Le Maroc, une exception africaine ?
Depuis le début des années 2000, la Chine s’est imposée comme l’un des principaux acteurs économiques en Afrique. Avec plus de 300 milliards de dollars d’échanges annuels, Pékin a détrôné les puissances occidentales historiques et finance à tour de bras routes, ports, chemins de fer et infrastructures énergétiques. Cette montée en puissance chinoise divise les observateurs : d’un côté, des gouvernements africains y voient une opportunité inédite pour moderniser leurs infrastructures et accélérer leur industrialisation ; de l’autre, des économistes et organisations alertent sur les risques d’endettement massif et de dépendance. «La Chine n’est pas qu’un investisseur : elle est aussi créancière. Certains pays africains, sous pression financière, se retrouvent otages de leurs dettes contractées auprès de Pékin», avertit le rapport.
L’exemple du Kenya est édifiant : en finançant à hauteur de 3,6 milliards de dollars le train reliant Nairobi à Mombasa, la Chine a renforcé les infrastructures du pays, mais a aussi créé un fardeau économique lourd. Le chemin de fer peine à être rentable et Nairobi doit désormais gérer une dette colossale. L’Angola, lui, a hypothéqué ses ressources pétrolières pour rembourser ses dettes à Pékin, un schéma qui pose la question du véritable contrôle des richesses nationales, selon le rapport.
Le Maroc, à l’inverse, semble avoir adopté une approche plus pondérée en négociant des partenariats moins risqués et en diversifiant ses alliances économiques. «Contrairement à d’autres économies africaines, le Maroc ne dépend pas exclusivement des financements chinois. Il diversifie ses alliances et impose des conditions plus strictes sur les investissements étrangers, notamment l’exigence de transférer le savoir et les technologies, le partenariat avec des entreprises marocaines etc.», souligne le rapport. Cette stratégie s’est traduite par plusieurs projets phares, notamment la ville industrielle «Tanger Tech», lancée en partenariat avec le groupe chinois Haite, en février 2023 sur une superficie de 2.167 ha, destinée à accueillir des industries de haute technologie, ou encore le développement du complexe solaire Noor Ouarzazate, où des entreprises chinoises jouent un rôle clé dans le financement et l’installation des équipements. Le rapport cite également le projet d’usine de batteries électriques de Gotion High Tech à Kénitra et première Giga Factory en Afrique, avec un investissement de 1,3 milliard de dollars qui vise à positionner le Maroc comme un acteur majeur dans l’industrie des véhicules électriques. «Si cette dynamique se poursuit, le Maroc pourrait devenir un hub industriel et technologique incontournable entre la Chine et l’Afrique», note le rapport. Le Royaume se distingue aussi par une politique plus exigeante en matière d’intégration locale : contrairement à d’autres pays africains où les entreprises chinoises importent leur propre main-d’œuvre, le Maroc impose des quotas d’emploi local et des transferts de technologie. Mais cette coopération est-elle vraiment équilibrée ?
Si la relation sino-marocaine est plus équilibrée qu’ailleurs en Afrique, elle n’est pas exempte de déséquilibres commerciaux. En 2023, les échanges entre les deux pays ont dépassé les 6 milliards de dollars, mais largement au profit de la Chine, qui exporte au Maroc des machines, équipements électroniques et produits manufacturés, tandis que le Royaume lui vend principalement des phosphates, des produits agricoles et du textile. «La balance commerciale reste fortement déficitaire pour le Maroc, qui doit encore renforcer son industrie pour tirer un meilleur parti de cette coopération», avertissent les auteurs du rapport. En effet, la Chine se classe en tant que troisième fournisseur du Maroc avec 6 milliards de dollars d’exportations vers le Maroc contre 980 millions de dollars d’exportations marocaines en direction de la Chine.
