Menu
Search
Mercredi 08 Mai 2024
S'abonner
close
Mercredi 08 Mai 2024
Menu
Search
Accueil next Nation

Gaza : lecture de l'ordonnance de la Cour internationale de justice contre Israël

La Cour internationale de justice (CIJ) a rendu son ordonnance le 26 janvier 2024, dans l’accusation de génocide portée contre Israël par l’Afrique du Sud. Voici une lecture juridique de cette décision, ses conséquences possibles et les enseignements à en tirer.

No Image
1. L’État d’Israël doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention.

2. L’État d’Israël doit veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes visés au point 1 ci-dessus.

3. L’État d’Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza.

4. L’État d’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza.

5. L’État d’Israël doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application des articles II et III de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide commis contre les membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza.

6. L’État d’Israël doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet à la présente ordonnance dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci.

C’est en ces termes que la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu son ordonnance le 26 janvier 2024, dans l’accusation de génocide portée contre Israël par l’Afrique du Sud. Cette ordonnance a suscité un débat intense et différentes interprétations, au point de créer chez certains une confusion sur sa portée, voire pour déterminer qui avait finalement eu gain de cause.

Ordonnance de la CIJ contre Israël : Quelles sont les réactions des principales parties prenantes ?

Le porte-parole du département d’État (États-Unis) a déclaré : «Nous continuons de penser que les accusations de génocide sont sans fondement et prenons note du fait que la Cour n’a pas conclu à un génocide ni appelé à un cessez-le-feu».

Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a jugé scandaleuses les accusations de génocide à Gaza et qualifié d’ignoble la tentative de refuser à Israël le droit fondamental de se défendre, ce qui est, selon lui, une discrimination flagrante contre l’État juif, ajoutant qu’Israël poursuivra la guerre jusqu’à l’atteinte de ses objectifs.

L’autorité palestinienne a indiqué que cette décision est un avertissement important, rappelant qu’aucun État n’est au-dessus de la loi et ajoutant que les États ont désormais l’obligation juridique claire de mettre fin à la guerre génocidaire d’Israël contre le peuple palestinien de Gaza.

L’Afrique du Sud, initiatrice de la procédure auprès de la CIJ, a salué une victoire décisive pour l’État de droit international et une étape importante dans la quête de justice pour le peuple palestinien.

Le Secrétaire général de l’ONU a rappelé que, conformément à la Charte et au Statut de la Cour, les décisions de celle-ci sont contraignantes et compte que toutes les parties respecteront dûment l’ordonnance de la Cour. Le Secrétaire général transmettra rapidement, conformément au Statut de la Cour, la notice des mesures conservatoires ordonnées par la Cour au Conseil de sécurité.

Pour le chef de la diplomatie européenne et de la Commission européenne Josep Borrell, les décisions de la CIJ «sont contraignantes pour les parties et celles-ci doivent s’y conformer. L’Union européenne attend leur mise en œuvre complète, immédiate et effective».

Pour sa part, le Qatar a considéré cette décision de «victoire pour l’humanité».

L’Arabie saoudite a affirmé, quant à elle, son rejet catégorique des pratiques de l’occupation israélienne et des violations de la Convention des Nations unies sur le génocide et appelé la communauté internationale à faire rendre des comptes à Israël pour ses «violations systématiques» du droit international.

«Je considère comme précieuse la décision d’injonction provisoire prise par la Cour internationale de justice concernant les attaques inhumaines à Gaza et je m’en félicite», a écrit sur le réseau social «X» le Président turc Recep Tayyip Erdogan, ajoutant : «Nous espérons que les attaques d’Israël contre les femmes, les enfants et les personnes âgées prendront fin».

Le Maroc trouve que cette décision cadre avec ce que Sa Majesté le Roi Mohammed VI, Président du Comité Al-Qods, n’a eu de cesse de souligner quant à la nécessité de prendre des mesures pratiques et urgentes et salue la décision de la CIJ qui vise à assurer la protection des Palestiniens dans la bande de Gaza et garantir la fluidité des aides humanitaires de manière suffisante et sans entraves. De même, le Maroc rappelle la justesse de la cause palestinienne et rejette la prise pour cible des civils des deux parties.

