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Aawatif Hayar : La violence psychologique est l’une des plus difficiles à cerner et à combattre

Le ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille organise, jusqu’au 10 décembre, la 21e Campagne nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles. Dans cet entretien accordé au «Matin», Aawatif Hayar, ministre de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, rappelle les objectifs de cette campagne et dresse un état des lieux de ce fléau au Maroc.

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Le Matin : Tout d’abord, rappelez-nous l’état des lieux aujourd’hui des violences à l’égard des femmes au Maroc ?

Aawatif Hayar :
La violence à l’égard des femmes constitue l’une des violations des droits humains les plus répandues au niveau mondial. Au Maroc, les femmes représentent plus de la moitié de la population, et plus de la moitié des Marocaines sont touchées par des violences de différentes typologies. Les chiffres de l’Enquête nationale de prévalence de la violence à l’égard des femmes menée par le Haut-Commissariat au Plan (HCP) en 2019 indiquent que 82% des femmes âgées de 15 à 74 ans ont subi au moins un acte de violence, toutes formes confondues, durant leur vie, avec un taux de 57% durant les 12 mois précédant l’enquête. Quelles soient des femmes scolarisées ou en activité, toutes les catégories de femmes peuvent être touchées.

Cette prévalence globale est encore plus élevée dans certaines régions du Maroc, notamment à Casablanca-Settat (92,8%), Béni Mellal-Khénifra (92,5%), Tanger-Tétouan-Al Hoceïma (91%) et Souss-Massa (90,3%). Elle est, cependant, moins élevée dans d’autres régions, comme l’Oriental (71,3%), les régions du Sud (76,3) et Draâ-Tafilalet (78%). Ces pourcentages élevés illustrent l’aspect structurel de la violence dans la société marocaine.

Tous contextes confondus, la violence psychologique reste la plus dominante avec un taux de prévalence de près de 47,5%, soit 6,4 millions de femmes qui en souffrent. Quant aux autres formes de violence, 1,8 million de femmes ont subi une violence sexuelle, soit un taux de prévalence de 13,6%, 1,7 million de femmes ont été victimes de violence physique (12,9%), et 1,9 million de femmes ont subi une violence économique (14,3%). La violence électronique, quant à elle, touche près de 1,5 million de femmes (13,8%).

Selon le HCP, les auteurs de violence diffèrent selon chaque milieu. Dans le contexte du travail, 52,7% des femmes victimes de violence (FVV) psychologique et/ou physique et/ou sexuelle dans le cadre du travail, incriminent leurs supérieurs hiérarchiques. Dans les lieux d’étude et de formation, plus de 22 femmes sur 100 y ont subi une ou plusieurs formes de violence durant les 12 mois précédant l’enquête, que ce soit par leurs camarades, leurs enseignants ou des personnes externes. Les formes de violence (psychologique, physique et sexuelle) perpétrées dans le cadre familial stricto sensu, 23,5% de femmes sont victimes de violence perpétrée par le père et 22,1% par le frère.

Concernant les auteurs de la violence électronique, elle est surtout perpétrée par des hommes (86,2%), et particulièrement des hommes inconnus (72,6%).

Et quels sont les types de violence les plus difficiles à combattre ?

Généralement, un type de violence est difficile à combattre lorsque les stéréotypes qui l’entourent sont enracinés dans la culture des auteurs. C’est aussi lorsque cette violence est basée sur le Genre et découle de rapports de pouvoir inégalitaire entre les hommes et les femmes.

À titre illustratif, les chiffres du HCP sur la violence conjugale indiquent un taux de 52%. Ce type de violence se déroule dans un espace clos, privé, qui est le foyer, et généralement beaucoup de personnes refusent de témoigner. Ce qui rend ce type de violence difficile à combattre.

Ensuite, la violence psychologique, qui est aussi largement répandue parmi les femmes âgées de 15 à 74 ans avec un taux de 47%, est également classée parmi les formes de violence les plus difficiles à cerner et à combattre, vu son caractère invisible et difficile à prouver.

Quel est l’objectif de la Campagne nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles pour cette année ?

La 21e Campagne nationale de lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles a été lancée lundi 27 novembre 2023 en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour la population, sur le thème «Pour un environnement sûr qui protège les femmes et les filles de la violence» et avec pour slogan «La violence contre les femmes est condamnée, mobilisons-nous pour la signaler en tous lieux».

Cette campagne, qui se poursuit jusqu’au 10 décembre en alignement avec les «16 Journées d’activisme» onusien, s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre des Hautes Instructions Royales visant la consolidation de leurs droits, le renforcement de leur autonomisation, notamment économique pour contribuer pleinement au développement de notre pays, tout en leur assurant un environnement sûr permettant de les protéger de toute forme de violence ou de discrimination.