Un rôle pivot entre la Chine et l’Afrique
Le Maroc ne se contente pas de bénéficier des investissements chinois, il se positionne également comme un acteur central dans la stratégie africaine de Pékin. En développant son réseau d’infrastructures et d’industries, le Royaume devient une plateforme logistique et industrielle clé pour les entreprises chinoises qui cherchent à s’implanter en Afrique. Le rapport souligne que Pékin voit en le Maroc un partenaire stratégique pour contourner certaines incertitudes politiques et économiques présentes dans d’autres pays africains. «Grâce à sa stabilité politique et à ses infrastructures avancées, le Maroc représente un point d’entrée sécurisé pour les investisseurs chinois désireux d’étendre leur présence en Afrique», indique le rapport. Ce positionnement s’inscrit dans une logique plus large de coopération Sud-Sud, où le Maroc cherche à jouer un rôle moteur dans l’intégration économique du continent, notamment à travers des projets comme la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). «Le Maroc pourrait devenir un facilitateur entre la Chine et les marchés africains, en proposant des plateformes de production et de distribution adaptées aux réalités du continent», analysent les auteurs du rapport.
Quels défis pour l’avenir ?
Si la coopération sino-marocaine semble plus équilibrée que dans d’autres pays africains, certains défis restent à relever, notamment la réduction du déficit commercial en développant des industries capables d’exporter davantage vers la Chine, le renforcement du transfert technologique pour éviter une dépendance aux entreprises chinoises ou encore la diversification des partenaires économiques pour ne pas tomber dans une relation exclusive avec Pékin. Le rapport met également en garde contre les risques liés à une trop forte concentration des investissements chinois dans certains secteurs stratégiques. «L’enjeu pour le Maroc est d’exploiter les opportunités chinoises sans compromettre sa souveraineté économique», conclut le document.
Entretien avec l'universitaire et président du Centre de la prospection économique et sociale
Ali Ghanbouri : «Il serait naïf d’ignorer les risques associés à une dépendance excessive à la Chine»

Alors que de nombreux pays africains entretiennent une relation déséquilibrée avec la Chine, le Maroc se distingue par une approche stratégique et pondérée. Ali Ghanbouri, président du Centre de la prospection économique et sociale, analyse les leviers qui permettent au Royaume de négocier avec Pékin dans un cadre mutuellement bénéfique. Diversification des partenariats, montée en puissance industrielle et position géopolitique clé... autant d’atouts qui renforcent l’indépendance du Maroc face aux grandes puissances.
Le Matin : Le Maroc est présenté dans votre rapport comme un modèle de coopération équilibrée avec la Chine. À quoi tient cet équilibre ? Et que voulez-vous dire par «coopération équilibrée» ?
Ali Ghanbouri : Contrairement à d’autres pays africains qui ont une relation asymétrique avec la Chine, basée principalement sur l’investissement massif et l’endettement, le Maroc a réussi à établir un partenariat fondé sur une vision stratégique et un bénéfice mutuel. Ce qui distingue la coopération maroco-chinoise, c’est qu’elle ne repose pas sur une logique de dépendance, mais plutôt sur un échange équilibré où le Maroc ne se contente pas d’être un simple récepteur d’investissements et de financements chinois. Cet équilibre tient à plusieurs facteurs, d’abord le Maroc a une politique économique diversifiée, ce qui lui permet d’éviter de mettre tous ses œufs dans le même panier, ensuite il mise sur des projets structurants, comme la cité industrielle de «Tanger Tech», qui sert autant les intérêts marocains que chinois. Enfin, le Maroc s’assure que ses accords avec la Chine incluent des transferts de technologies et des opportunités pour la main-d’œuvre locale, évitant ainsi une sorte de domination chinoise totale sur ses projets économiques.
Est-ce à dire qu’une coopération accrue avec la Chine est porteuse de risques ? Lesquels selon vous ?
Absolument, si la Chine est un partenaire économique incontournable, il serait naïf d’ignorer les risques associés à une dépendance excessive. L’un des principaux dangers est le surendettement, car plusieurs pays africains se sont retrouvés piégés par la «diplomatie de la dette chinoise», où des infrastructures financées par Pékin ont généré des obligations financières insoutenables. Un autre risque est le déséquilibre commercial, le marché chinois reste largement fermé aux exportations africaines, tandis que l’Afrique importe massivement des produits manufacturés chinois, aggravant ainsi le déficit commercial. Enfin, il y a le risque de dépendance technologique et stratégique. Si un pays laisse la Chine contrôler des infrastructures critiques – ports, télécommunications, énergie –, il pourrait se retrouver à perdre une partie de sa souveraineté décisionnelle, c’est ce que le Maroc a bien compris et cherche à éviter en diversifiant ses partenaires économiques et en imposant des conditions plus équilibrées à ses accords avec Pékin.
