● En vertu de cette résolution, le CS réitère ses préoccupations par rapport à la situation au Mali, particulièrement dans le Nord.
● L’idée est donc de confier à la CEDEAO le soin de sécuriser la zone, sous mandat des Nations unies, de travailler en parallèle dans le cadre de l’Union européenne à la reconstitution d’un État malien.
● De fait, l’aire historique du peuplement touareg dépasse le Nord-Mali et déborde sur le territoire des États voisins, dont le Sahara algérien.
● Si le principe de l’envoi d’une force de la CEDEAO au Nord-Mali est acquis après la résolution des Nations unies qui vient d’être votée par le Conseil de sécurité, les délais prévus s’allongent. Alors qu’il était initialement prévu d’aller vite et de se déployer au printemps 2013, il est plutôt question désormais du second semestre 2013.
«Nous entrons dans une profonde période d’instabilité… avec une “certitude” : nous n’en avons pas fini avec les questions militaires et géopolitiques. Max Weber rappelait avec ironie que les collectivités politiques ne pouvaient descendre du train de l’Histoire comme on interpelle le cocher pour descendre d’une voiture.» C’est par cette phrase lourde de sens que Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, professeur agrégé d’histoire et géographie et chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis), membre de l’Institut Thomas More, nous rappelle que nous entrons dans une nouvelle phase de l‘histoire de la région sahélienne où les territoires ethniques se heurtent à l’existence des frontières telle que définies par la conférence de Berlin.
Une histoire qui s’accélère, puisque c’est le 21 décembre 2012, que le Président François Hollande annonce à Tlemcen, où il poursuit sa visite officielle, l’adoption par le Conseil de sécurité de la résolution 2085, autorisant le déploiement d’une force africaine au Mali. Parallèlement à ce déploiement, le Conseil de sécurité a rappelé la nécessité de progresser sur le volet politique, pour la mise en place d’un processus de dialogue et de réconciliation inter-maliens, et d’une feuille de route pour la transition qui passe par le rétablissement de l’ordre constitutionnel et de l’unité nationale, en tenant dans des conditions pacifiques des élections présidentielles et législatives crédibles et sans exclusive d’ici à avril 2013. Cette approche «globale» a été saluée par les États-Unis. Le porte-parole adjoint du département d’État, Patrick Ventrell, l’a souligné dans un communiqué qui rappelle que «cette résolution prévoit un cadre pour traiter les quatre défis principaux du Mali : rétablir la démocratie, trouver une solution négociée aux revendications politiques des groupes du Nord malien qui rejettent le terrorisme et acceptent l’intégrité territoriale du Mali, restaurer l’intégrité territoriale du Mali en réduisant la menace posée par les organisations terroristes». Si l’Union européenne s’est engagée à apporter son aide en termes financier et de formation militaire, si un fonds d’affectation spéciale est créé en marge d’une conférence des donateurs, l’apport financier américain sera «conformes aux lois et règlements américains», en d’autres termes, devrait être validé par le Congrès.
Avec l’adoption de la résolution 2085 et le déploiement d’une force africaine au Mali, nous assistons à une nouvelle phase de l’histoire marquée, comme le dit encore Jean-Sylvestre Montgrenier, par l’émergence «des forces profondes qui travaillent ces espaces comme l’ensemble de la région». Le décryptage qu’il nous livre en tant qu’historien et géographe tient compte de la longue durée où il est, dit-il, «important de bien conserver à l’esprit que l’ensemble Sahara-Sahel est un espace réticulé et fluide, parcouru de multiples flux». Que signifie dès lors la dislocation du Mali dans cet espace qui intègre tous les pays de la région : Algérie, Niger, Burkina Faso, Mauritanie ? La réponse de cet expert est on ne peut plus claire : on peut redouter, dit-il, au plan géopolitique que le dessous prenne le dessus, du fait d’un décalage de plus en plus criant entre instances, entre appareils d’État et substances c’est-à-dire les réalités ethnoculturelles… nombre de gouvernements de la CEDEAO redoutent une telle perspective. En Afrique, certaines des frontières héritées de la période coloniale ont déjà été remises en cause avec la sécession de l’Érythrée, l’indépendance du Soudan du Sud. Diverses régions sont en proie à des processus d’anomie à l’est du Congo et dans l’Afrique des Grands Lacs, la Somalie et la Corne de l’Afrique… Ce n’est pas une simple question théorique. Quelle est dès lors la position de la Libye, de l’Algérie ?