Elle a pour objectif de promouvoir l’ancrage de la culture de la dénonciation de la violence, de lutter contre l’impunité des auteurs de violences et de sensibiliser toutes les franges de la société à l’importance d’assurer la protection des femmes contre toutes les formes de violence et en tous lieux.

Cette campagne constitue pour le ministère un rendez-vous annuel important dans le processus de mobilisation sociétale, pour la capitalisation des acquis en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et de promotion de leurs droits, l’incitation à la création d’un environnement sain rejetant toute forme de violence et de discrimination et à l’implication des différents acteurs, institutionnels et/ou associatifs, dans les efforts nationaux visant à lutter contre ce phénomène.

Cette campagne s’inscrit également dans le cadre de la poursuite des efforts du ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille, visant la mise en œuvre du troisième Plan gouvernemental pour l’égalité, qui permet d’assurer la convergence de tous les programmes et initiatives entrepris par le pôle social, les départements gouvernementaux et le secteur privé ainsi que les collectivités territoriales pour consacrer les valeurs de l’égalité.

Le thème retenu pour cette campagne est «Pour un environnement sûr qui protège les femmes et les filles de la violence». Pourquoi le choix de ce thème ? Et comment, selon vous, peut-on assurer un environnement sûr ?

Le choix de ce thème découle des efforts déployés par le ministère en vue de travailler en convergence avec les partenaires de la chaîne de prise en charge des victimes de violence pour créer un écosystème efficace de prise en charge des FVV et de mobiliser l’ensemble des acteurs dans le cadre du troisième Plan gouvernemental de l’égalité (PGEIII) qui est la politique publique de l’égalité à créer et mettre en place les programmes, les mécanismes et conditions favorables à un environnement sûr et protecteur. Le Programme 2.1 «Prévention et Protection : environnement protecteur des femmes» du «PGEIII» corrobore cette vision et cette volonté et vise l’ancrage de la culture de la dénonciation, pour permettre ainsi la promotion des droits des femmes victimes de violence, et favoriser leur accès aux différents services de prise en charge disponibles.

Pour assurer un environnement sûr permettant de protéger les femmes, il faut une consolidation des efforts de tous les intervenants, un encouragement des victimes à la dénonciation et le renforcement de la chaîne de prise en charge.

À cet égard, le nombre d’Espaces multifonctionnels pour les femmes, qui assurent la prise en charge des femmes victimes de violence, que le ministère de la Solidarité, de l’insertion sociale et de la famille appuie, en partenariat avec l’Entraide nationale, a atteint 105 centres répartis sur l’ensemble du Royaume, y compris des localités rurales.

Au cours du lancement de la 21e Campagne, le 27 novembre 2023, nous avons signé 57 conventions avec les centres d’écoute et d’orientation pour les femmes victimes de violence, pour renforcer cette chaîne de prise en charge des FVV.

Pourquoi, d’après vous, le phénomène semble prendre de plus en plus d’ampleur ?

Tout d’abord, il faudrait signaler qu’en dépit du caractère structurel du phénomène de la violence basée sur le genre, le chiffre national y afférent a connu globalement une tendance à la baisse entre 2009 et 2019. La part des femmes ayant subi au moins un acte de violence a régressé de 6 points de pourcentage, passant de 63% à 57%. Cette baisse est de 10 points en milieu urbain et de près d’un point en milieu rural.

Quant aux causes des violences à l’égard des femmes, et toujours selon les résultats de l’Enquête nationale de prévalence de la violence à l’égard des femmes de 2019 publiée par le HCP, la pauvreté et les conflits d’intérêt matériel sont identifiés comme principales causes, notamment dans le contexte conjugal.

Concernant la sphère publique, on retrouve la consommation des drogues et d’alcool et le chômage des jeunes comme principales causes de la violence faite aux femmes. Viennent également comme causes de cette violence la méconnaissance de la loi 103-13 et du recours à la protection institutionnelle, la persistance des stéréotypes sexistes, la non-dénonciation des violences, la peur des représailles...

Parlez-nous des efforts du ministère pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes, notamment la cyber-violence...

Le ministère a adopté une approche globale et intégrée en matière de lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles, et ce en harmonie avec le nouveau contexte national et la vision du nouveau modèle de développement en la matière.