La Fédération internationale pour les droits humains a qualifié la décision d’historique et salué la reconnaissance d’un risque plausible de génocide par l’État d’Israël.

Pour Amnesty International, Israël doit se conformer à l’arrêt rendu par la CIJ, lui ordonnant de faire tout ce qui est en son pouvoir pour prévenir le génocide contre les Palestiniens à Gaza. Pour sa secrétaire générale Agnès Callamard, un cessez-le-feu immédiat par toutes les parties demeure essentiel et, bien que la Cour ne l’ait pas ordonné, reste la condition première pour appliquer les mesures conservatoires et mettre fin à la grande souffrance des civils. Avant d’examiner la décision rendue, faisons un arrêt sur la CIJ.

Qui est la Cour internationale de justice ?

Le site de la CIJ (https://www.icj-cij.org) la définit comme suit :

La Cour internationale de justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations unies et a entamé son activité en avril 1946. La Cour a son siège au Palais de la Paix, à La Haye (Pays-Bas). C’est le seul des six organes principaux des Nations unies à ne pas avoir son siège à New York.

La mission de la Cour est de régler, conformément au droit international, les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les États et de donner des avis consultatifs sur les questions juridiques que peuvent lui poser les organes et les institutions spécialisées de l’Organisation des Nations unies autorisés à le faire.

La Cour se compose de quinze juges, qui sont élus pour un mandat de neuf ans par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations unies. Quatre juges dont le mandat arrive à échéance en février 2024 seront remplacés. La Cour est assistée du Greffe, son organe administratif. Ses langues officielles sont le français et l’anglais.

Rappelons qu’un juge marocain, Professeur Mohamed Bennouna, fait partie des 15 magistrats de la CIJ, aux côtés de deux autres juges arabes, un libanais et un somalien, la présidente de la Cour est une Américaine. Toutefois, les juges sont indépendants de leurs États d’appartenance et lorsqu’un pays est partie à une affaire devant la CIJ, celle-ci lui demande de désigner un représentant pour siéger en compagnie des 15 juges. C’est dans ce contexte que les deux États concernés, Israël et l’Afrique du Sud ont été invités à désigner leur représentant, ce qui fut fait.

Quelle est la nature des décisions rendues par la CIJ ?

La CIJ émet deux types de décisions. Le premier porte sur les avis consultatifs qui sont donnés aux organes et institutions spécialisées de l’ONU. Les avis consultatifs ne sont pas exécutoires et il appartient aux instances qui les ont demandés de décider de la suite qu’elles comptent leur réserver. Le deuxième type de décision sont les arrêts qui sont des décisions définitives, sans recours et obligatoires en vertu de l’article 94 de la Charte des Nations unies qui stipule que chaque membre des Nations unies s'engage à se conformer à la décision de la Cour dans tout litige auquel il est partie. La CIJ peut en outre prendre des mesures conservatoires avec exécution immédiate, sous forme d’ordonnance. Elles sont prévues par l’article 41 de son statut qui stipule :

1. La Cour a le pouvoir d'indiquer, si elle estime que les circonstances l'exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire.

2. En attendant l'arrêt définitif, l'indication de ces mesures est immédiatement notifiée aux parties et au Conseil de sécurité.

Cour internationale de justice : Quid de la décision du 26 janvier 2024 ?

