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Mohammed Kenbib : «Sous le protectorat, le Sultan demeurait le chef politique et spirituel de l’État marocain et le général Lyautey l’appelait “Sidna”»

Dans un entretien accordé au «Matin», Mohammed Kenbib, directeur de l’Institut Royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc, apporte un éclairage inédit sur la lutte glorieuse menée conjointement par S.M. Mohammed V et le peuple marocain pour le recouvrement de l’indépendance. L’historien revient ainsi sur cette période charnière de l’histoire du Maroc contemporain en soulignant l’engagement et le courage légendaire du père de la Nation. «Sidi Mohammed ben Youssef a engagé, de la fin des années 1940 au début des années 1950, un véritable duel avec la Résidence générale en s’opposant de manière résolue au projet de co-souveraineté que le général Alphonse Juin et son successeur Augustin Guillaume voulaient instaurer au Maroc à partir de 1947 avec l’appui de forces féodales et réactionnaires du pays. Dans un climat de vive tension, le Sultan a résisté à toutes les menaces. Il a finalement accepté la déposition et l’exil plutôt que de souscrire à la mise en place d’un régime anachronique pire que celui du protectorat». M. Kenbib relève par ailleurs la personnalité de ce héros de l’indépendance qui avait la stature d’un grand Chef d’État face aux Présidents les plus puissants de l’époque.

Mohammed Kenbib : «Sous le protectorat, le Sultan demeurait le chef politique et spirituel de l’État marocain et le général Lyautey l’appelait “Sidna”»

Le Matin : Le Maroc célèbre cette année le 66e anniversaire de l’indépendance. Quelle place occupe cet événement dans l’histoire contemporaine du Royaume ?
Mohammed Kenbib :
Le 18 novembre 1955 occupe dans notre histoire une place indissociable de celle du 20 août 1953, date de la «Révolution du Roi et du peuple», et du discours déterminant prononcé à Tanger (9 avril 1947) par Feu le Sultan Sidi Mohammed ben Youssef (Roi Mohammed V à partir de 1957). Le discours du Souverain sur l’esplanade de la Tour Hassan, deux jours après son retour d’exil, au milieu de masses en liesse et de la ferveur patriotique, marque le couronnement de plusieurs années de lutte menée pour arracher l’indépendance et mettre fin au joug étranger et à l’exploitation coloniale des ressources naturelles et humaines du pays.
La résistance armée des tribus à l’occupation étrangère a été âpre entre 1912 et 1934, aussi bien en zone française du protectorat qu’en zone espagnole. Des revendications politiques initialement modérées l’ont relayée sous l’impulsion des jeunes leaders nationalistes dans la phase réformiste de leur mouvement (1929-1937), puis par le Manifeste de l’Istiqlal rédigé avec l’aval du Sultan et présenté le 11 janvier 1944 à la Résidence générale, au gouvernement français et aux puissances signataires de la convention internationale d’Algésiras (1906). Les «tournants» décisifs de 1937 et 1944 ont été marqués par de grandes manifestations, notamment à Meknès, Rabat, Salé et d’autres villes, la répression, l’arrestation et l’emprisonnement, la mise en résidence surveillée et/ou l’exil de chefs nationalistes.
Comme toute commémoration, celle du 18 novembre est perçue comme faisant partie d’une épopée et contribue de ce fait à nourrir l’identité nationale. Elle représente un rappel solennel, voire rituel, des sacrifices consentis pendant des décennies pour accéder à une ère de liberté, au recouvrement de la pleine et entière souveraineté du pays et à son rôle dans le concert des nations.