Aujourd’hui, la Chine prend de plus en plus de place dans l’économie mondiale et africaine. Est-ce que le Maroc a encore une vraie marge de manœuvre pour négocier avec Pékin sans risquer une trop grande dépendance ? Quelles cartes le Maroc peut-il mettre en avant ?
Oui, le Maroc dispose encore d’une marge de manœuvre significative. Contrairement à certains pays africains qui n’ont que leurs ressources naturelles à offrir, le Maroc possède plusieurs atouts stratégiques qui lui permettent de négocier d’égal à égal avec Pékin. D’abord, sa position géographique unique. Situé à la croisée de l’Europe, de l’Afrique et de l’Atlantique, le Maroc est une porte d’entrée idéale pour les entreprises chinoises souhaitant conquérir le marché africain, ce qui lui permet de se positionner comme un hub régional, attirant ainsi des investissements à forte valeur ajoutée. Ensuite, le Maroc mise sur la montée en gamme industrielle, au lieu de se contenter d’importer des produits chinois, il développe ses propres industries automobile, aéronautique, énergies renouvelables, où la Chine peut investir tout en respectant un cadre marocain défini. Enfin, le Maroc peut s’appuyer sur son réseau d’accords de libre-échange avec l’Europe, les États-Unis et plusieurs pays africains, un investisseur chinois qui choisit de s’implanter au Maroc peut ainsi bénéficier d’un accès préférentiel à de nombreux marchés mondiaux.
L’Afrique est devenue un terrain de jeu pour plusieurs puissances : Chine, Inde, Turquie, Europe... Comment le Maroc peut-il naviguer entre ces rivalités pour en tirer le meilleur parti sans perdre son autonomie ?
Le Maroc a toujours adopté une diplomatie pragmatique et multilatérale, il ne s’agit pas de choisir un camp contre un autre, mais de tirer profit des opportunités offertes par chaque acteur international tout en préservant son indépendance. Pour ce faire, le Maroc peut adopter une stratégie en trois volets : premièrement diversifier les partenariats, c’est-à-dire ne pas dépendre exclusivement d’un seul acteur, le Maroc a su maintenir des relations équilibrées avec la Chine, l’Europe, les États-Unis, mais aussi avec des puissances émergentes comme l’Inde et la Turquie. Deuxièmement, miser sur des alliances stratégiques en Afrique. En tant que leader régional, le Maroc peut renforcer son influence en Afrique à travers des projets d’intégration économique, notamment dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Troisièmement, valoriser son positionnement géopolitique : en jouant un rôle de médiateur entre ces puissances, le Maroc peut s’affirmer comme un acteur diplomatique clé et éviter d’être réduit à un simple terrain d’affrontement des grandes puissances.
Compte tenu de la rivalité exacerbée entre la Chine et l’Occident, notamment les États-Unis et l’UE, le Maroc sera-t-il un jour contraint de choisir un camp au détriment de l’autre ?
Cette rivalité sino-occidentale est une réalité géopolitique à laquelle tous les pays doivent faire face, mais cela ne signifie pas forcément que le Maroc devra choisir un camp. Le Royaume a une longue tradition de neutralité stratégique et de pragmatisme diplomatique, il est un allié historique des États-Unis et de l’Europe, tout en entretenant une relation solide avec la Chine, ce qui lui permet de rester un acteur influent sans tomber dans une logique de confrontation. Cependant, il est certain que des pressions extérieures existeront, l’Union européenne et les États-Unis pourraient chercher à freiner le rapprochement du Maroc avec la Chine, notamment sur des secteurs sensibles comme la technologie et les infrastructures stratégiques, mais le Maroc a su jusqu’ici manœuvrer intelligemment en maintenant un équilibre dans ses relations internationales. Le Maroc a une capacité de résilience et d’adaptation qui lui permet de ne pas être pris en otage par cette rivalité. Son objectif n’est pas de choisir un camp, mais de bénéficier au maximum des opportunités offertes par chaque partenaire international.