Entretien avec Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, professeur agrégé d’histoire et de géographie
Le Matin : Dans une table ronde réalisée récemment par les journalistes de TV5, plusieurs participants ont fait état de la situation chaotique que connait actuellement le Mali en soulignant que cette situation n’était pas le seul fait du Mali, mais de la région sahélienne tout entière. Comment expliquer cette crise sahélienne ?
Jean-Sylvestre Mongrenier : Sur le plan des causalités, nous pourrions invoquer de multiples facteurs explicatifs, qu’il s’agisse des rapports entre majorités et minorités au sein d’États à cheval sur la zone Sahara-Sahel d’une part, nigéro-soudanienne d’autre part, des données ethnoculturelles, des modes de vie nomade et sédentaire, la biogéographie et les contraintes inhérentes aux milieux de vie considérés extrêmement arides et la fragilité des situations alimentaires… Tout cela interagit et doit être pris en compte, mais il faut prendre garde aussi à ne pas se perdre dans l’inventaire du réel. Au point de vue de la longue durée, il semble surtout important de bien conserver à l’esprit que l’ensemble Sahara-Sahel est un espace réticulé et fluide, parcouru de multiples flux. Cet ensemble géographique n’était pas réparti entre des territoires stricto sensu, c’est-à-dire des surfaces homogénéisées par des États et délimitées par des frontières linéaires. Au temps où la France exerçait sa souveraineté sur ces vastes espaces, les axes de transhumance et les flux transsahariens n’étaient pas remis en cause – les «territoires-itinéraires» étaient préservés –, mais la décolonisation et la transformation des limites administratives internes à l’Empire français en frontières internationales ont bouleversé la donne géopolitique.
Les «États-Unis du Sahara»…
Le Mali peut-il régler à lui seul cette situation, alors que l’on affirme que la question malienne traverse tout l’arc sahélien qui va de la Mauritanie à la Somalie ?
À l’évidence non. Cela relève du simple constat. Bamako se trouve à plus d’un millier de kilomètres de Tombouctou et ceux qui prétendent diriger le Mali sont surtout absorbés par les rivalités et les jeux de pouvoir dans la capitale et le sud du pays. C’est là une constante dans les dernières décennies et les accords fondés sur le principe d’autonomie qui ont pu être signés, entre deux soulèvements touaregs, sont restés lettre morte. Présentement, le cadre mis en avant pour apporter des réponses à la situation du Nord-Mali – un territoire plus vaste que la France, dont l’indépendance a été proclamée par le MNLA, le 6 avril 2012 – est la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest). Pourtant, cette organisation subrégionale regroupe exclusivement des pays d’Afrique de l’Ouest et ne constitue donc pas une instance de négociation incluant toutes les parties prenantes de cette question géopolitique. Au vrai, il n’existe pas de système de coopération multiétatique adéquat, sur le plan géographique comme sur le plan politique, pour une telle négociation d’ensemble. L’Union africaine (UA) est trop vaste et insuffisamment structurée ; la CEDEAO est trop étroite et certainement plus fragile qu’on ne le souhaiterait. L’Union du Maghreb arabe (UMA) n’inclut pas les pays du Sahel et elle est dénuée de substance par ailleurs. L’idée est donc de confier le soin à la CEDEAO de sécuriser la zone, sous mandat des Nations unies, de travailler en parallèle dans le cadre de l’Union européenne à la reconstitution d’un État malien et de négocier en bilatéral avec les gouvernements nord-africains sur la réserve quant au bien-fondé d’une opération internationale dans la zone, comme en témoigne la position de l’Algérie, mais aussi de la Mauritanie, afin de lever les obstacles. C’est une cote mal taillée, mais pourrait-il en être autrement ? Conduire une telle manœuvre d’ensemble et gérer les multiples déséquilibres régionaux requièrent une direction politique ferme, une claire vision de l’état final à atteindre, suffisamment d’énergie et de ressources pour rassembler les bonnes volontés. En bref, une «grande stratégie» articulée sur les réalités politiques et non point un volontarisme teinté de constructivisme.
