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La pyramide des âges s’inverse : vers un Maroc de vieux ?

C’est une première dans l’histoire du Royaume : la pyramide des âges s’inverse. Avec moins de jeunes et une population vieillissante en forte progression, le pays entre dans une nouvelle ère. La grande question demeure : le Maroc a-t-il les moyens économiques, sociaux et politiques pour affronter cette mutation et en maîtriser les répercussions ?

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Le Maroc est confronté à une transformation démographique sans précédent, qui pourrait bien redéfinir son avenir. Les résultats du Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) de 2024 révèlent un ralentissement inédit de la croissance démographique, tombée à 0,85%. Néanmoins, le véritable signal d’alarme réside dans l’inversion de la pyramide des âges : la part des jeunes s’amenuise, tandis que celle des seniors grimpe à des niveaux inédits, atteignant près de 14% de la population. Derrière ces chiffres se cachent des défis vertigineux : un système de retraites en péril, des infrastructures sociales sous pression et une économie qui devra composer avec un rétrécissement de sa force de travail.

En effet, «la pyramide des âges enregistre une tendance à l’inversion marquée, d’une part, par la baisse de la part des jeunes de moins de 15 ans de 28,2% en 2014 à 26,5% en 2024 et de la proportion de la population en âge d’activité (15 à 59 ans) de 62,4% en 2014 à 59,7% en 2024 et, d’autre part, par l’augmentation de la proportion des personnes âgées de 60 ans et plus de 9,4% en 2014 à 13,8% en 2024», avait expliqué Chakib Benmoussa, haut-commissaire général au Plan lors d’une conférence de presse tenue le 17 décembre 2024 à Rabat.

Ce vieillissement rapide bouleverse la répartition des âges au Maroc. En une décennie, le nombre de personnes âgées de 60 ans et plus a bondi de 3,2 à près de 5 millions, avec une croissance annuelle bien supérieure à celle du reste de la population. «Cette situation pose des défis importants en matière de prise en charge des besoins spécifiques des personnes âgées, notamment dans les domaines de la santé, de la protection sociale et des infrastructures sociales adaptées», estime le HCP. La question qui se pose toutefois est comment le Maroc, plutôt connu par sa jeunesse exceptionnelle, en est arrivé-là ? Ce phénomène de vieillissement s’explique par des évolutions sociales et économiques profondes. «Le recul de la fécondité, passé de 7 enfants par femme dans les années 1960 à 1,97 en 2024, reflète un bouleversement des priorités : l’éducation, l’emploi et l’autonomie dominent désormais les choix des jeunes couples», explique Mostafa Yahyaoui, professeur de géographie politique.
Ce changement, accentué par l’urbanisation, l’inflation et une meilleure diffusion des méthodes contraceptives, s’accompagne d’un report de l'âge du mariage, avec un âge moyen au premier mariage qui dépasse aujourd’hui 24,6 ans pour les femmes et 30 ans pour les hommes et une augmentation sans précédent des divorces. Une situation qui s’annonce de plus en plus alarmante, tant au niveau social qu’économique.

Un moteur économique en perte de vitesse

Avec moins de jeunes, et donc de force de travail, le Maroc peinera à éviter une crise économique. Une situation qui peut empirer également avec le taux d’émigration élevé constaté parmi les jeunes. Quelque 600 médecins et 600 ingénieurs quittent le pays annuellement et le rêve de quitter le Maroc hante plus d’un tiers des Marocains selon des sondages. Pour Talal Lahlou, docteur en économie et expert en finance islamique, la dynamique démographique est un élément central de la croissance. «Le facteur humain est la première contribution à l'économie, surtout pour un pays comme le Maroc, où les ressources naturelles jouent un rôle limité dans le PIB», explique-t-il. Citant Ibn Khaldoun puis Jean Bodin, il rappelle qu'«il n'est de richesses que d'hommes».
Pour cet économiste, l’équation est claire : une baisse de la population en âge de travailler se traduit par une diminution de la production, de l’innovation et de la consommation. «La croissance économique repose sur trois piliers : le travail, le capital et le progrès technique. Si le facteur travail est impacté, les deux autres en subissent immédiatement les conséquences», avertit Dr Lahlou. L’impact sur la consommation est également préoccupant. «Avec moins de jeunes et de familles, la demande diminue, ce qui ralentit les investissements et, par ricochet, freine l’innovation», poursuit-il. Le vieillissement devient alors une spirale auto-entretenue qui réduit le dynamisme économique du pays.

