Le Matin : Quinze années après la signature de l’Accord de libre-échange (ALE) entre le Maroc et les États-Unis, comment évaluez-vous cet accord et ses retombées sur l’économie nationale ?
D’aucuns affirment que la portée politique de l’ALE l’emporte sur la dimension économique et commerciale, qu’en pensez-vous ?
À mon avis, il est très difficile de démêler ce qui est politique de ce qui est économique dans les relations internationales. Le Maroc est membre du GATT depuis 1987 et de l’OMC depuis 1995. Donc nous pouvons dire qu’il adhère de facto aux principes de base du système commercial multilatéral basé sur la libéralisation commerciale. Ainsi, la tendance est de développer des accords avec les autres pays et l’Accord de libre-échange avec les États-Unis s’inscrit dans cette lignée, bien qu’il me semble qu’il existe des facteurs d’ordre structurels qui plombent cet accord et qui limitent son expansion. Pour revenir à votre question, il faut rappeler qu’il existe un corpus théorique qui promeut les faveurs du libre-échange. Ainsi, pour les pays en voie de développement, cela représente un choix politique et économique. Je peux citer, à ce titre, ce qu’on appelle communément le consensus de Washington qui promeut l’ouverture sur d’autres marchés et la libéralisation du commerce comme politique pour réaliser le développement économique.Abstraction faite des aspects liés à la balance commerciale, en tant qu’économiste, quelles sont à votre avis les opportunités qu’offre aujourd’hui l’ALE avec les États-Unis aux investisseurs et exportateurs marocains ?
Comparativement aux marchés européens, on remarque que les exportations du Maroc vers les États-Unis sont moins diversifiées que celles destinées à l’Europe. Et cela revient à plusieurs facteurs. Il y a lieu de citer les barrières tarifaires et les obstacles techniques au commerce, tels que les normes d’importation techniques imposées par les États-Unis, notamment aux constructeurs automobiles. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les véhicules fabriqués au Maroc ont un accès plus facile au marché européen que celui des États-Unis. Il existe également d’autres obstacles d’ordre sanitaire relatifs aux produits alimentaires. Nous remarquons également que le textile est absent de la liste des produits d’exportation, dont trois produits (les engrais naturels et chimiques et les phosphates) représentent 60%.Pourtant – et il demeure important de le souligner –, il existe un large potentiel sur le marché américain qui demeure sous-exploité par les opérateurs marocains. En effet, le déficit commercial américain est béant et dépasse les mille milliards et malheureusement le Maroc reste parmi les rares pays avec lesquels les États-Unis sont excédentaires. Cela démontre par ailleurs qu’il existe un problème au niveau de notre structure économique. Les entreprises marocaines peinent à être compétitives et à gagner des parts de marché. Le Maroc a donc intérêt à travailler sur les normes d’exportations afin de pouvoir adapter ses produits aux exigences du marché américain. Il faut savoir que les préférences sur le marché américain ne sont pas celles existantes sur celui européen et donc il est nécessaire d’adapter les produits aux attentes et préférences du consommateur et surtout respecter les normes imposées.
Je voudrais également souligner un autre point important à prendre en considération lorsqu’on souhaite gagner de nouvelles parts de marché : la logistique. Il ne faut pas oublier qu’une grande distance sépare le Maroc des États-Unis et qu’il est nécessaire de mettre en place une forte logistique pour surmonter cet obstacle. Comme vous le savez, les normes géographiques jouent un rôle important dans le renforcement des échanges entre les pays. C’est ce qui expliquera que les États-Unis par exemple développeront plus d’échanges commerciaux avec le Mexique et le Canada qu’avec des pays de l’Europe.À votre avis, comment le Maroc peut-il surmonter les obstacles que vous avez cités afin de pouvoir améliorer ses échanges commerciaux avec les États-Unis ?
J’estime que le Maroc aura tout à gagner en diversifiant davantage ses produits destinés à l’exportation. Comme je l’ai souligné précédemment, les exportations marocaines sont composées à 60% de phosphates. Le Maroc pourra développer son offre agro-alimentaire, ses produits chimiques, d’équipement et de consommation. Le Royaume pourra également œuvrer à inviter les constructeurs automobiles américains à venir s’implanter au Maroc en profitant de l’existence déjà d’une industrie automobile. Il pourra également développer son offre dans le domaine des énergies renouvelables et des industries des batteries électriques.Par ailleurs, le Maroc peut profiter de sa situation géographique, surtout avec la création récemment de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), pour devenir une plaque tournante pour développer les échanges entre les États-Unis et les pays africains. Néanmoins, le Maroc est appelé à développer sa logistique en accélérant l’implémentation des grands chantiers en cours relatifs à la réalisation de nouveaux ports et la création de nouvelles lignes de liaison maritimes et aériennes avec les pays africains.Sur un autre registre, et en ce qui concerne l’obstacle relatif à l’adaptation des normes, je pense que l’État devra jouer un rôle important dans ce sens, en accompagnant les entreprises afin qu’elles puissent s’adapter continuellement au changement de normes sur le marché américain. Cela pourra être possible grâce à la mise en place d’une veille permettant de suivre l’évolution de ces normes afin d’aviser les entreprises en cas de changement, pour qu’elles puissent s’adapter aux exigences d’un marché en perpétuelle évolution, d'autant plus que les États-Unis s’apprêtent à imposer de nouvelles normes environnementales dans le cadre du «Green New Deal américain», ce qui exige l’adaptation de toute la chaine de production et de la logistique.À votre avis, comment peut-on dynamiser davantage les relations bilatérales ?