Les événements de 2011 et 2012 en Libye expliqueraient en partie cette situation, avec notamment le retour des Touaregs qui servaient Kadhafi. Quelle était la stratégie de ce dernier dans la région ?
De fait, le retour des éléments touaregs employés comme mercenaires en Libye, avec armes et bagages au propre comme au figuré, a précipité les choses, mais il s’agit là d’une cause immédiate, comme l’on disait autrefois. Les retombées pouvaient difficilement être évitées, sauf à prétendre maintenir un statu quo n’existant plus sur le terrain libyen. La politique de Kadhafi était plus déclaratoire et rhétorique que fondée sur une «grande stratégie» guidée par des objectifs clairs et cohérents dans la durée, à portée de l’État libyen. Le «guide» est passé du nassérisme et du panarabisme au panafricanisme, après avoir cherché à promouvoir les «États-Unis du Sahara». C’est dans une telle perspective qu’il a un temps apporté son soutien au «polisario», mais l’État algérien s’est interposé et ses dirigeants voyaient d’un mauvais œil la possible remise en cause des frontières induite par l’idée d’«États-Unis du Sahara».
Les revendications de Kadhafi sur la bande d’Aouzou, au détriment du Tchad, se sont aussi heurtées à l’État tchadien et à l’appui apporté par la France à N’Djamena pour contrecarrer ses visées, à la fin des années 1970 et dans la décennie suivante. Au total, la politique extérieure de Kadhafi s’est révélée très erratique, voire égotique. Si Kadhafi a fait preuve de réalisme, c’est dans la manipulation des équilibres internes à la Libye, avec pour unique objectif la conservation de son pouvoir personnel.
Le premier ministre libyen vient de demander la tenue d’une réunion des pays sahéliens pour, dit-il, lutter contre le terrorisme ; quel peut être aujourd’hui le rôle d’un pays comme la Libye qui a fermé ses frontières avec ses voisins ?
Démographiquement et politiquement, la Libye est un pays centré sur ses rivages méditerranéens et, via ses exportations, principalement vers l’Europe. On sait qu’il doit affronter de graves problèmes internes – avec de multiples forces centrifuges, une situation passablement désordonnée et de multiples milices qui restent à désarmer. La guerre de 2011 a mis en évidence la polarité entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, tandis que le Fezzan est tourné vers l’ensemble Sahara-Sahel. La priorité doit aller à la réorganisation de cet ensemble politique, constitué à l’époque coloniale par l’Italie, après en avoir écarté l’Empire ottoman. Cela semble être le préalable logique à un rôle plus actif de Tripoli dans le Sud saharien, mais il est vrai que ces différents défis se posent en même temps et doivent donc être relevés. D’un point de vue européen, soutenir la restructuration de la Libye serait aussi une contribution indirecte et de longue portée à la stabilisation de la zone Sahara-Sahel. L’effort européen et occidental doit être continu et inscrit dans la durée. Il faut y conduire une politique d’engagement.
