Agadir, décembre 2018. Par un matin froid, une trentaine d’enseignants se rassemblent devant la Faculté de droit. Pancartes brandies, visages graves. Le sit-in est sobre, mais n’a rien d’ordinaire. Il s’agit, affirment-ils, de défendre «la crédibilité des diplômes universitaires» et de dénoncer «le clientélisme dans les masters». Au cœur de ce mouvement de colère : un enseignant influent, responsable de plusieurs filières, accusé alors d’avoir imposé un master sans validation institutionnelle. Le rassemblement, organisé par la section locale du Syndicat de l’enseignement supérieur, vise à soutenir la cheffe du département de droit privé, ciblée selon eux pour avoir refusé de signer une maquette de master jugée irrégulière. Dans les discours, le ton est déjà grave : «Non au mépris des instances légitimes ! Non à la marchandisation de l’université !» Mais à l’époque, ces signaux d’alerte sont passés inaperçus et resteront donc confinées derrière les murs de la faculté. Aucun audit, aucune sanction officielle.
De l’alerte syndicale à l’enquête judiciaire
Il faudra attendre 2023 pour que l’affaire prenne une tournure plus grave. Une plainte déposée par l’Instance nationale pour la protection des deniers publics déclenche une enquête de la Brigade nationale de la police judiciaire. En avril 2025, le même enseignant est arrêté, soupçonné cette fois d’avoir orchestré un vaste système de délivrance de diplômes contre argent. En toile de fond, des soupçons lourds : admissions facilitées dans les masters et les doctorats, étudiants évincés sans justification et flux financiers suspects entre le professeur et plusieurs bénéficiaires qui ne sont pas des inconnus. Ils appartiennent à des milieux censés incarner l’excellence et la rigueur. On évoque des avocats, un chef de greffe du tribunal, des fonctionnaires ayant utilisé leurs diplômes pour gravir les échelons, mais aussi des membres de familles aisées ou influentes. Même la propre épouse de l’enseignant impliqué, avocate à Agadir, son fils avocat-stagiaire, ainsi que plusieurs autres juristes figurent parmi les personnes visées par l’enquête. Tous ont vu leurs passeports confisqués et se retrouvent interdits de quitter le territoire, en attendant la suite des investigations. Il est à noter que quelques semaines avant l’éclatement du scandale, le professeur en question avait été nommé coordinateur régional du Parti de l’Union constitutionnelle à Agadir. Mais cette nomination n’a pas duré longtemps. Dès la révélation de l’affaire, la direction du parti a gelé son adhésion. Le secrétaire général, Mohamed Joudar, a affirmé à certains médias ne pas avoir été informé des soupçons judiciaires qui planaient sur lui.
Une indignation partagée, mais gare aux amalgames
L’affaire a bouleversé bien au-delà des seuls milieux judiciaires. Dans les rangs des enseignants universitaires, la stupeur a laissé place à une colère sourde. Non pas contre la justice – que beaucoup appellent à sévir –, mais contre la généralisation et le soupçon qui plane désormais sur tout un corps professionnel. Sur les réseaux sociaux, plusieurs professeurs ont tenu à reprendre la parole, pour refuser l’idée d’un monde universitaire gangréné par la corruption. Le Pr Younes Aït Hmadouch, enseignant-chercheur en économie appliquée à la Faculté de Kenitra, a notamment publié un message largement partagé sur LinkedIn, dénonçant une «campagne de dénigrement» visant les enseignants en bloc, à cause du comportement d’un seul individu. «Ce comportement isolé ne peut en aucun cas justifier qu’on jette l’opprobre sur l’ensemble du corps universitaire. C’est une généralisation injuste, périlleuse et moralement inacceptable». Et d’ajouter : «L’universitaire, c’est celui qui a formé tous les cadres de ce pays, du plus petit au plus haut poste de responsabilité. Si ce corps avait été systématiquement corrompu, aucune compétence n’aurait pu émerger dans aucun secteur.»
Ce rappel de la contribution structurante des enseignants est partagé par d'autres voix, dont celle du Pr Khalid Samadi, ancien secrétaire d'État à l'Enseignement supérieur, qui a réagi à ce qu’il appelle des «réflexes d’ingratitude» face à la crise. «L’université publique n’est pas morte, comme certains le clament. Elle est malade, peut-être, mais elle vit, elle produit, elle cherche à se soigner. Et la traiter, ce n’est pas l’enterrer.» Dans une longue publication, il déplore une certaine forme d’ingratitude chez ceux qui ont étudié dans cette même université avant de la condamner sans discernement. «L’université a formé des générations entières d’enseignants, de médecins, d’ingénieurs, de journalistes. Elle a été un lieu de savoir, de débat, d’engagement. Elle continue de l’être, malgré ses faiblesses.» Et de mettre en garde contre ce discours sinistre et cette image réductrice qu’on projette aux jeunes étudiants, en quête de repères. «J’étais récemment à l’Université Mohammed Ier d’Oujda : les étudiants que j’y ai rencontrés, en master et en doctorat, avaient les yeux pleins d’espoir. Ils veulent travailler, ils veulent apprendre. Et leurs professeurs, eux, donnent de leur temps, de leur santé, de leur énergie», a insisté M. Samadi.
Un climat de suspicion... sur fond de crise plus profonde
Mais cette défense, quand bien même elle serait légitime et bien fondée ne suffit pas à effacer le malaise et à laver l’honneur selon certains. Pour le Pr Driss El Fina, économiste et professeur universitaire, l’affaire ne fait qu’amplifier un phénomène plus ancien : l’érosion de la confiance dans l’enseignement supérieur marocain, autant chez les familles que chez les étudiants eux-mêmes. Dans un texte analytique republié largement en ligne, il évoque un système à bout de souffle, où les jeunes diplômés peinent à trouver leur place et où même les institutions censées orienter et réformer le secteur (comme le Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique) sont devenues inopérantes. «Le désenchantement est profond. Beaucoup de familles ne croient plus que l’université soit un levier réel de mobilité sociale. Les jeunes eux-mêmes perdent confiance, parfois dès les premiers semestres.» Il souligne aussi que le problème dépasse largement l’affaire d’un homme ou même d’un réseau : «Nous avons besoin d’une réforme structurelle, pas d’une opération de communication. Tant que l’université est gérée sans vision claire, sans lien avec le marché du travail, sans valorisation de la recherche, ces crises reviendront.»
À ce stade, l’affaire est loin d’être bouclée. L’enquête se poursuit, d’autres convocations sont attendues, et plusieurs pistes restent à explorer. Les ramifications pourraient s’élargir et les responsabilités remonter plus haut. L’affaire pourrait être le fait d’un individu et de ses acolytes, mais elle met au jour un système vulnérable, où les garanties d’équité et de mérite peuvent être contournées. Reste à savoir si l’université marocaine saura en tirer les conséquences. Ou si, une fois encore, tout sera refermé sans remise en question réelle, s’inquiètent beaucoup d’observateurs.