Il s’agit d’une ordonnance édictant des mesures conservatoires, dans l’attente du prononcé de l’arrêt définitif. À l’instar de ce qui se passe devant un tribunal local, le juge a la possibilité de prendre des mesures d’urgence en attendant de statuer définitivement sur une affaire, notamment quand il estime que de fortes présomptions pèsent sur une partie et qu’il est nécessaire de faire cesser immédiatement un préjudice, de prévenir la destruction d’une preuve ou empêcher un agissement qui, s’il n’était pas arrêté, serait irréversible. C’est ce qui est appelé en jargon judiciaire «le référé». Un juge va par exemple demander la suspension immédiate des travaux de construction sur un terrain, en attendant de statuer si ledit terrain appartient au plaignant ou à celui qui a entamé les constructions. Il peut ordonner une saisie conservatoire sur les biens d’un débiteur en faveur de son créancier, qui craint que son débiteur organise son insolvabilité en vendant ses biens. La saisie conservatoire va juste empêcher le débiteur de disposer de ses biens, mais ne permettra pas au créancier de les appréhender tant qu’une décision de justice n’aura pas tranché définitivement en sa faveur.

Dans le cas de l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024, la Cour a estimé qu’il y a suffisamment d’éléments qui pourraient être susceptibles de constituer le crime de génocide, pour ordonner à Israël de prendre un certain nombre de mesures immédiatement et de rendre compte à la Cour dans un mois des mesures qui ont été prises. Elle a utilisé à plusieurs reprises le terme «plausible» qui renvoie au concept de tout à fait possible, voire probable.

Il convient de préciser que la décision définitive pourrait prendre des années, car la CIJ doit réunir les preuves, écouter les témoignages, etc. Deux conditions doivent être réunies pour que la CIJ puisse prendre des mesures conservatoires :

1. Lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables.

2. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent «intervenir à tout moment» avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire.

Dans le cas de la plainte contre Israël, la CIJ a considéré que ces deux conditions étaient réunies. Elle les a ainsi formulées : «Dans ces circonstances, la Cour considère que la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza risque fort de se détériorer encore avant qu’elle rende son arrêt définitif. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il y a urgence, en ce sens qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits qu’elle a jugés plausibles, avant qu’elle ne rende sa décision définitive.

Qu’est-ce qui a fait dire à la CIJ que ces deux conditions sont réunies ?

La Cour s’est basée sur plusieurs éléments :

A. Les déclarations des officiels israéliens :

1. Le 9 octobre 2023, M. Yoav Gallant, ministre israélien de la défense, a annoncé qu’il avait ordonné un «siège complet» de la ville de Gaza, qu’il n’y aurait «pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de combustible» et que «tout était fermé». Le jour suivant, M. Gallant a déclaré, dans son allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : «J’ai levé toutes les limites... Vous avez vu contre quoi nous nous battons. Nous combattons des animaux humains. C’est l’État islamique de Gaza. C’est contre ça que nous luttons... Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera.»

2. Le 12 octobre 2023, M. Isaac Herzog, président d’Israël, a déclaré, en parlant de Gaza : «Nous agissons, opérons militairement selon les règles du droit international. Sans conteste. C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués, ça n’existe pas. Ils auraient pu se soulever. Ils auraient pu lutter contre ce régime maléfique qui a pris le contrôle de Gaza par un coup d’État. Mais nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre. Nous défendons nos foyers. Nous protégeons nos foyers. C’est la vérité. Et lorsqu’une nation protège son pays, elle se bat. Et nous nous battrons jusqu’à leur briser la colonne vertébrale.»

3. Le 13 octobre 2023, M. Israël Katz, alors ministre israélien de l’énergie et des infrastructures, a déclaré sur X (anciennement Twitter) : «Nous combattrons l’organisation terroriste Hamas et nous la détruirons. L’ordre a été donné à toute la population civile de Gaza de partir immédiatement. Nous gagnerons. Ils ne recevront pas la moindre goutte d’eau ni la moindre batterie tant qu’ils seront de ce monde.»

B. Les déclarations de représentants de l’ONU :

1. Le secrétaire général adjoint de l’Organisation des Nations unies aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence, M. Martin Griffiths : «Gaza est devenue un lieu de mort et de désespoir (...) Les zones dans lesquelles les civils avaient reçu l’ordre de se rendre pour leur sécurité ont été bombardées. Les installations médicales sont constamment attaquées. Les rares hôpitaux qui fonctionnent encore partiellement ploient sous le nombre considérable des traumatismes, et doivent faire face à une pénurie généralisée des fournitures et à l’affluence de personnes en quête désespérée de sécurité. Une catastrophe sanitaire se prépare. Les maladies infectieuses se propagent dans les abris surpeuplés à mesure que les égouts débordent. Quelque 180 Palestiniennes accouchent chaque jour dans ce chaos. La précarité alimentaire atteint des niveaux jamais enregistrés à ce jour. La famine est imminente. Gaza est tout simplement devenue inhabitable. L’existence même de ses habitants est quotidiennement menacée, sous les yeux du monde entier.»

2. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fait état de la situation ci-dessous, au 21 décembre 2023 : «93% de la population de Gaza – proportion sans précédent – atteint des taux de famine critiques, car la nourriture est insuffisante et les niveaux de malnutrition sont élevés. Au moins 1 ménage sur 4 vit dans des “conditions catastrophiques” : il souffre d’un manque extrême de nourriture et de famine et a dû vendre ses biens et prendre d’autres mesures drastiques pour pouvoir se payer un simple repas. La famine, le dénuement et la mort sautent aux yeux.»

3. Le commissaire général de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), M. Philippe Lazzarini, le 13 janvier 2024 : «Cela fait 100 jours que cette guerre dévastatrice a commencé, tuant et déplaçant les habitants de Gaza, à la suite des attaques effroyables que le Hamas et d’autres groupes ont menées contre des habitants d’Israël. 100 jours de supplice et d’angoisse pour les otages et pour leurs familles. Ces 100 derniers jours, le bombardement sans interruption de la bande de Gaza a provoqué le déplacement massif d’une population toujours sur le départ, constamment déracinée et forcée de partir du jour au lendemain, pour se rendre dans des endroits qui sont tout aussi dangereux. C’est le plus grand déplacement du peuple palestinien depuis 1948. Cette guerre a touché plus de 2 millions de personnes, soit la totalité de la population de Gaza. Nombreux sont ceux qui en garderont toute la vie des séquelles, tant physiques que psychologiques. L’écrasante majorité, notamment les enfants, est profondément traumatisée. Les abris surpeuplés et insalubres de l’UNRWA sont devenus le “foyer” de plus de 1,4 million de personnes qui sont privées de tout, de nourriture comme de produits d’hygiène, et de toute intimité. Les gens vivent dans des conditions inhumaines où les maladies se propagent, y compris chez les enfants. Ils vivent dans l’invivable, et la famine s’approche inexorablement. Le sort des enfants de Gaza est particulièrement déchirant. Une génération entière d’enfants est traumatisée et il lui faudra des années pour guérir. Des milliers d’entre eux ont été tués, mutilés ou rendus orphelins. Des centaines de milliers n’ont plus accès à l’éducation. Leur avenir est menacé, et les conséquences seront profondes et durables.»

4. La lettre datée du 6 décembre 2023 par laquelle le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies a porté les informations suivantes à l’attention du Conseil de sécurité : «Le système de santé à Gaza est en train de s’effondrer... Aucun endroit n’est sûr à Gaza. Les bombardements des Forces de défense israéliennes sont constants et les gens n’ont ni abri ni produits de première nécessité pour survivre. Je m’attends à ce que les conditions désespérées qui règnent entraînent bientôt un effondrement de l’ordre public, ce qui rendrait impossible toute aide humanitaire, même limitée. La situation pourrait encore s’aggraver si des épidémies venaient à se déclencher et si des pressions accrues provoquaient des déplacements massifs vers les pays voisins.

5. Un communiqué de presse daté du 16 novembre 2023 dans lequel 37 rapporteurs spéciaux, experts indépendants et membres de groupes de travail au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies se sont alarmés de la rhétorique «visiblement génocidaire et déshumanisante maniée par de hauts responsables gouvernementaux israéliens». En outre, le 27 octobre 2023, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale a fait part de «[s]a vive inquiétude quant à la nette augmentation des propos haineux à caractère raciste et déshumanisants tenus à l’égard des Palestiniens depuis le 7 octobre».