Enchevêtrements géopolitiques et position de l’Algérie
Le Mali partage 1 300 km de frontière avec l’Algérie ; ce pays ne veut pas de désintégration du Mali et l’indépendance de l’Azawad constituerait pour lui un précédent dangereux, d’où la position de la diplomatie algérienne qui rappelle le principe de «l’intangibilité des frontières». L’Algérie peut-elle dépasser ces forces profondes qui réémergent actuellement ?
L’Algérie considère ces espaces sud-sahariens comme une sorte de glacis en avant de ses frontières, vis-à-vis des problématiques de l’Afrique subsaharienne. De fait, l’aire historique du peuplement touareg dépasse le Nord-Mali et déborde sur le territoire des États voisins, dont le Sahara algérien. Aussi, Alger est-il hostile à l’idée même de l’Azawad comme État indépendant. Sur un plan plus général, le discours de l’Algérie a toujours été en faveur de l’indépendance dans le cadre des frontières héritées de la décolonisation et l’on sait la position algérienne sur la question du Sahara. En repoussant le GSPC (le Groupe salafiste pour la prédication et le combat) aux confins sud de l’Algérie, à l’issue de la guerre civile entre militaires et islamistes au cours des années 1990, le pouvoir algérien a exporté une partie de ses problèmes géopolitiques internes dans ces espaces, car il faut rappeler que le GSPC est à l’origine d’Al-Qaida au Maghreb islamique et, via différentes connexions, dispose de certains leviers d’action. Par ailleurs, la diplomatie algérienne a des relations plus ou moins étroites avec les différents mouvements touaregs et se pose en intermédiaire entre ceux-là et Bamako. À plusieurs reprises, cette diplomatie a joué les bons offices tout en ayant accueilli nombre de Touaregs repoussés plus au nord par l’armée malienne et la situation alimentaire au Sahel. Ainsi, l’actuel chef d’Ansar Dine est-il un Touareg du Mali qui a grandi à Tamanrasset avant d’être l’un des chefs de l’insurrection des années 1990. Alger, on le voit, dispose donc de cartes dans la région et se veut incontournable. La diplomatie américaine considère que l’Algérie est au centre de la solution, comme l’a souligné la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton.
Le ministre algérien, Abdelkader Messahel, a déclaré récemment à RFI qu’il fallait faire la démarcation entre les groupes armés du Nord qui se sont rebellés depuis les années 60 et le terrorisme. L’occasion est venue, dit-il, pour que ces groupes au nord du Mali se distinguent du terrorisme et du crime organisé. La tâche sera-t-elle aisée ?
Pour reprendre les concepts du juriste allemand Carl Schmitt, il s’agirait d’opérer une distinction entre le «partisan tellurique» qui inscrit son combat dans un cadre géographique précis, avec des objectifs politiques bien délimités, et le partisan global déraciné, tendu vers l’illimité : d’un côté, les forces du MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawad) et leur revendication d’un État touareg indépendant ; de l’autre les djihadistes d’Al-Qaida luttant pour un fantasmagorique grand califat «de Boukhara à Poitiers».
Des négociations seraient possibles avec les premiers, alors qu’avec les seconds, le caractère global et illimité de leur combat interdirait toute voie négociée et recherche d’un compromis. Vu d’Europe, où l’on redoute un «nouvel Afghanistan» au cœur du Sahara, ce sont les seconds que l’on redoute le plus et que l’on voudrait déloger. Et il est justifié de redouter un tel scénario, celui d’«un nouvel Afghanistan», car si les représentations géopolitiques islamo-terroristes peuvent difficilement déboucher sur une forme d’ordre politique positif, c’est-à-dire inscrit dans les faits, leur pouvoir de mobilisation et de nuisance est avéré. Sur le terrain, et face à l’arc politique islamo-touareg, il faudrait donc pouvoir faire le «Who’s Who» et chercher à dissocier ces forces entremêlées, c’est ce que les puissances occidentales cherchent à faire en Afghanistan. Idéalement, négocier avec le MNLA, détacher Ansar Dine (les «partisans de la foi») d’AQMI et lutter contre ce surgeon d’Al-Qaida.
