Une ville en noir et blanc
Voilà une ville qui, à première vue, n'a pas grand chose à présenter pour sa défense. D'abord et comme pour la pénaliser définitivement, son propre nom de Casablanca, qui sonne comme un démenti ironique et permanent à toutes les prétentions véhémentes à une arabité exclusive. Ce sont les Portugais, qui, après avoir détruit le port d'Anfa en 1468, pour le punir d'abriter quelques corsaires, rebâtirent la ville, à partir de 1575, sous le nom de Casa Branca.
Déjà confondu par cette question du patronyme de la cité, l'observateur est troublé par d'autres aspects comme ce faux quartier traditionnel construit par le service des Habous en 1923, pour répondre à l'afflux de campagnards attirés par la prospérité de l'endroit, ou comme le marabout de Sidi Belyout, dont la sainteté controversée ne date que du 19ème siècle alors que le vrai saint de la ville semble bien plutôt être Sidi Allal Kairouani, venu de Tunisie à Anfa au 14ème sous le règne d'Abou El Hassan Le Mérinide. Le comble du factice, bien sûr, est représenté par le fameux film, qui ne se raccroche en rien à Casablanca, si ce n'est pas son titre. Il faut dire qu'avec le temps, par un processus miraculeux d'identification, la ville s'est mise à ressembler à son film, peut-être parce que de nombreux quartiers et lieux publics datent de la même époque. Une architecture pour film en noir et blanc avec des palmiers et des bougainvilliers, dans des rues à la prospérité perdue, et aux odeurs suspectes, entre des immeubles dont les loyers mal perçus n'autorisent que des entretiens précaires et approximatifs.
Ce serait faire preuve de méchanceté et de mauvaise foi, que de continuer sur le même ton, vis-à-vis d'une ville qui, en fait, et le lecteur le sait déjà, mérite beaucoup de considération. Il est vrai qu'il faut un certain temps au nouveau Casablancais pour découvrir les charmes de la cité.
Tout d'abord la taille de l'agglomération et le nombre de ses habitants font que Casablanca est le seul endroit du pays où il est possible de vivre à peu près anonymement, et cet avantage compense largement les ennuis de circulation. De plus, paradoxalement, la grande ville, connue pour les contrastes sociaux qu'elle recèle, égalise, au moins dans la rue, les comportements. La vie en société, au Maroc, est essentiellement grégaire et communautaire, et le regard du voisin assure le contrôle permanent des comportements sociaux, des signes extérieurs de richesse et des attributs ostentatoires de l'autorité. Alors que les grandes métropoles du monde contribuent à aliéner leurs habitants et à les mettre sous contraintes, Casablanca rend aux gens une certaine simplicité, les aide à détendre les rapports qui les lient entre eux. C'est dans les clubs, depuis les salles de karaté des quartiers populaires jusqu'aux piscines chics de la corniche, qu'on retrouve cette sérénité de comportement qui caractérise la cité.
Si la civilisation est la capacité à mettre en place des lieux et des moments originaux où les hommes se reconnaissent et se retrouvent, alors Casablanca est un lieu de civilisation, pas un endroit où on campe, que l'on va fuir et où l'on ne se sent pas chez soi, mais un territoire dont on se sent propriétaire, plein de balises et de repères personnels, que l'on comprend et qu'on ressent.
Sidi Abderrahmane, où les diseuses de bonne aventure tiennent boutique derrière le mausolée, et soulagent à leur manière, les drames petits et grands des classes populaires. Boîtes privées et branchées, où s'ennuie avec élégance et distinction la jeunesse dorée Fassie-Anfa-Textile. Quartiers industriels, où se concentre l'essentiel de la richesse du pays, interminables quartiers populaires, pauvreté sans misère, où des centaines de milliers de gens s'accrochent à leurs rêves de prospérité, dans une atmosphère dépourvue d'illusions mais pleine de dignité.
Driss Benhima
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Identité architecturale
Dans une autre sphère géographique et culturelle, la ville de Casablanca nous semble permettre l'exploration de cet autre modèle de ville que nous cherchons à élaborer. Dès le projet de Prost en 1917, la ville de Casablanca conçoit son devenir sous une forme plus réticulée que centralisée, même si la médina historique sert de point d'ancrage au développement préfiguré. Les études et le plan d'Ecochard dans les années 1950, viennent confirmer et étendre les premiers schémas non-centralisés.
L'administration de la ville sous le Maroc indépendant va suivre ce même modèle réticulaire, qui permet à la ville de passer de 700.000 habitants en 1955 à 7 millions aujourd'hui, on peut dire que la forme urbaine est toujours en avance sur sa réalisation. Alors que les autres villes sont toujours en retard, comme surprises par leur développement, Casablanca peut ne pas éclater en un chaos qui redoublerait la pauvreté de la majorité de ses habitants.
Cette condition urbaine non classique a permis l'élaboration par des chercheurs marocains du concept de “citadinité” comme sorte de préalable à celui de “citoyenneté”. Mohamed Naciri montre comment la vie urbaine doit pouvoir s'apprendre dans sa dimension spatiale afin de donner accès à la vie politique proprement dite. Pour cela, il ne faut pas que la forme urbaine produise de l'exclusion spatiale, de la condition urbaine défavorisée, pour les nouveaux arrivants expulsés du centre vers des périphéries non ou mal desservies. De ce point de vue, la question de la forme urbaine ne relève pas d'un débat esthétique formel, à dérivation patrimoniale, mais d'un engagement véritablement “politique”.