Concernant précisément le statut juridique de «l’Empire chérifien», il est utile de rappeler que sous le protectorat, les dispositions de l’Acte général d’Algésiras restaient en vigueur, que le Sultan demeurait le chef politique et spirituel de l’État marocain, et que le puissant proconsul qu’était le général Lyautey l’appelait «Sidna» et se tenait légèrement en retrait du Souverain dans les cérémonies officielles. Pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales, c’est à l’appel du Sultan, lu du haut des chaires de mosquées, que les troupes marocaines ont combattu, en tant que telles et avec leurs fanions ornés d’un croissant et d’une étoile, aux côtés des Alliés. En outre, au lendemain du débarquement américain du 8 novembre 1942 sur le littoral atlantique marocain, le Président Franklin F. Roosevelt s’était adressé à Sidi Mohammed ben Youssef en sa qualité de Souverain du pays. Il l’a fait de manière plus ostensible à la Conférence d’Anfa en janvier 1943 devant le Premier ministre britannique Winston Churchill, le général de Gaulle et le général Giraud.
Voici d’ailleurs le message hautement significatif par lequel Sidi Mohmmed ben Youssef a répondu à celui que lui a adressé Roosevelt au lendemain du débarquement américain de novembre 1942 et du refus du Souverain de se replier sur Fès comme le lui demandait le résident général Noguès :
«Nous avons été heureux de recevoir le message par lequel vous nous exprimez votre amitié... Lorsque les chefs de vos armées nous eurent affirmé qu’ils venaient (ici) non en conquérants, mais en libérateurs… tous les habitants de ce pays les reçurent en amis.... (Les) principes chevaleresques et libéraux (de la grande nation américaine) nous sont connus… Nous avons déclaré au général major Patton que, tant que vos troupes respecteront notre prestige, notre territoire, notre religion et nos traditions, elles pourront être assurées de ne rencontrer qu’amitié et coopération. Les premiers contacts entre peuples… sont empreints d’hésitation…, mais une compréhension réciproque ne tarde pas à s’instaurer progressivement entre eux et est suivie d’estime et d’un effort de coopération mutuellement fructueux. Il en a été ainsi de la collaboration franco-marocaine. Nous sommes persuadés que des effets similaires naîtront du contact avec les États-Unis d’Amérique pour lesquels nous avons toujours eu la plus grande sympathie et avec lesquels nous avons depuis de longues années d’importantes relations commerciales».

Quels étaient les acteurs clés des pourparlers ayant abouti à l’indépendance du Maroc ?
L’historien, appelé à répondre de manière synthétique et concise à cette question, dirait que les véritables acteurs ont été d’abord le Sultan et le peuple. Voici, par exemple, ce que de Gaulle, à l’époque chef de la France libre et du Gouvernement provisoire de la République française, écrit à propos du Souverain marocain dans ses Mémoires de guerre, 1942-1944, et l’évocation de la Conférence d’Anfa : «Sous l’apparat officiel, je pris contact d’homme à homme avec le sultan Mohamed ben Youssef. Ce souverain, jeune, fier, personnel, ne cachait pas son ambition d’être à la tête de son pays vers le progrès et, un jour, vers l’indépendance… À le voir et à l’entendre… (on) le sentait capable de déployer beaucoup d’obstination à l’encontre de ceux qui voudraient s’y opposer…»
S’agissant du rôle du peuple, pour «documenter» le propos, s’il en était besoin, il y aurait lieu de citer la déclaration d’un grand avocat, Me Charles Legrand, défenseur des résistants devant les tribunaux militaires français, expulsé du Maroc pour ses prises de position, accueilli par des foules reconnaissantes et enthousiastes à l’aéroport d’Anfa à son retour à Casablanca après le recouvrement de l’indépendance. Me Legrand, cible auparavant d’une tentative d’assassinat organisée par des ultras français, avait affirmé en la circonstance sans circonlocutions d’aucune sorte :
«Ce ne sont ni les politiques, ni les penseurs, ni les savants en intrigues et en visites – ces forces nécessaires, mais abritées –, qui ont ramené Sidi Mohammed Ben Youssef sur son Trône et en ont fait Sa Majesté Mohammed V. Le restaurateur du Roi, c’est l’ouvrier, c’est le savetier, c’est le boulanger, c’est le fripier, c’est le marchand de menthe. Ce sont ces modestes qui, un jour, ont quitté leur travail et leurs familles et se sont voués au combat pour leur Patrie et pour leur Roi».
Ce grand pénaliste rapporte, entre autres, les propos, face aux juges français, de l’un des accusés au procès dit de La Main noire, Salah Rachidi, lors de sa comparution en juillet 1954 à Casablanca sous l’inculpation de «terrorisme» : «Mon meurtre avait un but politique : on avait chassé notre Sultan… Je fais du terrorisme comme vous en avez fait contre les nazis… Je serai condamné pour avoir tué un traître par ceux qui prêchent la défense de la liberté et de la démocratie». Dans l’évocation de la lutte pour l’indépendance, il est nécessaire d’insister aussi sur l’importance du rôle que les femmes ont tenu dans les manifestations de rue et la résistance. En tant que chercheur, je me dois de citer à cet effet les témoignages précis et émouvant de certaines d’entre elles, notamment à Casablanca, recueillis par l’anthropologue américaine Alison Baker, auteure de l’excellent ouvrage de référence intitulé «Voices of Resistance. Oral Histories of Moroccan Women», publié en 1998.

