Le Matin : Vous avez été nommé par S.M. le Roi il y a près de quatre mois à la tête de l’Institut Royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc. Pourriez-vous nous présenter cet institut ?
Le Maroc est un pays multiséculaire, avec une Histoire et une civilisation extrêmement riches. Pensez-vous que les Marocains connaissent suffisamment leur Histoire ? Pourquoi ?
Au Maroc comme ailleurs, il convient, lorsqu’on se pose ce genre de question, de préciser d’emblée ce qu’on entend par Histoire. Globalement, il y a, d’un côté, celle qui a cours dans l’enseignement (à tous ses niveaux) et fait l’objet de recherches scientifiques et, de l’autre, l’idée que s’en font les gens. Ces derniers ne retiennent parfois que quelques dates, faits, événements et personnages illustres. Toutefois, ils n’en restent pas moins imprégnés d’histoire à des degrés divers. Elle est en effet constitutive de leur identité en tant que personnes, en leur qualité de citoyens et de citoyennes, et en tant que peuple et nation. Au regard de l’historien soucieux de ne pas rester cantonné dans l’enceinte de l’université, ceci ne signifie pas pour autant qu’il faille se contenter de cet état de fait. Il est effectivement nécessaire d’œuvrer constamment à la promotion de l’histoire pour la rendre encore plus familière au plus grand nombre, notamment aux jeunes et aux enfants… Je dirais même qu’il convient d’aller plus loin et de susciter la passion de l’histoire… Son exploration est formatrice à plus d’un titre. Elle permet de faire des découvertes enrichissantes et de se doter d’une culture générale appréciable. C’est aussi l’un des moyens d’apprentissage du civisme et de la citoyenneté faite, bien entendu, à la fois de droits et de devoirs. D’ailleurs, même les spécialistes les plus chevronnés continuent toujours de se poser des questions sur leur objet d’étude. Ils demeurent dans une quête continue d’une véritable radioscopie de tous les coins et recoins du sujet ou des sujets auxquels ils consacrent quasiment toute leur vie. Ce sont, dans une large mesure, cette persévérance, cette curiosité et l’infinie patience que cela requiert qui stimulent la recherche et font qu’elle n’est jamais close.Vous avez publié «Juifs et musulmans au Maroc, des origines à nos jours». Quelles sont les raisons qui ont sous-tendu la réalisation de cet ouvrage ?
Les raisons qui m’ont incité depuis plusieurs années déjà à focaliser mes recherches sur l’histoire contemporaine du Maroc sont nombreuses. Pour faire court et s’agissant plus particulièrement du judaïsme sur lequel j’ai commencé à travailler au début des années 1970, le constat initial était d’une simplicité biblique, pour ainsi dire. La question que je me suis posée était «simple» : comment se faisait-il que les Juifs établis partout dans le pays depuis plus de 2.000 ans et dont le nombre avoisinait les 300.000 âmes à la fin du XIXe siècle, d’après des rapports officiels de l’ambassadeur britannique à Tanger, aient été réduits à partir de la fin des années 1940 et au début des années 1950, et en moins de 3 décennies, à une sorte de «communauté-témoin» limitée à Casablanca et quelques autres grandes villes ?Il m’a semblé intéressant de se poser cette question et d’essayer d’y répondre en ne se contentant pas d’une simple monographie, mais en adoptant une approche globale intégrant dans l’étude les bouleversements survenus sur la scène internationale depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. Cela signifie notamment la prise en compte de «la question juive» telle qu’elle s’est posée en Europe (y compris dans les pays à fort ancrage démocratique), la Deuxième Guerre mondiale et le génocide perpétré par les nazis, les guerres israélo-arabes, leurs répercussions sur les relations inter-communautaires dans les pays musulmans, et l’évolution plus spécifique du conflit israélo-palestinien. En sus, bien sûr, des mutations de tous ordres survenues au Maroc du fait du régime colonial et après 1956.Dans la même perspective, il s’agit aussi de s’interroger sur la nature des liens multiformes, et manifestement exceptionnels et empreints d’attachement et de nostalgie, que les Juifs marocains établis notamment en Israël, en Europe occidentale, en Amérique du Nord et du Sud, et ailleurs, gardent avec leur pays natal et celui de leurs ancêtres. Le rétablissement de relations diplomatiques et les accords de coopération avec Israël sont de nature à impulser fortement ces liens dans toute la diaspora juive marocaine à travers le monde. Je ne saurais parler des Juifs marocains sans rendre un hommage posthume à quatre figures emblématiques du judaïsme marocain, qui étaient aussi mes amis : Cha’moun (Simon) Lévy, Edmond Amrane El Maleh, Germain Ayache et Haïm Zafrani. J’associe à ces deux derniers, historiens éminents et généreux dans leur partage du savoir, leurs épouses, les regrettées Friha et Celia.Dans quelle mesure la connaissance de l’histoire d’un pays comme le Maroc peut être un facteur de cohésion nationale et de renforcement d’une identité partagée ?
