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Défis sécuritaires en Afrique : pourquoi faut-il rompre avec les approches classiques ?

À Rabat, la 9ᵉ édition de la Conférence sur la paix et la sécurité en Afrique, organisée par le Policy Center for the New South (PCNS), s’est proposé de sonder les fragilités des groupements régionaux et leur incapacité à apporter des réponses efficaces au problème de l’instabilité dans le continent. Cet événement, organisé les 19 et 20 juin à l’Université Mohammed VI Polytechnique de Rabat, a mis en lumière la nécessité d’une refondation du multilatéralisme mondial, mais aussi des mécanismes africains de gestion des conflits. Chercheurs, experts et politiques ont partagé leurs analyses et diagnostics, et exploré les conditions à remplir pour que l’Afrique puisse enfin vivre dans la paix et la stabilité.

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Réunis à l’Université Mohammed VI Polytechnique de Rabat pour la 9ᵉ édition de la Conférence annuelle sur la paix et la sécurité en Afrique (APSACO), organisée par le Policy Center for the New South, chercheurs, diplomates, universitaires et experts ont engagé le débat sur les défis de souveraineté, d’intégration et de stabilité dans le continent africain. Une réflexion de haut vol a été menée pour sonder les incertitudes d’un ordre mondial en mutation et explorer les moyens de les traverser sans en faire les frais.

En ouverture de cette rencontre, Karim El Aynaoui, président exécutif du PCNS, a souligné la nécessité d’adapter les grilles d’analyse aux spécificités des réalités africaines, appelant à la construction d’une tradition africaine de réflexion collective sur les enjeux cruciaux de la paix et de la sécurité. Karim El Aynaoui a donc donné le la dès le départ : dans un contexte mondial marqué par une profonde recomposition des équilibres politiques et économiques, les approches classiques en matière de gestion des crises et des conflits montrent leurs limites. La conférence se propose donc de remettre en question les paradigmes hérités du passé, et d’explorer de nouvelles pistes dans un esprit de lucidité et d’innovation.

Embrasser la diversité et non la combattre

Dans son intervention à l’APSACO, Georg Charpentier, conseiller principal Moyen-Orient et Afrique du Nord au Centre Martti Ahtisaari pour la paix (CMI), a mis en exergue l’urgente nécessité de revoir les fondements de la gouvernance internationale face à un ordre mondial en pleine recomposition, soulignant que la domination occidentale, longtemps prise pour acquise, cède la place à une multipolarité où émergent des acteurs nouveaux comme la Turquie, la Chine ou les pays du Golfe. Plutôt que d’y voir une menace, il invite à saisir cette évolution comme une opportunité pour opérer un certain rééquilibrage et plus de diversité dans les rapports globaux.

Pour G. Charpentier, il est impératif d’abandonner le « prisme eurocentré » et de tendre enfin l’oreille aux voix autres. La diversité des systèmes politiques, des cultures et des traditions doit être perçue comme une richesse fondamentale, non comme un obstacle. Sur le terrain africain, l’expert a critiqué les limites des mécanismes traditionnels de résolution des crises, en Libye, au Sahel ou au Soudan, pointant l’absence de dialogues véritablement inclusifs et légitimes. Selon lui, cette lacune freine toute avancée durable vers la paix.

Charpentier a qualifié la situation en Libye d’échec collectif, soulignant que depuis 2011, les pays arabes n’ont pas su reprendre la main dans la gestion de cette crise. Il a également déploré l’incapacité de la communauté internationale à jouer un rôle constructif, aggravée par l’absence d’un véritable dialogue national inclusif. Cette carence fondamentale dans la gouvernance locale a contribué à la fragmentation persistante et à l’instabilité qui continuent de miner la Libye aujourd’hui. Face à ces défis, G. Charpentier plaide pour une réforme profonde des institutions internationales, qui doivent redevenir des espaces de coopération fondée sur la confiance plutôt que sur la méfiance. En somme, il propose une vision ambitieuse : construire un ordre mondial plus juste et équilibré, capable de reconnaître et d’intégrer la pluralité des réalités politiques et culturelles pour relever les enjeux du XXIe siècle.

Trois foyers de crise, une même impasse institutionnelle

De son côté, Lemine Ould Mohammed Salem, ambassadeur, chargé de mission auprès du ministre des Affaires étrangères de la coopération et des Mauritaniens de l’extérieur, a jeté la lumière sur les profondes transformations qui traversent le Sahel, l’Afrique centrale et la région des Grands Lacs. Il a indiqué à cet égard que si ces régions suivaient des trajectoires distinctes, elles partageaint néanmoins un même défi : l’instabilité persistante née d’une gouvernance fragmentée et d’une crise de légitimité des élites.

