«L’Institut Royal des études stratégiques a depuis sa création accordé une attention particulière à la question de la gouvernance, qui figure parmi les cinq piliers de sa grille de lecture du monde», explique Mohammed Tawfik Mouline en introduction. Ce rapport, conçu selon la méta-méthode prospective (Comprendre, Anticiper, Proposer), ambitionne de contribuer à la compréhension et à l’anticipation des principaux défis dans un monde devenu vulnérable, incertain, critique et artificiel.
La gouvernance : un concept en constante évolution
La gouvernance, bien plus qu’un simple exercice du pouvoir, désigne l’ensemble des processus et des institutions à travers lesquels sont élaborées et mises en œuvre les politiques, les stratégies et les décisions ayant un impact sur une communauté donnée. Elle se distingue du gouvernement par un éventail plus large d’acteurs et de mécanismes. «La gouvernance est un phénomène ancestral, une pratique d’une forme de démocratie première et directe», souligne le rapport de l’IRES. Le concept puiserait ses racines en Afrique, autour de «cette lointaine volonté des hommes d’organiser la vie en société autour de l’arbre à palabres». Au fil des siècles, la notion a évolué, passant par la gouvernance d’entreprise dans les années 1980 jusqu’à s’imposer dans le vocabulaire des organisations internationales telles que la Banque mondiale et l’Union européenne.Le rapport distingue plusieurs typologies : gouvernance politique, économique, sociale, environnementale et locale. Chacune reflète la diversité des contextes et des défis auxquels les sociétés sont confrontées. Dans les sociétés musulmanes, par exemple, «le concept de gouvernance s’étendrait aux systèmes de gouvernement, de gestion et d’administration des organisations et des individus en se conformant aux préceptes islamiques fondamentaux, lesquels régissent tant les aspects spirituels que séculaires de la vie».
Un triple facteur de changement qui remet en question les modèles traditionnels
La nécessité de repenser la gouvernance actuelle s’impose face à trois facteurs majeurs de changement : une complexité accrue, une crise de confiance généralisée et une mutation profonde des acteurs. «Depuis les années 1980, avec l’émergence du néolibéralisme porté par le thatchérisme et le reaganisme, l’État a vu son rôle redéployé, entraînant une réduction de ses capacités d’action», indique Mohammed Tawfik Mouline. Cette évolution a conduit à des politiques d’austérité et à une succession de crises, tant dans les pays ultralibéraux que dans ceux dotés d’un État-providence.La crise de confiance, quant à elle, s’est renforcée depuis le milieu des années 2000. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), seuls 41% des citoyens de ses États-membres accordaient leur confiance aux autorités publiques en 2022. Les raisons de cette défiance sont multiples : manque de transparence, inégalités croissantes, promesses non tenues et succession de crises.
Le troisième facteur concerne la mutation des acteurs. «Les acteurs de la gouvernance sont en train de changer», explique le rapport. Si les catégories restent similaires (citoyens, organes étatiques, organisations internationales, opérateurs économiques, société civile, médias), leurs transformations résultent des redéfinitions du rôle de l’État et de ses interactions avec les autres acteurs.
Les difficultés actuelles d’une gouvernance efficace
Face à ces transformations, la gouvernance rencontre des obstacles considérables, classés en trois catégories principales : les difficultés sociétales, informationnelles et institutionnelles. «L’effritement de la confiance» figure parmi les principales difficultés sociétales, alors même que «la réussite du processus dépend du degré de confiance existant entre les parties prenantes», note le directeur général de l’IRES. S’y ajoutent «l’émergence de modes désorganisés de consultation» et «la prééminence des réseaux sociaux» qui remettent en cause tant les informations obtenues que la légitimité des décideurs. Sur le plan informationnel, les réseaux sociaux représentent «l’une des plus grandes menaces pour le processus de bonne gouvernance». La diffusion de fausses informations, le non-respect de la vie privée et la polarisation sociale complexifient considérablement l’établissement d’un consensus et la prise de décision collective. Quant aux difficultés institutionnelles, elles concernent particulièrement la gouvernance mondiale, entravée par trois obstacles majeurs : «la souveraineté nationale mais surtout les souverainetés hégémoniques», «la persistance du clivage Nord-Sud» et «l’hégémonie occidentale institutionnalisée».Une période critique aux multiples défis
«Les prochaines décennies seront marquées à la fois par des mégatendances, qui continuent de se manifester au fil des siècles et par des émergences susceptibles de se transformer en futures mégatendances», prévient le rapport. Ces dynamiques induiront des pressions supplémentaires sur la marche du monde, exacerbées par le caractère VUCA 2 (vulnérable, incertain, critique et artificiel) de la période actuelle.Parmi les mégatendances identifiées figurent une démographie à la fois explosive et vieillissante, un environnement naturel en souffrance, les limites du modèle économique mondial et la substitution Homme-machine. À cela s’ajoutent des émergences comme une société désenchantée, la faillite des systèmes éducatifs, l’accroissement des mouvements migratoires ou encore des changements technologiques radicaux qui «divisent le monde plus qu’ils ne l’unissent».
Face à ces perspectives, trois nouveaux besoins de gouvernance deviennent critiques : la gouvernance de la planète autour du nexus Climat-Ressources-Énergie, la gouvernance du virtuel pour encadrer notamment l’intelligence artificielle et la gouvernance de la noosphère (hyperconnexion mondiale), cette «sphère de connaissance» qui englobe toute l’activité intellectuelle de l’humanité.