Quels sont les facteurs ayant poussé la France à reconnaître l’indépendance du Maroc ?
Au lieu de «qui ont poussé», l’historien dirait pour plus de précision «qui ont forcé», au Maroc comme ailleurs dans des colonies et des protectorats. L’un des exemples les plus flagrants en la matière est celui de l’Indochine. C’est en effet la débâcle subie par ses troupes à Diên Biên Phu (1954), face aux forces du général Giap, qui a obligé la France à se désengager du Vietnam et céder la place aux Américains. Ces derniers étaient soucieux, dans le contexte de la guerre froide, de «containment» du communisme en Asie, l’URSS et la Chine étant pourvoyeuses d’armes au Vietnam du Nord et au Vietminh. À celui-ci se sont ralliés, soit dit au passage, plusieurs goumiers et tirailleurs marocains déserteurs du corps expéditionnaire français. Certains d’entre eux ont épousé des Vietnamiennes et fondé des familles sur place.
Au Maroc, l’indépendance a été arrachée grâce à la lutte commune du Roi et du peuple, et à l’acceptation de toutes sortes de dures épreuves et de souffrances par les masses populaires et les leaders nationalistes les plus déterminés – lesquels ont d’ailleurs été les initiateurs en 1933 de la Fête du Trône. De son côté, Sidi Mohammed ben Youssef a engagé, de la fin des années 1940 au début des années 1950, un véritable duel avec la Résidence générale en s’opposant de manière résolue au projet de co-souveraineté que le général Alphonse Juin et son successeur Augustin Guillaume voulaient instaurer au Maroc à partir de 1947 avec l’appui de forces féodales et réactionnaires du pays. Dans un climat de vive tension, le Sultan a résisté à toutes les menaces. Il a finalement accepté la déposition et l’exil plutôt que de souscrire à la mise en place d’un régime anachronique pire que celui du protectorat – notamment au vu des profonds bouleversements provoqués par la Deuxième Guerre mondiale et de la dynamique générale de la marche inexorable des colonies et des protectorats vers l’indépendance.

En mars 1951, de Gaulle, qui n’était plus «aux affaires», exprima son point de vue sur «la question marocaine» et l’antagonisme irréductible opposant le Palais à la Résidence, en ces termes dans une lettre adressée au général Catroux, celui-là même que le gouvernement français allait charger en 1955 d’aller à Madagascar sonder le Sultan exilé en vue de son éventuel retour au Maroc : «L’affaire du Maroc a, comme toutes les affaires de la France, ceci de dramatique que dans la situation actuelle de l’État (en France) et la nullité de sa politique, il n’est pas possible de faire à Rabat quelque chose qui ne soit fâcheux… (Avec) ce qu’a fait Juin, on use de l’intimidation, sinon de la force, à l’égard d’un Souverain qui joue contre nous, et alors on se donne… l’apparence d’un proconsul réactionnaire… Avec un régime capable d’action, la question du Maroc devrait être reprise entièrement…»