6. Dans une nouvelle lettre adressée le 5 janvier 2024 au Conseil de sécurité, le Secrétaire général a fait le point sur la situation dans la bande de Gaza, évoquant des «vagues de morts et de destructions... qui continuent, hélas, de déferler avec la même intensité».

C’est quoi un génocide ?

En langage courant, c’est l’extermination intentionnelle d’un peuple, mais cette définition n’est pas précise et peut prêter à toutes les interprétations. C’est pour ces raisons que dans son ordonnance, la Cour définit le génocide comme suit :

«Le génocide est le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers, de même que l’homicide est le refus du droit à l’existence à un individu ; un tel refus bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, qui se trouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes, et est contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit et aux fins des Nations unies.»

«Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe.

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.»

Les actes suivants sont également prohibés par la convention : l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide et la complicité dans le génocide.

Si les faits ne concordent pas avec cette définition, ils ne pourront être qualifiés de génocide.

Rappelons que le génocide est un crime. La loi pénale distingue le crime qui est l’infraction la plus grave (meurtre, haute trahison, etc.), le délit qui est une infraction moins grave (vol, escroquerie, coups et blessures volontaires, etc.) et la contravention (infraction au Code de la route, non-respect des règles d’urbanisme, etc.) qui n’engendre pas de peine privative de liberté, mais seulement d’autres sanctions comme l’amende.

Le qualificatif «Groupes humains entiers» s’applique-t-il à la population de Gaza ? Dans la page 15 de l’ordonnance, la Cour estime :

Les Palestiniens semblent constituer un «groupe national, ethnique, racial ou religieux» distinct, et, partant, un groupe protégé au sens de l’article II de la convention sur le génocide. La Cour observe que, selon des sources des Nations unies, la population palestinienne de la bande de Gaza compte plus de 2 millions de personnes. Les Palestiniens de la bande de Gaza forment une partie substantielle du groupe protégé.

Quels sont les éléments constitutifs du génocide ?

• L’existence de groupes humains entiers victimes des actes constitutifs de génocide tels que définis ci-dessus.

• La commission par un État de ces actes. Les abus par des militaires ne peuvent prouver un génocide. Il faudrait prouver au plus haut sommet de l’État une telle décision.

• L’intention délibérée de commettre ces actes.

Quels ont été les arguments d’Israël pour contester la commission d’un génocide ?

1. L’Afrique du Sud n’est pas partie au conflit militaire et n’a pas de différend avec Israël. De plus, elle ne lui a pas donné de possibilité raisonnable de répondre aux allégations de génocide avant de déposer sa requête.

2. L’intention de détruire partiellement ou totalement le peuple palestinien, n’est pas établie.

3. Au lendemain des atrocités perpétrées sans discrimination par le Hamas, Israël a agi dans l’intention de se défendre, de neutraliser les menaces qui pesaient sur lui et de porter secours aux otages.

4. Que le cadre juridique approprié pour le conflit à Gaza est le droit international humanitaire et non la convention sur le génocide. Israël fait valoir que, dans des situations de guerre urbaine, des pertes civiles peuvent être la conséquence involontaire d’une utilisation légitime de la force contre des objets militaires sans pour autant constituer des actes de génocide.

5. Israël considère que la plainte a déformé la réalité des faits sur le terrain et relève que les efforts qu’il déploie pour limiter les dommages quand il conduit des opérations et pour atténuer la détresse et les souffrances au moyen d’activités humanitaires à Gaza permettent de faire justice de toute allégation d’intention génocidaire.

Israël a demandé en conséquence à la Cour de se déclarer incompétente. En d’autres termes, de ne pas examiner le dossier et d’annuler le recours déposé par la plaignante.

Sur quels arguments s’est basée la Cour pour rejeter les arguments développés par Israël ?

• La Cour note que l’opération militaire conduite par Israël à la suite de l’attaque du 7 octobre 2023 a fait de très nombreux morts et blessés et causé la destruction massive d’habitations, le déplacement forcé de l’écrasante majorité de la population et des dommages considérables aux infrastructures civiles. Même si les chiffres relatifs à la bande de Gaza ne peuvent faire l’objet d’une vérification indépendante, des informations récentes font état de 25.700 Palestiniens tués, de plus de 63.000 autres blessés, de plus de 360.000 logements détruits ou partiellement endommagés et d’environ 1,7 million de personnes déplacées à l’intérieur de Gaza.

