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Les mythes historiques de l’Algérie et ses frontières : l’éclairage de Bernard Lugan

Avec son nouvel ouvrage «Histoire des Algéries, des origines à nos jours», Bernard Lugan s’attaque à un tabou tenace : celui d’un récit national algérien qu’il juge fabriqué de toutes pièces. Dans cet entretien, l’historien revient sur les fractures internes occultées par le discours officiel, dénonce les silences gênants autour du rôle du Maroc dans la guerre d’indépendance et décrypte les racines historiques des tensions toujours vives entre Alger et Rabat.

Bernard Lugan.
Bernard Lugan.
Le Matin : M. Lugan, vous venez de publier «Histoire des Algéries, des origines à nos jours», un livre qui remet en cause les fondations historiques du récit national algérien. Qu’espérez-vous montrer à travers ce livre ?

Bernard Lugan : L’historien que je suis ne se satisfait pas des dogmes imposés par l’histoire officielle algérienne qui est une histoire fabriquée. Elle le fut d’ailleurs dès l’indépendance, quand, pour tenter de donner une cohérence aux différents ensembles algériens, le FLN imposa un nationalisme arabo-musulman reposant sur le postulat d’une Algérie arabe. Dès 1962, la chaire de Berbère fut supprimée à la faculté d’Alger et Abderrahmane Ben Hamida, ministre de l’Éducation nationale, déclara que «Les Berbères sont une invention des Pères Blancs». La revendication berbère fut alors présentée comme une conspiration séparatiste dirigée contre l’Algérie, l’islam et la langue arabe.

L’histoire de la guerre d’indépendance racontée par le régime algérien et par les manuels officiels est celle d’un peuple unanimement dressé contre le colonisateur français. Qu’en fut-il en réalité ?

Là encore nous sommes une fois de plus en présence d’une histoire fabriquée. En effet, durant les années 1954-1962, contrairement à ce que prétend l’histoire officielle algérienne, le corps social algérien fut profondément divisé : Berbères contre Arabes, FLN contre MNA (Mouvement national), GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) contre armée des frontières, partisans de la France contre nationalistes. Au mois de mars 1962, environ 250.000 Algériens servaient dans l’armée française. Selon le 2e Bureau français, le nombre de maquisards était alors de 15.200, tant réguliers qu’auxiliaires à l’intérieur, et environ 32.000 à l’extérieur où ils formaient l’ALN, soit 22.000 en Tunisie et 10.000 au Maroc. Au total, et toujours selon les sources françaises, les effectifs combattants des indépendantistes étaient donc d’environ 50.000 hommes, soit cinq fois moins que les Algériens servant dans l’armée française.

Les sources algériennes n’indiquent pas de grosses différences par rapport aux sources militaires françaises. Benyoucef Benkhedda, dernier président du GPRA, a ainsi écrit qu’à la fin de la guerre, les maquis de l’intérieur comptaient 35.000 combattants (15.200 pour les sources françaises). Si nous y ajoutons les 32.000 hommes stationnés au Maroc et en Tunisie, les sources algériennes donnent donc un effectif d’environ 70.000 hommes, contre, et nous l’avons vu, 250.000 Algériens servant alors dans l’armée française. Il est donc faux de parler d’un peuple uni comme un seul homme dans le combat indépendantiste. D’autant plus que, selon l’ancien ministre algérien Abdeslam Ali Rachidi, «tout le monde sait que 90% des anciens combattants, les moudjahidine, sont des faux» (El Watan, 12 décembre 2015).



Vous parlez des «Algéries» au pluriel, en soulignant l'absence d’unité avant la colonisation française. Pourquoi, selon vous, est-il encore si difficile, aujourd’hui, de parler de l’histoire de l’Algérie de façon dépassionnée ?

