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«Pour des raisons idéologiques et stratégiques, l’Espagne ne veut pas d’un voisin sud fort»

La crise diplomatique entre Rabat et Madrid n’est pas près de se dénouer. L’attitude arrogante de l’Espagne et ses manœuvres visant à détourner l’attention de la véritable cause du malaise – l’accueil du terroriste et séparatiste Brahim Ghali en catimini – ne favorisent pas une issue favorable. Dans un entretien accordé au «Matin», Mohamed Badine El Yattioui, professeur des relations internationales à l’Université américaine des Émirats arabes unis, analyse les enjeux de cette crise, son évolution possible, le rôle de l’UE et ses éventuelles répercussions sur les deux pays.

«Pour des raisons idéologiques et stratégiques, l’Espagne ne veut pas d’un voisin sud fort»

Le Matin : Les tensions entre le Maroc et l’Espagne perdurent encore. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
Mohamed Badine El Yattioui :
Comme tout le monde le sait, ces tensions ont démarré avec l’entrée illégale sur le territoire espagnole de Brahim Ghali, le chef des séparatistes. Ce qui a causé, de façon tout à fait logique, la colère du Maroc. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment l’Espagne et le gouvernement espagnol principalement et certains hommes politiques ont cherché, finalement, à minimiser cette entrée, alors qu’au départ, elle avait été cachée. Et si elle a été cachée c’est qu’il y avait des raisons de la cacher au Maroc. Devant l’ampleur de ce scandale, puisqu’il y a des citoyens espagnols qui ont déposé des plaintes contre Brahim Ghali, le gouvernement espagnol, au lieu de reconnaître son erreur et de dire finalement que le ministère des Affaires étrangères avait mal géré les choses et qu’il aurait dû avertir son voisin et partenaire marocain, a persisté dans le déni en choisissant la fuite en avant. Et puis, comble de la cacophonie, on a vu le Chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez qui essayait de calmer les choses en disant que le Maroc n’a pas de meilleurs amis au sein de l’Union européenne que l’Espagne et le même jour la première vice-présidente du gouvernement, Carmen Calvo, qui a dit que le Maroc n’est pas un bon voisin. Et ce suite à ce qui s’est passé dans le préside occupé de Sebta. Donc, on peut voir que les Espagnols ont compliqué la crise et que finalement ils ne savent pas comment s’en sortir. Après le déni au départ, il y a eu la volonté de minimiser la gravité de l’incident et puis finalement le fait d’essayer de «faire porter le chapeau au Maroc». 

Le Maroc insiste sur le fait que le fond du problème dans l’affaire Ghali est surtout une question de confiance brisée entre les deux partenaires, le Maroc et l’Espagne. Qu’en pensez-vous ?
Du fait de la sortie de Ghali du territoire espagnol sans inculpation, le Maroc se voit contraint d’envisager plus que sérieusement les relations diplomatiques avec son voisin. La confiance avec le gouvernement actuel est sérieusement entamée. Le Maroc a raison d’insister sur ce point puisque quand on est voisins et surtout partenaires sur tout un tas de sujets économiques, commerciaux, culturels, politiques, sécuritaires… la confiance est la base de toute relation diplomatique. Face au manque de volonté de l’Espagne de reconnaître sa faute qui est à la fois morale et diplomatique, il est tout à fait compréhensible que le Maroc ne veuille pas céder là-dessus et veuille que l’Espagne fasse le premier pas.

Selon vous, que faudrait-il faire, de part et d’autre, pour un retour à la normalisation des relations entre les deux voisins ?
L’Espagne aurait dû faire un geste pour au moins inculper Brahim Ghali et ensuite s’excuser de l’avoir accueilli en catimini. Mais on ne tend pas vers ce genre de scénarios, puisque Madrid s’obstine et essaie de détourner l’attention du vrai problème en parlant de provocation marocaine sur la question migratoire. D’un autre côté, on a aussi la justice espagnole qui est restée vague sur le sort à réserver à M. Ghali qui a en fin de compte quitté le territoire espagnol sans inculpation.  En ce qui concerne le Maroc, il a fait preuve de bonne volonté. Il a toujours été un partenaire loyal et honnête vis-à-vis de l’Espagne à tous les niveaux. Je pense aussi que le Maroc cherche à affirmer son bon droit sur son Sahara. Depuis la déclaration américaine, la donne a changé parce que Donald Trump et Joe Biden sont sur cette ligne pro-marocaine. Chose qui dérange beaucoup l’Espagne. Je pense qu’on est arrivé à un nouveau chapitre des relations entre le Maroc et l’Espagne et pour Rabat, il n’est plus admis de  subir une quelconque pression de Madrid. Rabat veut, à juste titre, une relation équilibrée, mutuellement bénéfique et d’égal à égal.