• La Cour prend note des différentes déclarations des représentants de l’État d’Israël, de celles des représentants de l’ONU et des différentes organisations humanitaires que nous avons rappelées ci-dessus.

• La Cour est d’avis que les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que la plaignante revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles. Il en va ainsi du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes.

• La Cour rappelle que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées (allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, P. 24).

• La proportionnalité : la réponse à l’attaque du Hamas est largement disproportionnée au regard de l’ampleur des dégâts causés, des souffrances subies par les populations et des pertes humaines et matérielles.

Ordonnance de la CIJ contre Israël : À qui profite cette décision ?

De l’avis de la partie plaignante, la décision répond aux attentes et peut être considérée comme historique, pour les raisons suivantes :

• Se déclarer compétente et dire que la requête de la plaignante est recevable, consacre le droit pour tout État, même non-partie à un conflit, de saisir la CIJ. Elle donne une acception large au droit humanitaire et à l’universalité de l’obligation de protéger les peuples.

• En édictant des mesures conservatoires obligatoires, la Cour déclare tacitement qu’il y a des présomptions ou soupçons d’un possible génocide et que même à ce stade, ces mesures conservatoires et assez coercitives doivent être immédiatement mises en œuvre et qu’Israël doit lui communiquer un rapport sur les actions prises dans un mois. Cela veut dire que la Cour se considère saisie en permanence pendant toute la période qui la sépare du prononcé de la décision définitive.

• La Cour a indiqué que ses décisions étaient obligatoires et exécutoires. En d’autres termes, qu’elle veillerait à ce qu’elles soient opérationnelles.

• Plusieurs juristes du droit international humanitaire ont mis l’accent plus sur les motifs retenus par la Cour pour justifier les mesures conservatoires que sur le dispositif (c’est-à-dire le prononcé de l’ordonnance). Ils estiment que ces motifs sont tellement forts qu’ils serviront également pour la décision définitive. Selon eux, il ne fait pas de doute que la Cour s’est déjà faite une conviction en édictant ces mesures conservatoires.

CIJ : Au-delà de cette ordonnance, quels autres enseignements ?

1. Le Secrétaire général de l’ONU a déclaré qu’il allait transmettre la décision de la CIJ au Conseil de sécurité, ce qui va se traduire par un vote sur un cessez-le-feu dans les prochains jours. Un vote serait prévu mercredi prochain.

2. À aucun moment, la Cour n’a utilisé le mot «terrorisme» ni a condamné le mouvement Hamas. Pourquoi ? La réponse est plutôt d’ordre technique. Le Hamas n’est pas reconnu comme un État et partant n’est pas signataire de la convention sur le génocide. On dit en jargon judiciaire qu’il n’a pas la qualité. Par ailleurs, le Hamas n’est pas partie au procès. En vertu des principes généraux du droit, on ne peut condamner une entité non-partie à un conflit, car elle doit avoir la possibilité de se défendre et présenter ses arguments. Enfin, les mécanismes de mise en œuvre de la décision de la Cour ne peuvent pas lui être appliqués. Rappelons que le Hamas a été placé dans la liste des organisations terroristes par les États-Unis et l’Union européenne.

3. Sur la question des otages retenus par le Hamas, la Cour a exigé leur libération immédiate dans le corps de l’ordonnance, mais pas dans son prononcé, car encore une fois, ce mouvement est étranger à l’affaire. En revanche, ce qui a été reproché par certains juristes sur ce point, c’est la non-réciprocité en ce qui concerne la libération des prisonniers palestiniens incarcérés sans procès dans les geôles israéliennes. Ce faisant, la Cour n’a pas fait de distinction entre les victimes civiles de part et d’autre, avec la différence que dans un cas, il s’agit de la possible violation d’une convention entre États qui donne compétence à la Cour de statuer et dans l’autre cas, une situation de fait (prise d’otages) non couverte par la convention sur le génocide, mais qui n’est pas acceptable.