Dans ce cadre, le ministère a procédé à l’élaboration d’une nouvelle stratégie «GISSR» pour un développement social inclusif, innovant et durable 2022-2026, qui place la lutte contre les violences faites aux femmes parmi ses principaux axes en prenant en considération les quatre piliers internationaux : Prévention, Protection, Prise en charge et Pénalisation.

De ce fait, et pour combattre les violences faites aux femmes et aux filles, notamment la cyber-violence, il est important de suivre une approche intégrée en misant sur la prévention en premier lieu, la sensibilisation, la protection et la prise en charge et l’hébergement, sans oublier l’importance du renforcement de l’arsenal juridique.

Pour cela, la loi 103.13 et son décret d’application ont inclus un ensemble de mesures de lutte contre la violence numérique qui soutiennent ladite approche globale.

Sur le Plan sensibilisation, la vingtième Campagne nationale de sensibilisation pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes et des filles, lancée par le ministère à l’occasion des «16 Jours d’activisme» de 2022 a été articulée autour de la violence faite via l’espace virtuel et électronique, sous le thème «Tous pour un espace numérique responsable et sécurisé pour les femmes et les filles», dont le choix porté sur la thématique fait suite à la prolifération de la cyber-violence. Le nombre d’utilisateurs de réseaux sociaux qui ont été touchés par ladite campagne a atteint 1.500.000, et le spot de sensibilisation que nous avons lancé a été visionné par environ un million de personnes, avec un taux d’interaction de plus de 70.500, uniquement pendant la période allant du 25 novembre au 27 décembre 2022. Ceci montre la forte mobilisation sur le sujet ainsi que le volume d’engagement dans la Campagne digitale que nous avons lancée et qui s’est poursuivie tout au long de l’année.

Au total, le nombre d’activités de sensibilisation et de prise de conscience organisées dans le cadre de cette campagne a atteint plus de 372 activités dans diverses régions du Royaume, avec l’implication active de toutes les composantes du pôle social (rencontres, séminaires, activités culturelles et artistiques, formations...), et avec la participation de plus de 27.435 hommes et femmes (5.691 hommes et garçons et 21.744 femmes et filles). Ces données dévoilent l’étendue de la participation et de l’implication de tous les acteurs aux niveaux national, régional et local.

Avez-vous des statistiques récentes sur les affaires portées devant la justice en général et selon le type de violence ?

La présidence du ministère public a traité 23.879 affaires relatives à la violence à l’égard des femmes en 2021, soit une augmentation de 31% par rapport à l’année précédente.

Les affaires relatives à la violence physique arrivent en tête des affaires portées devant la justice avec un taux de 42%, suivies de la violence psychique avec 30% et la violence économique avec 18%. La violence sexuelle vient en dernier lieu avec un taux de 10%.

Les conjoints sont les principaux auteurs des violences portées devant la justice avec un taux de près de 50%, suivis de personnes étrangères à la victime avec 45%.

Selon l’enquête nationale de prévalence de la violence à l’égard des femmes, seuls 10,4% – 7,5% dans l’espace conjugal et 11,3% dans l’espace extra-conjugal – ont engagé une action juridique ou ont déposé une plainte auprès des autorités compétentes (gendarmerie, pouvoir judiciaire, autorité locale) après avoir subi une violence physique et/ou sexuelle, 13% en cas de violence physique et seulement 3% en cas de violence sexuelle.

Ainsi, quel que soit le contexte, les femmes déclarent rarement aux autorités concernées les actes de violence subis, exception faite des agressions physiques survenant dans les espaces publics qui sont déclarées par 30% des victimes. La dénonciation des violences faites aux femmes est rarement effectuée.

Les associations féministes attendent avec impatience la révision du Code de la famille, mais aussi la loi 103-13. Quels sont, d’après vous, les points à changer dans ces deux textes qui permettront de mieux protéger les femmes contre la violence ?

Suite aux Hautes Directives Royales, la révision du Code de la famille se fait en concertation avec toutes les parties concernées et en tant que département gouvernemental chargé de la femme, de la famille et de l’enfance, nous apportons notre contribution selon les missions qui nous sont attribuées en prenant en considération les mutations sociales.

Par ailleurs, la loi 103.13 relative à la lutte contre la violence à l’égard des femmes représente une avancée qualitative dans l’arsenal juridique marocain. Dans un esprit de suivi et d’évaluation, le ministère a publié en mars 2023 une étude menée avec d’autres partenaires institutionnels, visant l’évaluation de la mise en œuvre de cette loi et de son décret d’application, qui a ressorti un ensemble de recommandations qui pourront faire l’objet d’amendements, aussi bien au niveau des sanctions pénales, que des dispositions procédurales.
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