Ne pensez-vous pas que l’Union européenne est également touchée par cette crise entre les deux pays voisins ?
L’Union européenne n’est pas touchée pour le moment, même si l’Espagne essaye d’européaniser la crise. Malheureusement pour elle, elle n’y arrive pas, même si le commissaire européen chargé des migrations, Margaritis Schinas, a cherché au départ, lui aussi, à inculper le Maroc. Mais on se rend compte qu’il s’agit plutôt d’une crise bilatérale et que les autres pays européens connaissent le rôle et la valeur des engagements du Maroc sur un tas de questions, notamment le dossier migratoire. Donc l’Union européenne, pour le moment, n’est pas affectée par cette crise, même si c’est ce que recherche l’Espagne pour avoir une sorte d’unité européenne derrière elle contre le Maroc qui n’en est pas membre.

L’UE n’a-t-elle donc pas un rôle à jouer à ce niveau ? SI oui, de quelle nature ?
Oui, peut-être qu’elle devra jouer un rôle de médiation. Or maintenant, le problème structurel de l’Union européenne, c’est l’absence de politique étrangère, même si les mécanismes et les fonctions ont été créées, notamment avec un haut représentant à la politique étrangère. Peut-être que la présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, pourrait jouer ce rôle. Cependant, on se rend compte que l’absence de vision européenne et de politique étrangère commune se fait ressentir concernant ce genre de dossiers et que finalement seules les politiques étrangères nationales comptent. À moins que certains pays, dans les prochains jours, appuient l’Espagne via leurs chancelleries, mais cela me semble improbable. Donc je ne vois pas comment l’Union européenne pourrait jouer un rôle vraiment important dans cette crise.

Cette crise a également un coût économique. Est-ce que le Maroc et l’Espagne sont prêts à l’assumer ? 
Le Maroc et l’Espagne ont un partenariat économique très important. L’Espagne est le troisième investisseur au Royaume, c’est le premier partenaire commercial… Il y a des contrats qui régissent les investissements et principalement les échanges commerciaux et qui sont des contrats de droit privé. Donc les contrats qui ont été signés il y a plusieurs années vont continuer à être exécutés. Les unités de production installées au Maroc vont être également maintenues. Mais la question se pose pour l’avenir. Est-ce que l’Espagne va continuer à être le troisième investisseur si jamais on arrive à une rupture des relations diplomatiques ou même après cette crise ? Cela reste à voir. Puis, en ce qui concerne les partenariats commerciaux, l’Espagne, premier partenaire du Maroc, aura forcément à perdre si on arrive à une rupture des relations diplomatiques à l’avenir. Car peut être que le Maroc se tournera, en toute logique, vers d’autres fournisseurs. En effet, avec l’Union européenne en général, et l’Espagne en particulier, la balance commerciale marocaine est déficitaire. Le Maroc achète beaucoup plus qu’il ne vend à ces pays (sauf pour l’agriculture). Donc se posera peut-être la question pour le Maroc de se tourner vers d’autres fournisseurs concernant toute une gamme de produits.

Quels enseignements tirer des répercussions de cette crise diplomatique ?
En fait, la donne a changé et la reconnaissance de la marocanité du Sahara par l’Administration US a complètement bouleversé la géopolitique régionale. Cela a permis au Maroc d’avoir une position beaucoup plus offensive sur cette question purement artificielle qui dure depuis 45 ans.  Le Maroc a compris que s’il était offensif, s’il avait une diplomatie bien organisée et structurée, comme c’est le cas actuellement avec le ministre des Affaires étrangères Nasser Bourita, il pourrait obtenir des résultats meilleurs et surtout tout faire pour que les pays, notamment ceux de l’Union européenne, et pas seulement, reconnaissent la marocanité du Sahara. Dans le cas espagnol, et c’est l’une des leçons de cette crise diplomatique, c’est de voir que le gouvernement espagnol joue sur plusieurs tableaux.  On a, d’un côté, une gauche espagnole qui, d’une certaine manière, a une sorte d’amitié pour un pseudo peuple sahraoui qui n’existe pas et voudrait donc l’aider à créer une entité séparatiste, même si elle ne le dit jamais officiellement, à part Podemos. Le Parti travailliste ouvrier espagnol est plus pragmatique sur cette question. De l’autre côté, on a une droite espagnole qui ne veut pas que le Maroc ait une reconnaissance pleine et entière de la part des Nations unies ou des États-Unis sur son Sahara puisqu’ils savent que l’étape suivante consistera à remettre sur le tapis la question des présides occupées de Sebta et de Mellilia.  Donc il y a chez les Espagnols de la droite comme de la gauche une certaine appréhension d’un voisin sud fort, liée à des raisons idéologiques ou stratégiques. 

En conséquence, la stratégie espagnole consiste à enliser ce dossier et à laisser le Maroc embourbé dans les sables mouvants du Sahara pour l’empêcher de réclamer les présides occupées et aussi de le bloquer dans son développement.  Ainsi, l’on peut voir que l’une des leçons de la crise diplomatique actuelle, c’est que le Maroc a tout intérêt à maintenir une diplomatie offensive. Ce sera le seul moyen pour lui, à court, moyen et long termes, de s’affirmer comme un pays important sur la scène internationale, puisqu’il est déjà important sur la scène africaine et arabe. Puis, c’est tout aussi important, il faut mener une politique de développement pour l’ensemble de sa population. La force extérieure d’une nation est le fruit également de sa cohésion et de sa solidité intérieures. 

Propos recueillis par Brahim Mokhliss

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