4. Une telle condamnation pourrait ouvrir le droit à des dédommagements des populations déplacées, blessées ou mutilées et aux ayants droit des personnes tuées ainsi que la prise en charge de la reconstruction par l’État condamné, ce qui pourrait se traduire par des centaines de milliards de dollars.

5. Sur le fait que la Cour n’a pas ordonné le cessez-le-feu, les experts en droit international ont déclaré que la Cour a fait preuve d’intelligence et a évité de se trouver compromise, car le cessez-le-feu est de nature politique, alors que la Cour a pour mission de dire le droit et de qualifier les faits qui lui sont présentés. En revanche, elle a fait en sorte que les 6 mesures conservatoires soient impossibles à satisfaire sans un cessez-le-feu. C’est ce qui expliquerait qu’elle ait donné un délai d’un mois à Israël pour lui rendre compte. Ce serait comme si elle avait utilisé un artifice juridique à double détente :

• La Cour demande à Israël de prendre les 6 mesures.

• La Cour sait que ces mesures sont impossibles à satisfaire tant qu’il n’y a pas un cessez-le-feu.

• La Cour exige un rapport dans un mois. A cette échéance, si elle constate que ces mesures ne sont pas exécutées, elle pourrait alors prendre de nouvelles initiatives beaucoup plus contraignantes pour forcer l’État concerné à accepter un cessez-le-feu.

6. Il est vrai qu’il n’y a pas de contrainte militaire possible pour faire exécuter les décisions de la CIJ, mais les conséquences sont assez coûteuses pour un pays récalcitrant, notamment :

• La possible isolation sur le plan international comme le refus par certains États de poursuivre une coopération militaire ou des ventes d’armes, l’embargo sur des produits agricoles ou autres en provenance des colonies, la dénonciation d’accords de coopération culturels ou autres, voire la rupture des relations diplomatiques.

• L’image renvoyée d’un pays qui ne respecte pas le droit international.

• La saisine de la Cour pénale internationale (CPI). Pour rappel, la CIJ n’a pas vocation à condamner les personnes, tandis que la CPI peut émettre des mandats d’arrêt internationaux contre les personnes qui ont ordonné, incité, couvert ou commis le crime de génocide. Des procédures seraient imminentes auprès de la CPI.

• La contagion de complicité vers des pays ou des entités (fabricants d’armes par exemple) qui pourraient être taxés de complices. Des associations des droits humains ont d’ores et déjà déposé des plaintes devant des juges fédéraux aux États-Unis d’Amérique contre l’administration américaine pour complicité (vente d’armes, soutien politique, véto à l’ONU, participation aux réunions du conseil de guerre israélien).

7. Une des principales conséquences et pas des moindres est la restauration de la confiance dans la justice internationale et la possibilité de demander des comptes à tout État qui en violerait les règles et partant, de rendre cet État enclin à coopérer par exemple pour des solutions de paix durable, au risque de se mettre la communauté internationale sur le dos.

8. Un dernier enseignement, c’est la preuve de la nécessaire réforme du dispositif de la gestion de la paix dans le monde pour un nouvel ordre mondial, notamment l’ONU et le Conseil de sécurité. Certains y voient une remise en cause de la domination du Nord ou de l’Occident et de ses valeurs, réforme portée entre autres par les pays du Sud et les pays dits BRICS.

En conclusion, cette ordonnance de la Cour pourrait-elle favoriser un cessez-le-feu ? À notre sens, il n’est pas impossible qu’elle favorise un échange otages/prisonniers pouvant conduire à un cessez-le-feu et augurer d’une nouvelle ère pour la résolution du conflit israélo-palestinien et constituer un point d’inflexion et une délivrance pour les deux peuples et l’ensemble de la région...

Pour consulter l’ordonnance de la Cour internationale de justice contre Israël, cliquez sur télécharger.
Lisez nos e-Papers