Pour vous répondre, je reviens à Mohamed Harbi qui parle de l’histoire comme «enfer et paradis des Algériens». «Enfer» effectivement, car l’histoire montre que l’Algérie n’existait pas avant 1962, d’où ce complexe existentiel qui habite ses dirigeants et qui interdit chez eux toute analyse rationnelle. Mais, paradoxe, pour eux, cette histoire est en même temps «Paradis», parce que, pour oublier qu’elle est un «Enfer», ils ont fabriqué une artificielle épopée valorisante à laquelle ils sont condamnés à faire semblant de croire et sur laquelle repose la «légitimité» du régime. Le fond du problème est que le «Système» algérien sait que ses jours sont comptés et que, pour simplement gagner du temps, pour retarder l’inévitable implosion, il a besoin d’un dérivatif nationaliste. Très exactement comme en 1963, quand la «guerre des sables» lui permit d’éviter la sécession de la Kabylie par la désignation d’un ennemi commode, le Maroc.

Boualem Sansal a récemment été condamné à cinq ans de prison pour avoir simplement rappelé que l’ouest algérien prêtait allégeance au Sultan du Maroc avant 1830. Et pourtant, une partie de la gauche française a préféré garder le silence, voire justifier l’autoritarisme du régime algérien. Pourquoi, à votre avis, cette complaisance intellectuelle ?

C’est pour avoir osé toucher au mythe fondateur d’une Algérie historiquement prétendument une et indivisible, crime très sévèrement puni par le Code pénal algérien, que Boualem Sansal a été emprisonné. Le «Système» qui l’a pris en otage et qui dirige l’Algérie ne peut en effet tolérer la moindre atteinte au dogme historique national, toute remise en cause représentant en effet une menace existentielle pour lui. Or le pouvoir algérien dispose de relais fidèles en France. Ces auxiliaires dévoués et zélés forment à la fois le poumon de la diplomatie parallèle d’Alger et le porte-voix de ses services. Héritiers des «porteurs de valises», on trouve parmi eux des journalistes complaisants ou incultes, sans parler de militants poursuivant un combat révolutionnaire de destruction de la société française. Tous véhiculent et popularisent dans l’espace médiatique l’histoire officielle algérienne écrite depuis 1962 et à laquelle l’école de Benjamin Stora donne un label «scientifique». Contrôlant à la fois l’université, la politique et le monde des médias, ils ont réussi à imposer en France l’exclusivité de la fausse histoire sur laquelle repose la «légitimité» du pouvoir algérien.

Histoire et géographie sont souvent intiment liées. La géographie, l’Algérie la doit à son histoire coloniale. N’est-ce pas là où le bât blesse ? n’est-ce pas là l’origine de ses problèmes avec le Maroc ?

Oui, car avant la colonisation française, l’ouest de l'Algérie (Béchar, Tindouf, Tidikelt, Gourara, Saoura, Tabelbala, etc.) faisait partie intégrante du Maroc et ce fut la France qui, pour créer l’Algérie française, les en détacha. Pour encore aggraver son cas, Boualem Sansal ajouta que, durant la guerre d’indépendance, hébergés et aidés diplomatiquement, financièrement et militairement par Rabat, les dirigeants algériens s’étaient engagés à ce que, une fois l’indépendance obtenue, soient restitués au Maroc des territoires qui lui avaient été arrachés par la colonisation. Or, après 1962, non seulement Alger n'a pas respecté sa parole, mais, plus encore, a déclenché contre le Maroc la guerre des Sables de 1963...

Peut-on espérer une évolution du discours algérien sur l’histoire ? Ou sommes-nous condamnés à une guerre mémorielle entretenue par le régime pour masquer ses échecs internes ?

Il est permis d’espérer que la prochaine génération de dirigeants algériens regardera vers l’avenir et non plus des postulats idéologiques appartenant à une époque révolue.

En 2024, vous avez publié l’ouvrage : «Le Sahara occidental en 10 questions». Ce livre apporte un éclairage nouveau sur une problématique géopolitique des plus complexes. Quelles thèses y défendez-vous ?

En 1956, le Maroc recouvrit son indépendance, mais pas sa totale souveraineté territoriale. Le 2 mars et le 7 avril 1956, cette dernière ne fut en effet rétablie que sur les deux anciennes zones des Protectorats français et espagnol. Le Maroc fut alors placé face à une situation injustifiable juridiquement et intolérable historiquement. Il était en effet demandé à l’État marocain millénaire d’entériner la perte de ses provinces de l’Est (Touat, Saoura, Tidikelt, Gourara et région de Tindouf), et d’accepter leur rattachement à l’Algérie, État mis au monde en 1962 par le colonisateur. Une Algérie qui, s’affirmant l’héritière de la France coloniale, refusa toute négociation territoriale avec le Maroc, violant ainsi ses propres engagements et reniant sa signature.