Je pense que la dynamisation des échanges commerciaux est un rôle qui incombe également aux entreprises qui devront faire de la prospection et aller chercher de nouvelles parts de marché, d'autant que le marché américain offre une multitude d’opportunités. Il est vrai qu’il existe une sorte de protectionnisme non tarifaire relatif aux normes, mais il est désormais nécessaire de diversifier l’offre de produits. Par ailleurs, j’estime que les entreprises marocaines devront améliorer leurs ambitions et œuvrer pour s’agrandir. Certes, le tissu économique marocain est composé en grande partie des petites et moyennes entreprises qui préfèrent se développer davantage sur le plan local, mais il est devenu nécessaire aujourd’hui que les entreprises développent une vision à long terme. Le nombre des entreprises tournées vers l’export devra également augmenter afin que l’économie marocaine devienne plus compétitive. Il faut savoir que le nombre de ces entreprises ne dépasse pas actuellement les 3.000, tandis que ce chiffre dans d’autres pays comme la Turquie est 15 fois plus important.Pensez-vous qu’il est temps de réviser cet accord 15 ans après sa signature et dans quel sens ?
Je ne pense pas que cet accord nécessite d’être révisé, vu la part minime des échanges commerciaux entre les deux parties. S’il existe un déficit dans les échanges et un taux de couverture très faible, ceci est dû en grande partie à la faible volonté du côté marocain de gagner de nouvelles parts de marché. Les États-Unis comptent ouvrir un consulat à vocation économique dans la ville de Dakhla qui est appelé à devenir un trait d’union entre le Maroc et sa profondeur africaine.Quelles sont opportunités qui peuvent exister pour les investisseurs américains en Afrique ?
Il existe toujours des opportunités pour les investisseurs américains en Afrique. Je pense que ces derniers s’intéressent plus à reconquérir le marché africain dans son ensemble et le Maroc peut jouer un rôle décisif dans ce sens, dans la mesure où le Royaume bénéficie d’une situation géographique stratégique qui peut faire de lui une fenêtre pour accéder aux autres marchés africains. En outre, le Royaume dispose d’une expertise dans son continent et des relations économiques de qualité avec une grande partie des pays africains qui se sont traduites par la conclusion d’accords bilatéraux et multilatéraux dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine. Je pense par ailleurs que le Maroc et les pays africains sont dotés de ressources énergétiques importantes (les phosphates, le gaz et les minerais) qui suscitent la convoitise de plusieurs partenaires et peuvent attirer notamment les investisseurs américains.Entretien réalisé par Yousra Amrani
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Questions à David Greene, chargé d’affaires de l’ambassade des États-Unis au Maroc
«L’ALE vise à faire du Maroc une plaque tournante financière et une passerelle commerciale vers l’Afrique et l’Europe»
Quelle lecture faites-vous de ces 15 ans de l’ALE Maroc-États-Unis ?
L'Accord de libre-échange entre les États-Unis et le Maroc a été un succès sans équivoque pour les deux pays. Depuis son entrée en vigueur en 2006, la valeur du commerce entre nos nations a quintuplé. Le Maroc est le seul pays d'Afrique avec un accord de libre-échange américain qui peut généralement donner aux exportateurs des deux rives un accès amélioré à des marchés supplémentaires avec des centaines de millions de clients potentiels, tout en permettant également au Maroc de diversifier sa base industrielle et de trouver de nouveaux marchés d'exportations. Notre Accord de libre-échange vise à faire du Maroc une plaque tournante financière et une passerelle commerciale vers l'Afrique et l'Europe pour ses partenaires commerciaux. Plusieurs entreprises américaines ayant des installations de fabrication au Maroc produisent des biens destinés à l'exportation du Maroc vers l'UE et d'autres marchés étrangers, en particulier dans les secteurs de l'automobile et de l'aérospatiale.Comment évaluez-vous les échanges entre les deux pays ?
Les États-Unis sont le plus grand marché de consommation au monde et les investissements marocains aux États-Unis se traduisent par une croissance des exportations du Maroc vers les États-Unis, créant également plus d'emplois pour le Maroc. Les principales industries pour les nouveaux investissements directs étrangers marocains annoncés au cours des 10 dernières années se situent dans les secteurs des services financiers et des produits chimiques américains. Il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles les investisseurs étrangers choisissent les États-Unis – de l'environnement favorable aux affaires à des facteurs spécifiques de technologie, de chaîne d'approvisionnement, d'infrastructure et de main-d'œuvre. La diversité et l'ouverture du pays permettent véritablement aux entreprises de tous les pays et de toutes les industries de trouver leur place sur le marché et de prospérer. Le rapport «Doing Business» de la Banque mondiale mesure les réglementations commerciales sur les principaux marchés mondiaux, et les États-Unis figurent parmi les pays pionniers dans ce domaine.Quelles perspectives pour ce partenariat ?
Dans le but d'encourager une nouvelle génération d'entrepreneurs marocains, la Mission des États-Unis s'engage activement pour former les jeunes Marocains aux préceptes fondamentaux de la création ou de la croissance d'entreprises. L'USAID s'efforce d'améliorer la préparation de la main-d'œuvre afin de rendre le marché du travail marocain plus attrayant pour les investisseurs étrangers et nationaux. L'USAID parraine des programmes pour attirer des partenaires des secteurs privé et public du Maroc, d'Europe et d'Amérique, tout en préparant les jeunes avec des compétences dans des secteurs clés de croissance économique tels que les transports, l'eau, la construction, la technologie, la fabrication, l'agriculture, l'hôtellerie et l'éducation. L'ambassade s'associe également à la Columbia Business School de New York dans le cadre d'un nouveau programme, Open Startup Morocco, qui forme une cohorte d'étudiants marocains talentueux en commerce et en technologie pour le développement de leur entreprise.Propos recueillis par Souad Badri