L’histoire de notre pays montre, s’il en était encore besoin, que le sens de l’appartenance marocaine, le sentiment national, le sens de la communauté de destin, la cohésion que vous évoquez, existent déjà et depuis fort longtemps. Ils se sont manifestés, de multiples manières, aussi bien dans le passé révolu que dans des temps relativement plus récents. Que l’on pense, et pour ne prendre que quelques exemples au hasard, à la bataille d’Oued el Makhazine (1578), à la résistance armée à la conquête coloniale entre 1912 et 1934, au mouvement nationaliste, aux événements qui se sont déroulés entre 1953 et 1954 dans les villes et les campagnes après l’exil de Feu le Sultan Sidi Mohammed ben Youssef, à la Route de l’Unité, à la Marche Verte, etc. Il va de soi que l’État joue son rôle dans la permanence, ou plutôt la pérennité, et le renforcement de cette cohésion et de son socle. La conscience que les Marocains, où qu’ils soient, ont de leur enracinement dans l’histoire va dans ce sens. Il en est de même de la fierté que leur inspire la richesse de leur civilisation, et celle qu’ils tirent des grandes réalisations de notre époque. En raison des innombrables défis du XXIe siècle, il est vrai que la cohésion devient indéniablement plus impérieuse que jamais. Pour s’en persuader, il n’y a qu’à observer ce qui se passe ces temps-ci sur la scène internationale, non seulement entre puissances notoirement rivales, mais aussi entre alliés – chacun donnant la priorité absolue à ses intérêts nationaux et se souciant du «front intérieur» beaucoup plus que du multilatéralisme, quelles qu’en soient les formes.Dans la mesure où la recherche historique s’est élargie, conformément aux recommandations de l’Instance équité et réconciliation, à la période récente et au Temps présent, l’historien, qui est d’abord un citoyen, peut lui aussi constater que le renforcement de la cohésion nationale peut se nourrir des avancées dont nous sommes tous témoins aujourd’hui. Que l’on pense, entre autres, aux conditions dans lesquelles se sont déroulées les élections de septembre dernier, au flux des investissements directs étrangers (IDE) dans notre pays, à la revue à la hausse par le Fonds monétaire international (FMI) du taux de croissance du Royaume, et aux prévisions (6,2% de croissance en 2021) annoncées par Bank al-Maghrib. Faudrait-il rappeler aussi l’efficience et le succès des campagnes de vaccination ?S’agissant de la diffusion du savoir historique, je voudrais ajouter qu’un projet de grande envergure est à l’étude et que sa concrétisation est de nature à contribuer notablement à mieux faire connaître la civilisation et le patrimoine de notre pays tant aux Marocains qu’aux visiteurs étrangers : il s’agit du projet de création d’une Maison de l’Histoire du Maroc. Les Actes d’un colloque international réuni à cet effet à Casablanca ont été publiés par l’Académie du Royaume en janvier dernier. Une deuxième édition est en cours. Sa parution est imminente.Pensez-vous que l’Histoire en tant que discipline scientifique (et littéraire) a la place qu’elle mérite dans le système d’enseignement (notamment supérieur) ? Pourquoi ?
