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Droit de grève : les conditions de succès de la réforme (Nesrine Roudane)

Le projet de loi organique n° 97.15, définissant les conditions et les modalités d’exercice du droit de grève, en cours d'adoption, vise à garantir un droit constitutionnel tout en préservant la stabilité économique. Avec plus de 330 amendements, le texte reflète des concessions difficiles et des tractations ardues entre les partenaires sociaux. Mais l’enjeu principal n’est pas tant l'adoption de ce projet, c'est son applicabilité sur le terrain et les effets qu’il engendrera. Permettra-t-il une paix et un équilibre professionnels ? Permettra-t-il d’attirer davantage d’investissements étrangers en quête de climat social favorable ? Maître Nesrine Roudane livre sa lecture.

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Depuis plus de sept ans, le projet de loi sur le droit de grève alimente les débats au Maroc. S'il venait à être adopté, il devrait fixer un cadre clair pour l’exercice de ce droit constitutionnel. Ce texte est porteur d’espoir, mais aussi de vives controverses, révélant des divergences profondes entre les acteurs sociaux. Maître Nesrine Roudane, avocate au Barreau de Casablanca & associée-gérante chez Roudane & Partners Law Firm, résume l’importance de ce dossier : «Il s’agit d’un texte pivot pour réorganiser les relations sociales au Maroc.» Depuis son dépôt initial en 2016, ce projet a évolué au fil des discussions, avec plus de 300 amendements intégrés, un chiffre révélateur de l’intensité des négociations. Pourquoi autant d’amendements ? Est-ce synonyme de tenions lors des discussions ? «Les tensions proviennent du fait que le droit de grève touche à des enjeux fondamentaux : l’équilibre entre libertés collectives, stabilité économique et respect des conventions internationales», explique l’avocate qui était l'invitée de l’émission «L’Info en Face» de «Groupe Le Matin». Le Maroc, signataire des traités de l’Organisation internationale du travail (OIT), ne peut s’écarter des standards mondiaux, mais doit aussi répondre aux spécificités de son tissu économique et social, analyse-t-elle.

Des concessions dans un contexte tendu

Ce projet de loi illustre les défis d’un compromis social. Les syndicats ont obtenu certaines concessions, notamment l’élargissement du droit de grève à des professions autrefois exclues, comme certaines catégories de fonctionnaires et de professions libérales. Cependant, ces avancées s’accompagnent de restrictions dans les secteurs stratégiques. «L’idée est de protéger l’intérêt collectif dans des domaines essentiels, comme la santé ou les transports publics», précise Maître Roudane.

En revanche, du côté du patronat, le silence est assourdissant. «Le patronat n’a pas affiché clairement ses positions, mais les changements introduits semblent insuffisants pour répondre à ses attentes en matière de flexibilité et de protection contre les grèves abusives», note l’avocate. L’une des dispositions les plus sensibles est l’instauration d’un préavis obligatoire avant toute grève, une mesure jugée nécessaire par certains, mais perçue comme une entrave par d’autres. «Ce préavis permettrait aux employeurs de mieux anticiper, mais les syndicats y voient une manière de limiter leur capacité d’action», analyse-t-elle.

Une évolution du droit social

Ce projet s’inscrit dans une évolution plus large du droit social marocain. La refonte prévue du Code du travail en 2025 en est une illustration. Cette réforme, qui devrait inclure des ajustements sur les contrats de travail et les mécanismes de licenciement, complète le cadre mis en place par la loi sur le droit de grève.

«L’objectif est de construire un système cohérent, où chaque texte s’articule avec les autres. Cependant, le risque de contradictions demeure élevé avec un chantier aussi vaste», avertit Maître Roudane.

Par ailleurs, elle souligne l’importance de garantir une application pratique et équitable : «Une loi n’a de sens que si elle est applicable sur le terrain. Des zones d’ombre ou des interprétations divergentes pourraient affaiblir son efficacité.»

Le droit de grève, inscrit dans la Constitution marocaine, est présenté comme une liberté fondamentale, mais son encadrement reste essentiel pour prévenir les abus. «Le Maroc a longtemps été critiqué pour l’absence de cadre législatif clair sur ce sujet, ce qui créait une insécurité juridique pour toutes les parties», explique l’avocate.

Le texte devrait introduire aussi des garanties importantes pour les grévistes, notamment l’interdiction de sanctions disciplinaires ou de licenciements liés à la participation à une grève légale. «Cela constitue une avancée notable, mais il faut veiller à ce que ces protections n’encouragent pas des comportements irresponsables», nuance-t-elle.

Une mise en œuvre essentielle

Si le projet de loi contient des dispositions ambitieuses, sa véritable portée ne sera jugée qu’à travers son application concrète. «Une législation ne doit pas être une simple formalité administrative. Ce sont les tribunaux, les syndicats et les entreprises qui décideront, en pratique, de son succès ou de ses échecs», explique Maître Roudane.

Cette dernière insiste également sur le rôle de l’inspection du travail, qui devra être renforcé pour garantir le respect des nouvelles règles. «L’inspection du travail est un acteur important, mais elle manque parfois de moyens pour remplir efficacement sa mission», observe-t-elle.

Par ailleurs, la réforme du droit de grève a des implications économiques majeures. D’un côté, elle vise à préserver la stabilité des entreprises en limitant les arrêts de travail intempestifs. De l’autre, elle protège les droits des salariés dans un contexte où les tensions sociales restent vives. «Le Maroc cherche à attirer davantage d’investissements étrangers. Pour cela, il doit offrir un climat social apaisé et une législation claire», explique Maître Roudane.

Cependant, elle avertit que des déséquilibres dans la mise en œuvre pourraient engendrer des conflits. Par exemple, la question des retenues sur salaire pour les jours de grève reste un sujet sensible. «Si un salarié ne travaille pas, il est logique qu’il ne soit pas rémunéré. Mais il faut aussi garantir que les non grévistes puissent poursuivre leur activité sans entrave», souligne l’avocate.

Vers un équilibre entre flexibilité et protection

D’ailleurs, une partie des débats porte sur l’équilibre entre la protection des salariés et la flexibilité requise par les employeurs. Ce projet de loi s’efforce de répondre à ces attentes, mais les tensions persistent. «La flexibilité est essentielle pour les entreprises, notamment dans un monde économique en mutation rapide. Mais cela ne doit pas se faire au détriment des droits des salariés», explique Maître Roudane. Elle cite, par exemple, les discussions sur le plafonnement des indemnités de licenciement, une mesure défendue par le patronat pour réduire les coûts.

Certes, le projet de loi sur le droit de grève en discussion marque une avancée historique, mais il reste perfectible. «C’est une étape importante, mais elle ne constitue pas une fin en soi», rappelle Maître Roudane. Le texte devra encore passer par une deuxième lecture à la Chambre des conseillers, et ses effets réels ne seront visibles qu’à travers son application sur le terrain. «Le succès de cette réforme dépendra de la capacité des acteurs sociaux à travailler ensemble dans un esprit de compromis», conclut l'experte.
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