Casablanca a accueilli, le 8 mai dernier, une table ronde autour de la thématique «Penser l’Islam au prisme des féminismes : lectures plurielles depuis l’Afrique», dans le cadre du cycle de débats d’idées «Penser l’Islam depuis le Maroc, la France et le Sénégal». Cette rencontre, organisée par l’Institut français du Maroc en collaboration avec plusieurs institutions académiques partenaires, notamment le Centre Jacques Berque, l’Université Internationale de Rabat, l’Institut fondamental d’Afrique noire, l’Institut national des langues et civilisations orientales, la Faculté des lettres et des sciences humaines Aïn Chock de l’Université Hassan II et l’Institut œcuménique de théologie Al Mowafaqa, a mis en lumière la pluralité des voix féminines qui interrogent, renouvellent et incarnent les liens entre Islam et émancipation.
À l’amphithéâtre Driss Chraïbi de la Faculté des lettres et des sciences humaines Aïn Chock, chercheuses et militantes ont croisé leurs analyses sur des questions aussi fondamentales que complexes : Comment penser les féminismes islamiques depuis l’Afrique ? Quels rapports les femmes entretiennent-elles au religieux dans leur quête de dignité, de justice et d’égalité ? Comment les féminismes africains, dans leur ancrage historique, culturel et religieux, enrichissent-ils la pensée critique contemporaine ?
Participant à cette rencontre, Asma Lamrabet, essayiste et engagée dans la relecture réformiste de l’Islam en général et sur la question des femmes en particulier, a rappelé que le féminisme spirituel, décolonial dans lequel elle s’inscrit, ne cherche pas à calquer des lectures occidentales du féminisme sur le monde musulman, mais à relire les textes religieux à la lumière d’une éthique d’égalité. Pour elle, il s’agit surtout d’un mouvement endogène, intellectuel et spirituel, porté par des femmes musulmanes, souvent croyantes, qui ne veulent pas choisir entre foi et droits. En mettant en avant des figures historiques féminines de l’islam, et en déconstruisant les lectures patriarcales des textes, ce courant ouvre la voie à une réappropriation critique de la tradition.
Juriste spécialisée en genre, développement et droits humains, la Sénégalaise Maimouna Yade se positionne pour sa part comme une voix critique et engagée au sein des débats sur les liens entre islam, féminismes et culture en Afrique francophone. Se définissant comme féministe radicale, africaine, noire et musulmane, elle refuse de s’enfermer dans la notion de «féminisme islamique», qu’elle juge limitative, préférant se définir comme une féministe laïque attentive aux dimensions spirituelles et culturelles de l’émancipation. Elle adopte une approche intersectionnelle pour interroger les structures patriarcales inscrites dans l’histoire précoloniale, islamique et coloniale de l’Afrique.
Ce terme, utilisé par les femmes elles-mêmes, désigne des pratiques prostitutionnelles qui mêlent plaisir personnel, quête de revenus et espoir d’une conjugalité stable, notamment par le mariage.
Contrairement aux idées reçues opposant religiosité et comportements dits déviants, Mériam Cheikh met en lumière un attachement profond à la foi dans ces espaces où cohabitent transgressions et spiritualité. La religiosité y prend des formes diverses : prières, récitations, pratiques ésotériques, mais aussi savoirs circulant au sein de collectifs féminins, sans hiérarchie figée. «Les apprentissages religieux dans ces milieux féminins populaires, souvent considérés comme éloignés des normes religieuses officielles, sont en réalité très ancrés. Les femmes discutent fréquemment de religion, se transmettent des connaissances, s’observent mutuellement et adaptent ce qui leur paraît pertinent selon leur vécu. Les savoirs religieux ou spirituels circulent ainsi au sein de ces collectifs de “filles qui sortent” et cohabitent, se construisant sans hiérarchie figée. J’ai observé, par exemple, des femmes ayant un niveau d’éducation élevé apprendre de femmes peu ou pas scolarisées – et inversement».
Ce terrain dévoile ainsi une construction dynamique et partagée des savoirs religieux, souvent éloignée des normes officielles. Certaines femmes intègrent la religiosité d’amies ou de colocataires, l’adaptant à leur vécu, entre quête de respectabilité et volonté de transformation. Le concept de «Tawba» (repentir) devient central dans les parcours de certaines, permettant de faire évoluer des relations marquées par la prostitution vers des unions légitimées par le mariage. Cette mobilisation active du religieux devient alors un levier d’émancipation féminine, porteur de transformations sociales et morales, et révélateur d’un féminisme islamique quotidien.