Le problème est que l’on a très vite vu s’affirmer avec Ansar Dine une force tout à la fois islamiste et touarègue et cette force a démontré sa capacité d’action, au point d’éclipser le MNLA sur lequel d’aucuns comptaient pour mener la lutter contre AQMI. Plus généralement, la zone est marquée par l’affirmation d’une sorte d’«islamisme mafieux» et de diverses formes hybrides tenant tout à la fois du politique, du religieux idéologisé et du crime organisé. La tâche n’est donc pas aisée, mais il faut s’y atteler. L’islam politique n’est pas un monolithe sans failles, dans la zone Sahel-Sahara comme dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient.
Laisser le temps à la négociation
Le principe de l’envoi d’une force armée de quelque 3 300 hommes venus des pays de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), soutenue par l’ONU et recevant l’appui logistique de pays occidentaux comme la France et les États-Unis, est acquis. Il reste que cette intervention étrangère ne fait pas l’unanimité parmi les Maliens qui savent quand commence une guerre, mais jamais quand elle finit. Cette attitude pourrait-elle expliquer les derniers événements de Bamako avec le changement de gouvernement et de premier ministre ?
Pour dire le vrai, on éprouve quelque difficulté à interpréter le cours des événements à Bamako. À l’évidence, l’État malien n’est que très faiblement institutionnalisé et le centre de gravité du pouvoir n’est pas fixé en un lieu institutionnel, un groupe ou un homme. Nous ne sommes certainement pas au bout de nos surprises et la question touarègue ouvre sur la question malienne. Si le principe de l’envoi d’une force de la CEDEAO au Nord-Mali est acquis après la résolution des Nations unies qui vient d’être votée par le Conseil de sécurité, les délais prévus s’allongent. Alors qu’il était initialement prévu d’aller vite et de se déployer au printemps 2013, il est plutôt question désormais du second semestre 2013. Très allante dans cette affaire, la diplomatie française doit tenir compte tout à la fois de l’incertaine situation politique à Bamako, de l’impréparation de la CEDEAO dont certains gouvernements pourraient se révéler velléitaires, de l’hostilité d’États voisins comme l’Algérie et la Mauritanie, ou encore des réserves des alliés de la France. La mission décidée dans le cadre de l’UE est de portée limitée – aider le Mali à reconstituer une force militaire – et elle s’inscrit dans une logique de «state-building». Tout cela laisse du temps à la négociation, aussi bien à Bamako qu’au Nord-Mali et avec les États de la région. En d’autres temps, le choix d’un multilatéralisme affiché aurait peut-être été la couverture d’opérations unilatérales, sur la base de «forces spéciales», mais nous ne sommes pas sur ce portage, apparemment. À Paris, on redoute le «cavalier seul» et l’idée n’est pas de forcer le cours des choses. Sans doute à raison ?
Les Touaregs, par le biais de l’Azawad, demandent le droit de s’autodéterminer. Au regard de l’histoire, cette demande est-elle «recevable» ?
L’histoire est toujours multiple et sujette à différentes interprétations, plus encore si on l’envisage dans ses différentes temporalités, comme en attestent les travaux de Fernand Braudel sur la Méditerranée et le déploiement d’une «économie-monde». Si l’on considère la question sur les temps longs, il doit être rappelé que les Touaregs nous renvoient au peuplement originel du Sahara, du Maghreb et de l’Afrique du Nord. Pour faire simple, ce sont des Berbères nomades ou nomadisés, les peuples libyco-berbères étant désignés dans l’Antiquité sous diverses appellations (Gétules chez Strabon, Garamantes chez Hérodote, «Barbares» dans les textes romains). L’antériorité historique, la profondeur de ces racines longues-vivantes et la continuité des mémoires sont assurément source de légitimité. Ce puissant passé nourrit un sentiment de fierté et il est invoqué pour justifier les revendications politiques contemporaines. Cela dit, la doctrine du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes relève de la modernité politique et une telle revendication ne peut reposer uniquement sur des arguments historiques. Les opposants à cette revendication ont tôt fait de souligner que les Touaregs ne sont pas les héritiers d’une forte et ancienne tradition étatique et qu’il y a même opposition entre la notion d’État et le phénomène nomade.