Ensuite, au moment de la décolonisation du Sahara espagnol (le Sahara occidental), il fut demandé au Maroc d’accepter que ses provinces sahariennes de Saquia el Hamra et Oued Eddahab occupées par l’Espagne, deviennent un «État sahraoui», pseudopode d’une Algérie voulant s’ouvrir sur l’océan Atlantique. Or, selon le droit international, le Maroc étant un «État démembré par la colonisation», il devait donc, après les indépendances, être reconstitué dans ses frontières précoloniales. Appuyé sur l’histoire et sur le droit international, le Maroc a constamment soutenu que les lignes de démarcation établies unilatéralement par les colonisateurs français et espagnol n’étaient pas opposables à ses droits historiques, même si ces derniers avaient été mis sous tutelle durant plusieurs décennies à l’époque du Protectorat.

L’Algérie s’est tout au contraire arc-boutée sur l’état de fait colonial, c’est-à-dire sur le maintien des frontières nées de la colonisation, que ces limites aient été de véritables frontières ou de simples lignes de démarcation administratives à l’intérieur d’ensembles coloniaux. Et cela, en vertu du principe édicté par l’ONU selon lequel «les frontières des États nouveaux sont établies d'après les frontières des anciennes provinces coloniales auxquelles ces États succèdent». Or ce principe ne s’appliquait pas au Maroc, pays historiquement souverain, mais seulement, et comme l’écrit très clairement l’ONU, aux «États nouveaux» créés par la colonisation, c’est-à-dire à la plupart des pays africains, dont l’Algérie, et non à l’État marocain millénaire.

Qu’espère, selon vous, le régime algérien en s’obstinant à œuvrer pour la partition du Maroc ?

Non contente d’hériter des frontières coloniales tracées à son profit par la France aux dépens du Maroc, l’Algérie formule des exigences insolites au sujet du Sahara occidental, un territoire immémorialement marocain et sur lequel elle n’a, et par définition, aucun droit. En réalité, enclavée dans une Méditerranée fermée par le détroit de Gibraltar, l’Algérie inventa la fiction d’un «État sahraoui» vassal dont la création lui aurait permis de disposer d’une ouverture sur le grand large atlantique. Ce faisant, l’Algérie indépendante s’affirmait donc une fois encore comme l’héritière directe de la fraction la plus ultra du colonialisme français, celle qui avait nourri le projet insensé d’enlever le Sud marocain au Maroc afin d’offrir une fenêtre atlantique à l’Algérie française.

Pensez-vous qu’avec les évolutions qu’a connues ce dossier, le régime d’Alger finira par se rendre à l’évidence et mettre fin à ses hostilités ou qu'au contraire l’antimarocanisme fait partie de son ADN ?

Je l’ignore. Je me limite à un constat qui est que la crise qui s’exacerbe chaque jour un peu plus entre l’Algérie et le Maroc s’explique parce que l’Algérie est au pied du mur. Durant des années, niant son soutien plus que direct au Polisario, elle a voulu faire croire qu’elle n’était qu’une observatrice de la question du Sahara occidental. Or l’effondrement du Polisario l’oblige désormais à agir en première ligne dans une surenchère verbale et militaire d’une totale inefficacité. Alger sait en effet très bien que ses exigences concernant le Sahara marocain ne pourront jamais être satisfaites, car le Maroc n’acceptera jamais de renoncer à ses provinces sahariennes. Après avoir unilatéralement rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, puis après avoir interdit son espace aérien à ses avions civils et mis un terme au projet de gazoduc à destination de l’Espagne transitant par le Maroc, le discours guerrier algérien monte constamment de niveau. Et alors que le Maroc s’abstient de toute déclaration belliqueuse, le gouvernement algérien multiplie les déclarations hostiles relayées par une presse clairement belliciste.
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