Bruno Queysanne
Professeur d'Histoire et culture architecturale à l'Ecole
d'architecture de Grenoble
Voilà une ville qui, à première vue, n'a pas grand chose à présenter pour sa défense. D'abord et comme pour la pénaliser définitivement, son propre nom de Casablanca, qui sonne comme un démenti ironique et permanent à toutes les prétentions véhémentes à une arabité exclusive. Ce sont les Portugais, qui, après avoir détruit le port d'Anfa en 1468, pour le punir d'abriter quelques corsaires, rebâtirent la ville, à partir de 1575, sous le nom de Casa Branca.
Déjà confondu par cette question du patronyme de la cité, l'observateur est troublé par d'autres aspects comme ce faux quartier traditionnel construit par le service des Habous en 1923, pour répondre à l'afflux de campagnards attirés par la prospérité de l'endroit, ou comme le marabout de Sidi Belyout, dont la sainteté controversée ne date que du 19ème siècle alors que le vrai saint de la ville semble bien plutôt être Sidi Allal Kairouani, venu de Tunisie à Anfa au 14ème sous le règne d'Abou El Hassan Le Mérinide. Le comble du factice, bien sûr, est représenté par le fameux film, qui ne se raccroche en rien à Casablanca, si ce n'est pas son titre. Il faut dire qu'avec le temps, par un processus miraculeux d'identification, la ville s'est mise à ressembler à son film, peut-être parce que de nombreux quartiers et lieux publics datent de la même époque. Une architecture pour film en noir et blanc avec des palmiers et des bougainvilliers, dans des rues à la prospérité perdue, et aux odeurs suspectes, entre des immeubles dont les loyers mal perçus n'autorisent que des entretiens précaires et approximatifs.
Ce serait faire preuve de méchanceté et de mauvaise foi, que de continuer sur le même ton, vis-à-vis d'une ville qui, en fait, et le lecteur le sait déjà, mérite beaucoup de considération. Il est vrai qu'il faut un certain temps au nouveau Casablancais pour découvrir les charmes de la cité.
Tout d'abord la taille de l'agglomération et le nombre de ses habitants font que Casablanca est le seul endroit du pays où il est possible de vivre à peu près anonymement, et cet avantage compense largement les ennuis de circulation. De plus, paradoxalement, la grande ville, connue pour les contrastes sociaux qu'elle recèle, égalise, au moins dans la rue, les comportements. La vie en société, au Maroc, est essentiellement grégaire et communautaire, et le regard du voisin assure le contrôle permanent des comportements sociaux, des signes extérieurs de richesse et des attributs ostentatoires de l'autorité. Alors que les grandes métropoles du monde contribuent à aliéner leurs habitants et à les mettre sous contraintes, Casablanca rend aux gens une certaine simplicité, les aide à détendre les rapports qui les lient entre eux. C'est dans les clubs, depuis les salles de karaté des quartiers populaires jusqu'aux piscines chics de la corniche, qu'on retrouve cette sérénité de comportement qui caractérise la cité.
Si la civilisation est la capacité à mettre en place des lieux et des moments originaux où les hommes se reconnaissent et se retrouvent, alors Casablanca est un lieu de civilisation, pas un endroit où on campe, que l'on va fuir et où l'on ne se sent pas chez soi, mais un territoire dont on se sent propriétaire, plein de balises et de repères personnels, que l'on comprend et qu'on ressent.
Sidi Abderrahmane, où les diseuses de bonne aventure tiennent boutique derrière le mausolée, et soulagent à leur manière, les drames petits et grands des classes populaires. Boîtes privées et branchées, où s'ennuie avec élégance et distinction la jeunesse dorée Fassie-Anfa-Textile. Quartiers industriels, où se concentre l'essentiel de la richesse du pays, interminables quartiers populaires, pauvreté sans misère, où des centaines de milliers de gens s'accrochent à leurs rêves de prospérité, dans une atmosphère dépourvue d'illusions mais pleine de dignité.
Driss Benhima
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Identité architecturale
Dans une autre sphère géographique et culturelle, la ville de Casablanca nous semble permettre l'exploration de cet autre modèle de ville que nous cherchons à élaborer. Dès le projet de Prost en 1917, la ville de Casablanca conçoit son devenir sous une forme plus réticulée que centralisée, même si la médina historique sert de point d'ancrage au développement préfiguré. Les études et le plan d'Ecochard dans les années 1950, viennent confirmer et étendre les premiers schémas non-centralisés.
L'administration de la ville sous le Maroc indépendant va suivre ce même modèle réticulaire, qui permet à la ville de passer de 700.000 habitants en 1955 à 7 millions aujourd'hui, on peut dire que la forme urbaine est toujours en avance sur sa réalisation. Alors que les autres villes sont toujours en retard, comme surprises par leur développement, Casablanca peut ne pas éclater en un chaos qui redoublerait la pauvreté de la majorité de ses habitants.
Cette condition urbaine non classique a permis l'élaboration par des chercheurs marocains du concept de “citadinité” comme sorte de préalable à celui de “citoyenneté”. Mohamed Naciri montre comment la vie urbaine doit pouvoir s'apprendre dans sa dimension spatiale afin de donner accès à la vie politique proprement dite. Pour cela, il ne faut pas que la forme urbaine produise de l'exclusion spatiale, de la condition urbaine défavorisée, pour les nouveaux arrivants expulsés du centre vers des périphéries non ou mal desservies. De ce point de vue, la question de la forme urbaine ne relève pas d'un débat esthétique formel, à dérivation patrimoniale, mais d'un engagement véritablement “politique”.
Bruno Queysanne
Professeur d'Histoire et culture architecturale à l'Ecole
d'architecture de Grenoble