Enfin, un État touareg est difficile à envisager en raison de l’hostilité des États du pourtour à une telle solution politique, mais aussi du manque de masse critique et d’unité du côté des Touaregs. Au Nord-Mali même, les Touaregs sont en situation minoritaire et l’on a vu les divisions qui les parcourent. Tribus, clans et sous-clans semblent avoir plus de substance politique que la notion de peuple, sinon par réaction à un tiers, réaction à l’encontre de l’État malien et ses forces armées.
L’occasion n’est-elle pas venue aussi pour que le gouvernement de Bamako prenne en compte ces revendications dans le cadre d’une autonomie régionale, notamment après les déclarations des représentants d’Ansar Dine et de la rébellion touaregue du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui se sont engagés à «s’abstenir de toute action susceptible d’engendrer des situations de confrontation et toute forme d’hostilité dans les zones qui sont sous leur contrôle, et tout mettre en œuvre pour y faire respecter cet engagement» ?
Cela relèverait plus de la nécessité que de l’opportunité. Une solution d’autonomie dans le cadre du Mali serait effectivement souhaitable, mais une fédération, au sens générique du terme, se fonde sur des forces centripètes et non sur des forces centrifuges. L’échec des précédents accords d’autonomie s’explique par l’absence de facteurs porteurs sur lesquels s’appuyer, non pas du fait d’un malentendu, d’un manque de «dialogue» ou d’une malchance répétée. L’État malien est marqué par un fort dualisme interne et manque de cohérence géopolitique, ce qui limite les possibilités de refondation sur de nouvelles bases. Quand bien même la force des choses pousserait Bamako à faire des concessions et à accorder l’autonomie politique à la partie nord du territoire, cette même «force des choses» continuerait très probablement de jouer dans le sens de liens toujours plus distendus, avec des conflits en retour. C’est une faute politique que de croire que, avec un peu de bonne volonté, une solution médiane tout à la fois satisfaisante pour la raison et les intérêts bien compris de chaque partie serait toujours disponible. Certains conflits peuvent être réglés à un moment donné, d’autres doivent être gérés, canalisés et contenus, tant bien que mal.
Les solutions idéales sont rarement praticables. Une intervention de la CEDEAO permettrait-elle de régler ce conflit en profondeur ? À Alger ou en Mauritanie, on redoute un «ensablement» dans l’impuissance, voire des exactions contre les populations nomades du Nord-Mali, Maures et Touaregs, des répercussions dans toute la région et d’une possible extension du chaos.
Qu’en est-il des Touaregs algériens ? Y a-t-il lieu de craindre un «Kurdistan» dans la région ?