Il serait hasardeux de vouloir répondre de manière tranchée à cette question. Elle nécessite de longs développements et toutes sortes de nuances. S’agissant d’abord de sciences et de littérature, il serait possible d’avancer que cette discipline est d’abord une science, par la rigueur des critères de son approche, de sa rationalité et de la logique qui la sous-tendent et l’animent. Je parle là des fondements de la démarche des historiens de métier, principalement dans le cadre universitaire et académique. Leur crédibilité et leur renom sur le plan national et à l’étranger en dépendent. Il faut dire au passage que l’histoire de notre pays n’intéresse pas que les Marocains. Ils ne sont pas les seuls à s’y intéresser ou à l’écrire. Aux États-Unis, par exemple, nombreux sont les chercheurs en histoire, en anthropologie, en sciences politiques, etc., qui travaillent depuis de longues années déjà sur le Maroc ou ont commencé à s’y consacrer plus tardivement. L’une des thèses les plus récentes (Ph D) porte sur le Sultan Moulay Ismaïl. Une autre a été consacrée au judaïsme marocain sur la base des archives de mahkama-s des cadis de Fès aux XIXe-XXe siècles et de fonds hébraïques constitués en partie de documents des tribunaux rabbiniques. Imaginez ce que cela signifie en termes de maîtrise des langues. Les auteurs de ces deux thèses interviendront d’ailleurs prochainement à l’Académie du Royaume. Pour en revenir à votre question, je dirais que si l’historien a non seulement le souci de l’approche strictement scientifique, mais aussi celui de l’élégance du style, c’est tant mieux. Une «narration» concomitamment menée, à la fois en toute logique quant à sa teneur et rédigée dans un style attrayant, ne peut que rendre le lecteur plus attentif et prédisposé au «récit» qu’il a sous les yeux ou qu’il entend. De mon point de vue, qu’il ait l’impression dans ces conditions de lire un «roman» est un «plus». Histoire et «littérature» auront, l’une et l’autre, gagné un lecteur assidu.Pour ce qui a trait à l’Université de manière plus spécifique, il serait inutile de rappeler que des Départements d’Histoire existent dans toutes les Facultés de lettres et de sciences humaines du pays. Toutes les périodes y sont étudiées. Des groupes de recherches et des laboratoires leur sont affiliés. L’Institut national de l’archéologie et du patrimoine (INSAP) et l’Institut universitaire de la recherche scientifique apportent eux aussi leur contribution en la matière.Il convient de rappeler à cet égard que l’Académie du Royaume porte, sous l’impulsion de son secrétaire perpétuel, le Professeur Abdeljalil Lahjomri, une attention particulière à l’histoire. Tous ceux qui suivent régulièrement les manifestations culturelles et scientifiques, les conférences et les sessions annuelles programmées sous son égide le savent. Le site web de l’Académie et ses publications sont fort significatifs dans le cas d’espèce. D’ailleurs, des groupes de doctorants relevant des différentes universités du pays sont régulièrement invités à ces manifestations.Ainsi que cela a été déjà annoncé, l’IRRHM entend conclure des partenariats et collaborer avec les instances scientifiques qui le souhaitent. Des contacts préliminaires ont du reste déjà été noués avec certaines d’entre elles et des chercheurs qui en relèvent. À ceux-ci, il a été proposé de s’associer à divers projets en cours d’étude ou dont la programmation a été finalisée. Qu’il me soit permis de leur réitérer publiquement mes remerciements pour leur disponibilité et leur enthousiasme.L’écriture de l’Histoire peut-elle, selon vous, être objective, menée suivant une démarche scientifique rigoureuse ? Ou au contraire, cette écriture demeure soumise à d’autres impératifs d’ordre politique ?
Dans les sciences humaines et sociales, comme dans d’autres domaines, la neutralité à laquelle les chercheurs sont tenus n’empêche pas, par moments et peut-être inévitablement, de légères pointes de «subjectivité» dans la formulation écrite ou orale du propos. Il appartient au lecteur «objectif», et ayant le sens du discernement, d’apprécier et de se faire sa propre opinion. Ceci étant et pour ce qui a trait à l’histoire, il convient de préciser, de mon point de vue, que tout dépend in fine du sens des responsabilités éthiques et professionnelles animant ceux et celles qui en font leur métier, du souci qu’ils ont de leur crédibilité parmi leurs pairs et leurs concitoyens, de l’esprit critique qui doit les animer et qui est le fondement même de leur discipline, et de leur attachement à leur indépendance. En tout cas, la problématique de l’objectivité est toujours soulevée lorsqu’il s’agit d’histoire, parfois sur la base de présupposés ambigus, partisans et anachroniques, et même sans réelle lecture de la production historiographique. Cela reflète en tout cas, bien que de façon indirecte, la conscience que ceux qui la posent ont de l’importance des enjeux d’ordre notamment culturel, idéologique, politique, diplomatique et autre liés aux «usages» du passé, même le plus lointain, voire immémorial, et ses interprétations et finalités au présent.Quant à d’éventuelles interférences d’ordre politique, je vous invite à lire les mémoires de licence et de master ainsi que les thèses de doctorat en histoire soutenues à Rabat et ailleurs pour vous faire une idée de la neutralité de la plupart des chercheurs et de l’approche scientifique qu’ils adoptent. C’est justement en raison de la rigueur de leurs travaux que des collègues marocains sont invités à participer à des colloques internationaux organisés par les universités les plus prestigieuses d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord, du Moyen-Orient et d’Asie. Certains d’entre eux y ont également enseigné.On constate de plus en plus que l’Histoire devient un enjeu politique (tension entre la France et l’Algérie, des puissances comme la Chine font référence fréquemment à leur histoire…). Pourquoi selon vous ?