Une pression croissante sur les systèmes sociaux

Parallèlement, le vieillissement exerce une pression sans précédent sur les systèmes sociaux et de protection. La Caisse marocaine de retraite, déjà en déficit technique de près de 10 milliards de dirhams en 2023, pourrait voir ses réserves épuisées d’ici 2028 si des réformes structurelles ne sont pas mises en place, selon les révélations du rapport annuel 2023-24 de la Cour des comptes publié ce mois de décembre 2024 . «Le seuil de remplacement de la population est atteint et cela impose de repenser l’ensemble de nos politiques publiques», estime le Dr Brahim Akdim, professeur à l’Université Sidi Mohammed Ben Abdellah de Fès. Ainsi, Dr Akdim considère que «les infrastructures sanitaires, les services sociaux et les régimes de retraite doivent évoluer pour répondre aux besoins spécifiques des seniors, tout en évitant de peser excessivement sur les générations plus jeunes». L’augmentation de la durée de vie et le poids croissant des dépenses de santé associées nécessiteraient ainsi des investissements massifs.

Une fracture sociale en perspective

Sur le plan social, le vieillissement pourrait exacerber les inégalités. Les personnes âgées, en particulier celles issues de milieux défavorisés, risquent de se retrouver marginalisées si les infrastructures adaptées ne suivent pas. Mostafa Yahyaoui précise que «l’évolution vers des familles nucléaires affaiblit les mécanismes traditionnels de solidarité intergénérationnelle, notamment dans les zones rurales, où les seniors se retrouvent de plus en plus isolés». Avec une population urbaine atteignant 62,8% en 2024, les disparités entre villes et campagnes s’aggravent. Tandis que les centres urbains concentrent les richesses et les infrastructures, les zones rurales, privées de leurs jeunes partis chercher des opportunités, peinent à maintenir une activité économique viable. «Cette dualité renforce les inégalités territoriales et fragilise la cohésion nationale», souligne M. Yahyaoui. La charge de la prise en charge des personnes âgées, souvent assumée par les femmes, exacerbe également les inégalités de genre. «Les femmes, déjà sous-représentées sur le marché du travail, voient leur autonomie compromise par ce fardeau croissant», ajoute-t-il.

Défis Vs opportunités

Malgré ces risques, des opportunités existent si le Maroc adopte une approche proactive. Avec un ton optimiste, Dr Akdim souligne que «l’innovation doit être au cœur de notre réponse. Les défis d’aujourd’hui peuvent être transformés en leviers de croissance pour demain». Investir dans la technologie, promouvoir un vieillissement actif et revaloriser les métiers liés aux soins des seniors sont autant de pistes à explorer. Pour sa part, Dr Talal Lahlou met en garde contre des solutions qui, bien que souvent envisagées, ne s’attaquent pas aux causes profondes du problème. «L’augmentation de l’âge de départ à la retraite, des cotisations ou des taxes sont des mesures temporaires qui peuvent soulager le système à court terme, mais elles ne résolvent rien structurellement», souligne-t-il.

Le Maroc devra également envisager des options plus ambitieuses. «Investir dans la technologie et promouvoir la natalité par des politiques de valorisation familiale sont des pistes à explorer. Mais cela nécessite un engagement politique fort et une vision à long terme», insiste Dr Lahlou. Pour lui, ces défis trouvent leur origine dans un modèle sociétal importé, où l'individualisme et le matérialisme ont fragilisé les structures familiales traditionnelles et réduit la fécondité. Il rappelle que d’autres pays, confrontés à des dynamiques similaires, ont expérimenté des solutions variées, comme la privatisation des retraites ou l’introduction de régimes par capitalisation. «Ces options, bien qu’efficaces dans certains contextes, doivent être adaptées à la réalité marocaine, qui reste marquée par une forte disparité entre zones rurales et urbaines», précise-t-il. Cependant, Dr Lahlou avertit que l'adoption de ces mesures isolées ne suffira pas. «Il faut repenser l'ensemble de notre modèle de développement, en intégrant des politiques inclusives et durables qui soutiennent les jeunes générations tout en répondant aux besoins des plus âgés.» Face à cette situation, l’heure n’est plus au constat, mais à l’action. «La transition démographique impose une vision futuriste d’encadrement, de gestion et d’accompagnement», conclut le Dr Akdim. Une vision qui nécessite une volonté politique forte et des réformes ambitieuses pour garantir que le vieillissement, loin d’être une fatalité, devienne une opportunité pour construire un Maroc inclusif et résilient.

Questions au professeur de géographie politique et d’évaluation des politiques publiques à la FLSH de Mohammedia, Université Hassan II

Mostafa Yahyaoui : «Pour mieux se préparer à la nouvelle dynamique démographique, le Maroc a besoin de renforcer la coordination des politiques publiques et stimuler les dynamiques territoriales en matière d’investissement»

La pyramide des âges s’inverse : vers un Maroc de vieux ?



Pour la première fois dans l’histoire récente du Maroc, le HCP vient d’annoncer que le taux de fécondité est désormais inférieur au seuil de remplacement des générations. Quels sont, selon vous, les plus grands défis auxquels le Maroc est confronté dans le cadre de cette transition démographique ?