Comme je l’ai indiqué, Alger dispose d’un certain nombre de moyens d’influence vis-à-vis des Touaregs et de leviers d’action dans la zone. La diplomatie algérienne joue les intermédiaires et, en cas de déploiement de la CEDEAO, pourrait se poser en parrain et protecteur de ces populations vis-vis de troupes issues d’Afrique subsaharienne. Simultanément, Alger se défie des revendications d’indépendance de la part des Touaregs et de l’impact qu’elles pourraient avoir dans leur partie du Sahara. Tamanrasset et le massif du Hoggar comptent des populations touarègues, on compte environ 20 000 Touaregs en Algérie, dont l’importance a été renforcée par l’arrivée de Touaregs du Mali et du Niger, au fil des conflits avec les appareils d’État de ces pays. Aussi, les frontières avec le Mali sont-elles étroitement surveillées et la présence militaire algérienne a-t-elle été renforcée sur ces confins sahariens. Par ailleurs, la criminalité, les divers trafics de la zone (carburant, armes, etc.) et la corruption rendent poreuses les frontières algéro-maliennes. Pourtant, le parallèle avec les régions de peuplement kurde au Moyen-Orient a ses limites. Les ordres de grandeur au plan démographique ne sont pas les mêmes, on compte 30 millions de Kurdes à cheval sur cinq États pour 2 à 3 millions de Touaregs au total. D’autre part, la question kurde se pose dans une région particulièrement fragile et névralgique, sous la menace d’une possible guerre sectaire entre chiites et sunnites, avec en toile de fond la guerre en Syrie et la crise nucléaire iranienne. Le Moyen-Orient polarise l’attention de la «communauté internationale» qui s’y divise. Il n’en est pas de même pour la zone Sahara-Sahel. Alger a démarché la Russie et la Chine pour que ces deux pays s’opposent à une nouvelle résolution du Conseil de sécurité sur le Nord-Mali, mais n’y est pas parvenu.
Fin de l’ère post coloniale et remises en cause des frontières ?
Entre instances et substances…
Dans un de vos articles consacré aux perspectives géopolitiques des Touaregs et tout en évoquant le risque des enchaînements de causes et de conséquences vous avancez l’idée que «la dislocation du Mali signifie la fin de l’ordre post colonial en Afrique. Ce sont, dites-vous, des forces profondes qui travaillent ces espaces comme l’ensemble de la région». Pouvez-vous approfondir cette idée ?
La notion même d’État ne renvoie pas indifféremment à toute forme de pouvoir s’exerçant sur un territoire. Elle est l’aboutissement d’une histoire européenne-occidentale marquée par la philosophie grecque et le christianisme, la distinction entre Dieu et César, le temporel et le spirituel, etc. L’expansion impériale puis la décolonisation, dans le cadre des structures politico-administratives héritées de la période qui s’achève au milieu du XXe siècle, ont mondialisé cette forme d’unité politique. Le plus souvent, les nationalismes des populations locales ont retourné contre les puissances coloniales leurs principes fondateurs et l’indépendance a donc abouti à la création d’États-nations, parfois plaqués sur des réalités hétérogènes. La chose est bien connue.
Pourtant, on peut redouter au plan géopolitique que le dessous prenne le dessus, du fait d’un décalage de plus en plus criant entre instances, entre appareils d’État et substances, c’est-à-dire les réalités ethnoculturelles. C’est ce que la dislocation du Mali pourrait signifier et nombre de gouvernements de la CEDEAO redoutent une telle perspective. En Afrique, certaines des frontières héritées de la période coloniale ont déjà été remises en cause avec la sécession de l’Érythrée, l’indépendance du Soudan du Sud. Diverses régions sont en proie à des processus d’anomie à l’est du Congo et dans l’Afrique des Grands Lacs, en Somalie et dans la Corne de l’Afrique… Ce n’est pas une simple question théorique.
Comment expliquez-vous la position des États-Unis qui, dans un premier temps avant le vote de la résolution 2085, s’étaient abstenus ?
C’est dans l’après-11 septembre 2001 que les Américains ont commencé à se soucier de la menace terroriste dans la région et ils ont donc proposé aux pays concernés l’«Initiative Pan Sahel», l’appellation recouvrant un programme d’aide et de lutte contre le terrorisme renforcé au fil des ans. C’est ensuite, en 2007, que le US Africa Command (Africom) a été mis en place. Ce grand commandement est sis à Stuttgart. On pourrait donc considérer que les États-Unis ont correctement anticipé le cours des choses.