L’histoire a souvent représenté un enjeu idéologique et politique. Il convient de relire à cet effet ce qu’en dit Abderrahmane Ibn Khaldoun. Les régimes totalitaires en imposent l’écriture et la lecture selon la «doxa» qu’ils jugent «bonne pour le peuple». D’ailleurs, même dans les pays à fort ancrage démocratique, des pans entiers du passé, y compris le plus lointain, ne sont pas non plus un long fleuve tranquille. Il serait fastidieux de chercher à donner ici les exemples que l’on peut citer. Tout aussi complexes sont actuellement «les guerres des mémoires» et leurs motivations idéologiques, culturelles, politiques, populistes, diplomatiques et autres.
Quel rôle peut donc jouer l’historien dans la prévention de la récupération politique de l’Histoire ?
À ceux qui s’évertuent à essayer de procéder à «la récupération» que vous mentionnez, il faudrait sans doute rappeler, ainsi que le prouvent d’innombrables expériences à travers le monde, que l’histoire soucieuse de vérité finit toujours par rattraper ceux qui s’efforcent de l’occulter, de la distordre, de l’écrire et de la présenter selon la mouture qui répond à leurs «agendas». L’histoire, et c’est une évidence qu’il n’est pas inutile de rappeler, a pour elle non seulement le temps long mais l’éternité.
Pour l’historien, notamment celui qui, tout en s’intéressant à la politique en tant que citoyen et intellectuel attentif à ce qui se passe dans son pays et à travers le monde, n’a pas d’affiliation partisane ou autre, ce serait s’octroyer le rôle de Don Quichotte que de mettre le doigt dans pareil engrenage. À mon sens, il serait sans doute plus productif et plus sage qu’il continue à se focaliser sur son métier, à s’acquitter de ses tâches de chercheur, à en publier les résultats, et à contribuer à la formation des jeunes en les encourageant à se former et à s’engager résolument sur la voie de la quête de l’excellence. C’est là une ambition d’autant plus légitime dans le Maroc d’aujourd’hui que le pays s’apprête à mettre en œuvre, sur la base d’un pacte national, un nouveau modèle de développement dont on espère des mesures structurelles radicales, une économie boostée dans un environnement international de plus en plus concurrentiel, et pour les universités et les instituts de recherches, un budget R&D conséquent offrant des conditions adéquates à tous ceux et celles qui, au Maroc ou depuis l’étranger, veulent mettre leurs potentialités scientifiques, leurs compétences et leur expertise au service de leur pays, maximalisant ainsi leur apport.-------------------------------
Biographie
À l’issue des travaux du Conseil des ministres du 28 juin dernier, Sa Majesté le Roi a nommé M. Mohammed Kenbib directeur de l’Institut Royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc. Professeur émérite de l’Université Mohammed V de Rabat et docteur d’État de l’Université Paris I-Sorbonne, il a été décoré par Sa Majesté le Roi Mohammed VI du Wissam de Chevalier de l’Ordre du Trône (2000). Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire contemporaine. Professeur-visiteur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris), il a également enseigné à Oxford en qualité de Senior Associate Professor et aux États-Unis en tant que Fulbright Scholar in Residence. Expert auprès de l’Académie du Royaume du Maroc (2015-2021), il est aussi membre de la commission pluridisciplinaire du Cinquantenaire de l’indépendance du Maroc (2004-2006) et membre du Conseil scientifique de l’Institut du monde arabe (RDV), Paris (depuis 2015). Il a aussi été consultant scientifique auprès du président du CNDH, 2011-2013 et conseiller culturel à l’ambassade du Maroc en France, 1997-2001. Il est auteur et co-auteur d’ouvrages et d’articles publiés au Maroc et à l’étranger.
Entretien réalisé par Hicham Oukerzaz