Le retour de l’exil de Feu S.M. Mohammed V a été un événement historique marquant l’affranchissement du joug du colonialisme. En tant qu’historien, que vous inspire cet événement ?
Cet événement et les faits qui le sous-tendent s’inscrivent dans une épopée et des pages d’histoire dont les Marocains ne peuvent être que fiers. Le chercheur, tenu de rester objectif face à son objet d’étude, quelles que soient ses appréciations personnelles, se doit d’en faire le constat et, dans un souci de comparatisme, d’observer ce qui se passe ailleurs dans le monde en matière de commémorations.
Ce qui est remarquable dans le cas qui nous concerne ici, c’est la hauteur de vue de Feu Sidi Mohammed ben Youssef, son souci de ménager l’avenir, son absence d’aménité ou de rancune à l’égard de ceux qui ont comploté contre lui et l’ont exilé manu militari avec sa famille. Lors de son passage en France, de retour de Madagascar, il a adopté la politique de la main tendue. Dans une déclaration remise à la presse, il a ainsi soigneusement évité de rappeler les épreuves endurées depuis 1947 et surtout entre 1953 et octobre 1955. Dans un esprit chevaleresque, le Souverain, fait en 1945 Compagnon de la Libération par le général de Gaulle, a remercié, avant son retour triomphal à Rabat avec sa famille, «le gouvernement français pour son hospitalité» et salué «le libre peuple de France pour ses nombreuses marques de sympathie et la chaleur de son accueil».

À l’intention particulière des Marocains, le Sultan a ajouté : «Notre pensée de tous les instants, depuis les jours sombres où nous avons été amenés à quitter notre cher pays, reste avec notre peuple, le généreux peuple marocain. Notre devoir le plus impérieux à l’heure présente est de répondre à (son) appel. Notre premier message à la nation marocaine et à tous les habitants de l’Empire chérifien sera un message d’espérance, de sagesse et de réconciliation».
Au regard de l’historien, c’est dans la continuité d’une telle attitude, empreinte de noblesse, qu’en mars 2006 et sur cette même esplanade de la Tour Hassan où son grand-père avait annoncé le 18 novembre 1955 l’avènement d’une ère de liberté, que s’est située, en présence de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, la commémoration du Cinquantième anniversaire de l’indépendance du pays. Parmi les invités étrangers figuraient notamment le Premier ministre français Dominique de Villepin (natif de Rabat) et son homologue espagnol Jose Luis Rodriguez Zapatero, l’un et l’autre ont prononcé des allocutions. Le premier a fait état des «relations exceptionnelles d’amitié» entre la France et le Maroc, le second a parlé quant à lui de liens de «fraternité» entre Espagnols et Marocains (hermanos).

Quel rôle peuvent jouer les historiens et les intellectuels de manière générale pour que l’anniversaire de l’indépendance du Maroc ne soit pas réduit à son seul aspect festif ?
Pour ce qui est de l’histoire, il est essentiel de rappeler que cette discipline ne doit pas être conçue comme se réduisant à la simple énumération et à la mémorisation de dates et de faits. 
Ses fonctions vont bien au-delà d’un tel apprentissage. Outre l’analyse de l’évolution de périodes données sur la base d’événements et de faits, dans une optique pédagogique et didactique, elles intègrent aussi la dimension éveil, réflexion et esprit critique. Pareille approche s’applique aux commémorations. Leur célébration est, en tant que telle, une incitation, voire une exhortation, des citoyens, et les jeunes au premier chef, à méditer au présent, en tenant compte des contingences de son contexte national, régional et mondial, ce qu’on appelle communément «les leçons du passé». 

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