Dans le cadre de cette coopération, ils ont notamment renforcé leurs liens avec l’Algérie dont ils prennent en compte les intérêts et la position sur ces questions. L’Administration américaine est aussi soucieuse de la situation politique à Bamako et considère qu’il serait hâtif de prétendre restaurer l’intégrité territoriale du Mali sans restauration préalable de l’ordre constitutionnel dans ce pays.
Aussi est-elle rétive à toute précipitation, la situation ne devant être rétablie que progressivement et par étapes. Pourtant, Washington a voté la dernière résolution en date du Conseil de sécurité, adoptée à l’unanimité le 20 décembre 2012, mais nous avons vu que les échelles de temps n’étaient plus tout à fait ce qui avait d’abord été envisagé.
Le texte de la résolution ne précise pas le nombre des troupes, le financement de l’opération, le délai de déploiement et une nouvelle résolution, la quatrième, sera requise avant le passage à l’action. Le voyage de François Hollande en Algérie, les 19-20 décembre 2012, a vu le Président français faire plusieurs pas en direction des positions algériennes.
Force internationale au Mali
Le Maroc salue une décision historique
Le Maroc a salué jeudi la décision historique du Conseil de sécurité de l’ONU qui a adopté à l’unanimité une résolution autorisant le déploiement d’une force internationale au Mali en vue de restaurer la souveraineté et l’intégrité territoriale de ce pays.
«C’est une décision historique non seulement pour le Mali et la région, mais également pour l’ensemble de l’Afrique», a souligné l’ambassadeur du Maroc à l’ONU, Mohamed Loulichki, dans une déclaration à la presse, après l’adoption de la résolution 2085.
Le Conseil de sécurité réitère ses préoccupations
À travers cette résolution, le Conseil de sécurité a ainsi «répondu aujourd’hui positivement à la demande formulée par le Mali, la CEDEAO et l’ensemble du continent africain qui ont appelé les Quinze à autoriser le déploiement d’une force internationale sous conduite africaine, et donné une image unifiée et solidaire de la Communauté internationale», a souligné le diplomate. En vertu de cette résolution, le CS réitère ses préoccupations par rapport à la situation au Mali, particulièrement dans le Nord, qui constitue une menace à la stabilité de ce pays, du continent africain ainsi qu’à la paix et la sécurité internationale. Il prend, en outre, note des récents efforts entrepris au niveau national, régional ou international pour résoudre cette crise.
Un «dialogue politique pour rétablir l’ordre constitutionnel»
La situation actuelle au Mali n’est que la partie «apparente de l’iceberg qui est la situation dans l’ensemble du Sahel à laquelle la présidence marocaine du Conseil avait consacré tout un débat», a-t-il rappelé. L’ambassadeur a, en outre, fait part de «sa fierté que cette résolution ait été adoptée sous la présidence marocaine du CS de l’ONU, soulignant que depuis le début de la crise, le Maroc a œuvré au sein de l’Organe exécutif à l’adoption d’une résolution susceptible d’aider le peuple malien à reconquérir son intégrité territoriale ainsi que son unité nationale». Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, relatif au recours à la force, la résolution autorise «pour une période initiale d’un an», le déploiement de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA), qui sera notamment chargée d’aider les autorités maliennes à reprendre les zones du nord du pays contrôlées par des groupes armés terroristes et extrémistes. La résolution 2085 appelle Bamako à lancer d’abord un «dialogue politique pour rétablir pleinement l’ordre constitutionnel» et à organiser des élections avant avril 2013. Elle invite aussi le nouveau gouvernement malien à engager des négociations «crédibles» avec les groupes présents dans le Nord, essentiellement les Touaregs, qui se dissocieront des «organisations terroristes» contrôlant cette région, dont Al-Qaida au Maghreb islamique et Mujao, et qui acceptent sans condition l’unité et l’intégrité territoriale de l’État malien, dans le but de répondre aux préoccupations de longue date des populations du nord du pays.
(Source atlas Info)