le peintre se dirige chez son revendeur habituel pour se faire rembourser. Mais le système des jetons n’avait pas que des avantages.

Conflits avec les clients et vols de jetons
D’abord, «cette pratique nous créait des problèmes avec nos clients», affirme le peintre. Beaucoup d’entre eux, connaissant l’existence de ces jetons, essayaient de deviner leur valeur et insistaient pour l’intégrer dans les négociations du prix de la main d’œuvre, bien que sur les jetons, il était bien marqué qu’ils étaient réservés aux peintres.
«Pour nous sortir de cette situation, nous étions parfois obligés de déléguer à nos clients la tâche d’acheter eux-mêmes les pots de peinture nécessaires à la réalisation de leurs travaux», explique notre professionnel. Le souci avec cette option est que les peintres peuvent se retrouver devant des stocks de marchandises de mauvaise qualité. «Pour ceux d’entre nous qui préfèrent travailler avec de la peinture de bonne qualité, cela finissait parfois par l’abandon du chantier, surtout lorsque le client refusait ou se voyait refuser l’échange de la marchandise par le revendeur», souligne l’artisan.
Certes, pour les chantiers de taille moyenne et grande, le nombre de jetons est assez important et le montant à récupérer augmente rapidement. Mais cela s’accompagne souvent de plusieurs inconvénients. À commencer par la nécessité parfois de désigner une personne dédiée, avec les frais que cela génère, pour la collecte et le nettoyage des jetons ainsi que pour garder les pots pas encore ouverts afin de prévenir toute tentative de vol de ces jetons. «Car ce genre d’incidents n’est pas rare», nous apprend le peintre.
Pire. Les perspectives de gains auraient poussé certains à reproduire, à grande échelle, ces jetons. 
«La rumeur veut que certains aient réussi, il y a quelques années, à se procurer des copies de ces jetons, probablement en Chine, pour ensuite en écouler des quantités considérables à l’insu des revendeurs/distributeurs», nous apprend notre artisan. Aujourd’hui, les revendeurs sont plus prudents et évitent toute transaction suspecte. Pour rester concentré sur son cœur de métier, notre artisan affirme qu’il a demandé, depuis longtemps, aux fabricants avec lesquels il travaille directement de récupérer leurs jetons avant de lui livrer ses marchandises et de déduire leur valeur du prix de vente pour éviter tout problème. «Certains ont refusé, d’autres ont accepté. Je dispose aujourd’hui d’un compte chez ces derniers et les transactions sont plus fluides», nous confie le professionnel.

Un marketing agressif
Les jetons ne sont pas la seule pratique pour encourager et/ou récompenser les peintres «prescripteurs». «Nous étions régulièrement invités à des cérémonies ou des rencontres, dans des hôtels, à l’occasion d’un dîner ou déjeuner, pour nous rencontrer», révèle notre professionnel. Certains de ces rendez-vous servent à présenter de nouveaux produits ou à faire un rappel du catalogue de produits existants et finissent parfois «par récompenser les peintres en leur offrant des cadeaux. Ces derniers vont de la simple veste ou combinaison pour peintres aux motos, en passant par les vélos et les téléphones», affirme l’artisan. Les concours entre peintres sont également monnaie courante dans le secteur. Des pratiques qui risquent de prospérer et qui seraient difficilement contrôlables. Selon le communiqué du ministère, cette interdiction s’accompagne d’un délai allant jusqu’au 30 avril prochain pour permettre aux professionnels et fabricants de peinture de bâtiment de retirer du marché tout type de jeton de façon définitive. Est-ce un délai suffisant ? En réalité, les acteurs du secteur se préparent à ce changement depuis un moment déjà, à en croire nos sources. «Personnellement, j’ai été informé dès fin janvier. Un des revendeurs avec lequel je travaille régulièrement m’a contacté pour me l’annoncer et m’inviter à me faire rembourser mon stock de jetons», nous révèle l’artisan. Cela laisse entendre que les revendeurs se sont également préparés à cette éventualité depuis un moment, ce qui leur a certainement laissé le temps pour écouler leurs stocks contenant des jetons ou du moins une partie.


Attention aux contrevenants !

Dans son communiqué, le ministère rappelle que l’interdiction des jetons «s’inscrit dans le cadre des mesures édictées par la loi n° 31-08 pour la protection du consommateur et de la liberté des prix et de la concurrence» et qu’elle «a fait l’objet d’un avis public émis par le ministère, le lundi 22 mars 2021». Par ailleurs, cette pratique est incriminée par le Code pénal qui dispose dans son article 339 : «la fabrication, l’émission, la distribution, la vente ou l’introduction sur le territoire du Royaume de signes monétaires ayant pour objet de suppléer ou de remplacer les monnaies ayant cours légal est punie de l’emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 500 à 20.000 DH».

 

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