Les grands défis liés à la transition démographique du Maroc comprennent le chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans, la fragilité des systèmes de sécurité sociale et de soins de santé face au vieillissement de la population, les disparités entre les zones rurales et urbaines en termes d’accès aux services et aux biens sociaux, ainsi que la viabilité économique dans le contexte de la nécessité d’accroître la productivité et de garantir la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée pour maintenir la compétitivité. Pour mieux se préparer à cette dynamique démographique, le Maroc a besoin de renforcer la coordination des politiques publiques et stimuler les dynamiques territoriales en matière d’investissement. Il est impératif d’assurer une synergie entre les secteurs clés tels que l’éducation, l’emploi, la protection sociale et l’urbanisme, afin de maximiser les opportunités offertes par le dividende démographique tout en répondant efficacement aux défis qu’il engendre. Une telle approche permettra au pays de tirer parti de cette transition, en capitalisant sur ses opportunités, tout en atténuant ses impacts négatifs.

Quels sont les secteurs qui doivent s'adapter en priorité à cette transition démographique ?

Pour maximiser les opportunités économiques offertes par le ralentissement de la croissance démographique tout en atténuant les risques qui en découlent, je pense que le Maroc devrait poursuivre et intensifier sa stratégie de ciblage socio-économique des politiques sociales, visant :

1. L'amélioration de la productivité du travail (les investissements dans l'éducation, la formation professionnelle et la transition numérique).

2. Le développement des secteurs à haute valeur ajoutée telles que la technologie, l'énergie verte et l'industrie manufacturière de pointe. ceci peut stimuler la transformation économique et absorber efficacement la main-d'œuvre.

3. Le renforcement de la durabilité des systèmes de protection sociale mis en place ces deux dernières années dans le cadre du projet gouvernemental sur l’État social, ces dispositifs doivent être adaptés pour anticiper les besoins et permettre de faire face à l'impact fiscal d'une population vieillissante.

4. La promotion de la participation des femmes au marché du travail, sachant que dans ces dernières années, le Maroc a connu une baisse continue de leur taux d'activité qui est passé de 28,1% en 2000 à 19% en 2023.

De nombreux secteurs doivent s’adapter aux transformations démographiques que connaît le Maroc. Avec une espérance de vie moyenne atteignant 77,6 ans en 2024, le système de santé est appelé à accorder une priorité accrue aux services dédiés aux maladies chroniques et aux soins pour les personnes âgées. La proportion croissante de cette population nécessitera le développement des soins gériatriques et des services de santé de longue durée. En ce qui concerne l’adéquation entre l’éducation et l’emploi, les systèmes éducatifs doivent évoluer d’un modèle axé sur la quantité à un modèle centré sur la qualité, en alignant les programmes d’enseignement sur les exigences du marché du travail. Cela inclut la formation professionnelle, essentielle pour lutter contre le chômage des jeunes en milieu urbain, qui a atteint 21,2 % en 2024, marquant une hausse significative par rapport aux 19,3% enregistrés au cours de la décennie précédente.

Enfin, l’urbanisation rapide, avec une population urbaine atteignant 62,8% en 2024, exige une intervention publique ambitieuse et cohérente. Cela inclut des mesures visant à répondre aux besoins en logement, à améliorer les infrastructures de transport, à optimiser la gestion des déchets, à lutter contre les formes d’habitat insalubre et à mettre à niveau des centres émergents ainsi que des petites villes situées en périphérie des grandes agglomérations.

Le Maroc est-il en train de suivre les tendances démographiques des pays développés ? Cela pourrait-il changer sa position géopolitique dans la région ?

Le Maroc présente des dynamiques démographiques comparables à celles des pays développés, marquées par une baisse des taux de fécondité, un vieillissement progressif de la population et une urbanisation accrue. Ces transformations démographiques sont appelées à influencer sa position géopolitique dans la région. En tant que pays à la fois d’origine et de transit pour les flux migratoires, le Maroc voit ces dynamiques influer sur ses relations avec les pays subsahariens et l’Union européenne, en façonnant ses priorités diplomatiques et sécuritaires. Grâce à sa position géographique stratégique et à la vision Royale, la convergence entre ses évolutions démographiques et son engagement proactif envers le continent africain confère au Maroc le rôle de passerelle entre l’Afrique et l’Europe, consolidant ainsi son influence géopolitique.

Par ailleurs, cette transition démographique s’inscrit en cohérence avec l’ambitieuse stratégie africaine du pays, lui permettant de renforcer son rôle et d’exercer une influence significative dans la région. Le Maroc a, ainsi, la possibilité de conserver son double statut d'économie développée et de puissance régionale en Afrique, en capitalisant sur sa stabilité politique et son potentiel économique pour renforcer son rôle dans les affaires régionales. Cela est particulièrement pertinent au sein des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, où le Maroc demeure le principal investisseur africain, avec des exportations s’élevant à environ 32,7 milliards de dirhams en 2023, soit une croissance de 100% par rapport à 2013. Cependant, le vieillissement de la population, l’émigration des jeunes vers l’Europe et la diminution de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée risquent de compromettre son avantage concurrentiel. Ces défis devront être compensés par des gains de productivité accrus et des politiques d’immigration.

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