Mohammed Tawfik Mouline insiste sur la gravité de la situation : «La complexité accrue des situations et des problématiques, la crise de confiance dans les institutions investies d’une autorité légitime et l’érosion des principaux acteurs de la gouvernance, publique et privée, se conjuguent aujourd’hui pour opérer une transformation, qui représente la toile de fond des défis majeurs que la gouvernance du 21e siècle doit relever».
Vers une gouvernance planétaire et adaptative
Prenant acte des défis identifiés, le rapport de l’IRES propose une vision renouvelée de la gouvernance articulée autour de plusieurs piliers fondamentaux. Le premier pilier réside dans les principes directeurs transversaux : «La factualité et la rationalité» pour fonder les décisions sur des preuves solides, «la participation et la transparence» pour renforcer la confiance, et «l’agilité pédagogique de la crise» pour rendre les pouvoirs publics plus réactifs.À ces principes s’ajoutent deux nouveaux axes majeurs : l’identité planétaire et la priorité à la résolution des problèmes complexes. L’identité planétaire suggère «un sens d’appartenance commune à la Terre, transcendant les identités multiples», favorisé par la globalisation des communications et la prise de conscience des atteintes à l’environnement mondial. «La planétarisation correspond à la prise de conscience, d’une part, de l’état de la planète et, d’autre part, du fait que toutes ses composantes – territoires, écosystèmes, biomes et humains – sont reliées», explique le rapport. «C’est à l’échelle de la planète qu’il faudrait penser l’avenir et élaborer des politiques publiques idoines». Pour y parvenir, trois caractéristiques essentielles sont préconisées : la pensée systémique pour affronter les interdépendances, l’approche holistique pour atteindre un développement soutenable et l’utilisation des nouvelles technologies pour améliorer l’efficacité.
Le modèle marocain : une vision singulière et des contributions concrètes
Le Maroc, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi Mohammed VI, a développé un modèle «maroco-marocain» singulier, rejetant tout suivisme d’exemples exogènes. Ce modèle «ambitionne de conforter les bases d’une société démocratique, de promouvoir la citoyenneté, la liberté, la participation, le respect systématique des droits de l’Homme et de veiller à la modernisation de la gouvernance». Sur la scène internationale, le Royaume défend fermement les principes de bonne gouvernance et y participe activement. «La doctrine adoptée par le Maroc au sujet de la gouvernance mondiale traduit la volonté du Royaume de contribuer activement à la construction d’un monde plus humain, plus juste, plus stable et plus prospère», souligne Mohammed Tawfik Mouline.Cette vision se concrétise à travers plusieurs actions notables : l’organisation de deux Conférences des Parties (COP) en 2001 et 2016, l’engagement en faveur de la paix et de la solidarité internationale via l’envoi de contingents marocains dans le cadre des opérations onusiennes, la promotion du dialogue entre les civilisations, la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la maîtrise du champ religieux et la conduite d’une politique migratoire «à visage humain». «Le Maroc participe activement à la résolution des grands défis mondiaux», affirme le rapport, qui rappelle également l’appel de Tanger lancé en septembre 2015, à la veille de l’Accord de Paris, par Sa Majesté le Roi Mohammed VI et le Président français François Hollande, reflétant l’engagement du Royaume dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Vers un modèle de gouvernance avant-gardiste pour le Royaume
Les considérations précédentes montrent que le Maroc dispose d’une vision à long terme et des instruments nécessaires à la mise en œuvre d’une bonne gouvernance. Toutefois, le rapport préconise l’adoption d’un nouveau modèle de gouvernance «en vue d’accélérer la marche du Royaume vers l’émergence, tout en répondant aux aspirations croissantes de la population en matière de bien-être et de justice sociale».Ce modèle, qui pourrait constituer un pilier central du projet de société d’avenir, devrait s’articuler autour de trois axes principaux :
premièrement, «ancrer définitivement les principes directeurs de la gouvernance dans la pratique des acteurs publics», ce qui implique une reconfiguration des politiques publiques reposant sur la factualité, la rationalité, la transparence et la participation. Deuxièmement, «mettre en place une gouvernance anticipative et adaptative», fondée sur le développement de l’anticipation, la mise en place d’un système de planification stratégique, l’adaptation de la gouvernance des finances publiques et la consolidation d’une administration citoyenne. Troisièmement, «préparer l’émergence d’une nouvelle génération éduquée au futur», formée à la complexité, à la transversalité et aux enjeux du futur, en intégrant la pensée du futur dans l’éducation et en développant des outils prospectifs.

Dans sa conclusion, Mohammed Tawfik Mouline a insisté sur la nécessité d’une transformation profonde : «Pour changer les modes d’action, il faut d’abord faire évoluer la manière dont on pense le monde, effectuer un changement de paradigme qui permette d’adopter une vision globale et systémique des enjeux». Le rapport de l’IRES constitue ainsi une contribution majeure à la réflexion sur les modalités d’une gouvernance adaptée au monde d’aujourd’hui et de demain. En proposant à la fois une analyse détaillée des défis et des pistes concrètes d’action, il offre des clés précieuses pour naviguer dans un monde en mutation permanente, où l’interdépendance des enjeux exige des approches novatrices et concertées.
Face à un avenir incertain mais non sans espoir, la gouvernance, telle qu’elle est conçue dans ce rapport, représente non seulement un instrument de gestion des affaires publiques, mais aussi et surtout un vecteur de transformation positive, capable de répondre aux aspirations des populations tout en préservant l’équilibre planétaire.