Au-delà de ces symptômes visibles, la situation dans ces pays a des racines profondes de ces crises, selon le diplomate, citant notamment une marginalisation historique, un sentiment d’abandon des populations et une rupture croissante entre les États et leurs sociétés. Dans ce sens, il a relevé que la désorganisation des efforts internationaux et le manque de coordination avec les acteurs locaux affaiblissent les processus de sortie de crise. Pour Ould Mohammed Salem, le rôle des sociétés civiles, des chefs traditionnels et des leaders religieux est primordial. Ces acteurs locaux, trop souvent négligés, détiennent des clés essentielles pour restaurer la confiance et promouvoir des solutions durables, a-t-il précisé, plaidant pour une réorientation des partenariats sécuritaires, en faveur d’alliances plus horizontales, inclusives et respectueuses des spécificités locales et des réalités du terrain.

La crise congolaise, une illustration poignante de la régionalisation des conflits

Évoquant la crise qui secoue la République démocratique du Congo, Oussama Tayebi, chercheur en relations internationales au Policy Center for the New South, a mis en avant la complexité de ce conflit où s’entremêlent des dynamiques internes et des enjeux transfrontaliers, rendant la situation particulièrement quasiment ingérable. Ce constat, relève Tayebi, prouve l’échec des mécanismes africains censés répondre aux défis sécuritaires dans le continent, pointant l’absence criante de coordination entre l’Union africaine et les groupements régionaux. Cette «fragmentation institutionnelle», loin d’être anodine, contribue directement à l’aggravation des tensions et à la prolifération des groupes armés, alimentant un cercle vicieux de violence et d’instabilité.

Le chercheur marocain a donc souligné que pour le moment l’expression «solutions africaines aux problèmes africains» n’est pas plus qu’un simple slogan dépourvu de contenu concret, appelant à un véritable engagement institutionnel, capable de coordonner les multiples initiatives nationales et régionales afin de les faire aboutir. Face à cette impasse, il a plaidé pour le développement de nouveaux outils africains, adaptés aux réalités du continent, qui sauraient conjuguer efficacité et légitimité, et redonner aux acteurs africains les moyens d’agir de manière autonome et coordonnée.

Terrorisme : nécessité d’une lutte globale face à un mal enraciné et protéiforme

Parmi les manifestations les plus éclatantes de l’instabilité en Afrique, le terrorisme s’avère une menace persistante. Hassan Saoud, expert en sécurité et relations internationales, a souligné dans ce sens que cette menace ne saurait être appréhendée isolément de son environnement politique et socioéconomique, mais doit être comprise comme l’expression d’un phénomène global profondément enraciné dans des fragilités structurelles. Selon lui, les multiples formes d’activités criminelles, telles que la piraterie et d’autres manifestations du terrorisme, tirent profit des vulnérabilités spécifiques à certains territoires (pauvreté, déficiences sociales et éducatives...), lesquelles requièrent des réponses à la fois ciblées et coordonnées.

Partant de là, H. Saoud a plaidé en faveur d’une approche holistique, articulant étroitement les dimensions sécuritaires, sociales et économiques dans les zones affectées. Il a ainsi préconisé de dépasser les réponses fragmentaires et ponctuelles pour construire une stratégie cohérente et durable, capable d’appréhender la complexité des réalités locales. Pour lui, cette démarche intégrée constitue la condition sine qua non d’une stabilité pérenne sur le continent. Selon l’expert, toute vision réductrice susceptible d’occulter les dynamiques économiques, sociales et territoriales sous-jacentes est vouée à l’échec.

Intégration régionale et renouveau des paradigmes africains de la sécurité

Dans ce contexte de recomposition géopolitique et de questionnements profonds sur la sécurité continentale, plusieurs intervenants ont souligné la nécessité de repenser les fondements mêmes de l’intégration africaine. Ancien secrétaire général du gouvernement du Cap-Vert, Helio Sanches a mis l’accent sur l’urgence d’une intégration économique tangible, soulignant que les États africains devaient transférer une part de leur souveraineté aux institutions régionales. Cette démarche, qu’il qualifie de nécessaire, requiert une volonté politique et des engagements interétatiques forts afin de bâtir une union africaine robuste, apte à s’affirmer dans un contexte mondial de plus en plus imprévisible.

Dans le même ordre d’idées, Moussa Touré, coordinateur de l’Université de GAO au Mali, a proposé un nouveau paradigme intellectuel fondé sur la «multipolarité civilisationnelle». En prônant une émancipation vis-à-vis des cadres conceptuels extérieurs, M. Touré plaide pour une redéfinition de l’unité régionale fondée sur les héritages endogènes et les ressources symboliques propres aux sociétés africaines. L’universitaire malien invite à reconnaître et valoriser les référentiels culturels, historiques et institutionnels sahéliens, souvent marginalisés par les modèles classiques d’intégration.
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