Dans son analyse des mutations genrées et sexuelles au sein des classes populaires, la chercheuse met également en lumière la redéfinition des normes liées au don dans les relations affectives. Alors que l’idéologie économique traditionnelle reposait sur le rôle d’entretien des hommes, elle observe une remise en question de cette norme. Certains partenaires masculins refusent d’endosser ce rôle, incitant les femmes à déconstruire la norme du «recevoir». Ce désapprentissage visait à rompre avec une idéologie économique des rapports de genre encore très prégnante dans la société marocaine et largement légitimée par les lectures canoniques de l’islam. Les dons se transforment : plus d’argent, mais des gestes symboliques, des cadeaux, des preuves d’une intimité modernisée. Ces réajustements contraignent les femmes à repenser leurs attentes dans un système de rencontres – appelé «l’msahba» – souvent défavorable à leurs intérêts, mais aussi à développer des formes de résistance vernaculaires, à la croisée de l’intime et du politique.
L’anthropologue déconstruit par ailleurs les stéréotypes sur les femmes musulmanes perçues comme passives ou soumises. Le titre même de sa recherche, «Les filles qui sortent», affirme la capacité d’agir de ces femmes. De la discothèque au cabinet de gynécologie, en passant par les associations de lutte contre le sida, «Mawquf» (lieu d’embauche), un poste-frontière ou commissariat, ses enquêtes révèlent des femmes actives, inventives, capables de composer avec des environnements contraints. Sans minimiser les violences qu’elles subissent, Mériam Cheikh insiste sur les compétences déployées pour survivre, négocier, s’émanciper. «Certaines notions centrales issues de l’Islam peuvent constituer de puissants appuis émotionnels et psychiques, comme le concept de “Niya” ou encore celui de “Ridâ al-walidin”», précise-t-elle.
À travers cette anthropologie du quotidien, c’est une autre lecture du féminisme islamique qui s’impose, loin des grandes tribunes ou des discours militants classiques. Celui d’une émancipation enracinée dans l’expérience, les savoirs religieux, les relations affectives, les ajustements économiques et les espoirs tenaces d’un avenir meilleur.
La méthodologie que j’adopte consiste donc à revenir aux textes eux-mêmes, tout en analysant les siècles d’exégèse qui les ont suivis. Le corpus interprétatif autour du Coran est extraordinairement vaste, et il révèle une récurrence de lectures patriarcales et discriminatoires. On y retrouve également des emprunts directs aux traditions monothéistes antérieures. Ainsi, des éléments issus des lectures patriarcales de la Bible, qu’il s’agisse du christianisme ou du judaïsme, ont été transposés dans l’exégèse musulmane.
Cela s’explique notamment par l’existence d’un champ d’études appelé «Isra’iliyyat», qui correspond à l’intégration dans les commentaires coraniques de récits provenant des traditions juives et chrétiennes. Les exégètes musulmans, reconnaissant l’Islam comme la continuité des religions précédentes, ont souvent puisé dans ces sources. Un exemple emblématique est celui de la création d’Ève à partir d’une côte d’Adam – récit qui ne figure absolument pas dans le Coran, où la création est décrite comme équitable : l’homme et la femme y sont créés à partir d’un substrat essentiel, un «Nafs wahida», un souffle spirituel unique.
Pourtant, cette lecture égalitaire a été occultée au profit d’une interprétation patriarcale issue des récits bibliques, reproduite telle quelle dans les commentaires musulmans. Ce récit, pourtant absent du texte coranique, est devenu universellement associé à la misogynie fondatrice. Or même dans la tradition chrétienne et juive, des lectures alternatives existent. Mais, dans tous les cas, c’est la version patriarcale qui s’est imposée.
Vous insistez souvent sur la nécessité de distinguer l’Islam des traditions patriarcales locales. Concrètement, comment faites-vous cette distinction dans vos travaux ?
Je ne suis pas la seule à œuvrer dans ce sens. Il s’agit d’une dynamique académique et théologique qui a émergé depuis une trentaine d’années, en particulier dans les universités occidentales, notamment anglo-saxonnes, mais également dans des sociétés musulmanes asiatiques. C’est dans ces espaces que des chercheuses comme Amina Wadoud, Asma Barlas ou encore Riffat Hassan ont ouvert la voie.
Elles ont montré qu’une relecture des textes sacrés à partir d’une perspective féminine révélait un écart considérable entre le contenu même de ces textes, certaines traditions prophétiques – pas toutes – et l’interprétation qu’en ont fait les savants, que ce soit à travers l’exégèse ou la jurisprudence islamique. Ces interprétations, dans leur majorité, sont empreintes de discriminations, même si certaines exceptions existent.
Une seconde génération de chercheuses s’est ensuite consacrée à l’analyse de l’ensemble des versets et passages concernant les femmes. Elles ont mis en évidence l’ampleur des lectures patriarcales qui, dans toutes les religions, tendent à inférioriser les femmes. C’est ainsi qu’a émergé une approche scientifique et critique des textes, inscrite dans un mouvement réformiste musulman plus large, dont les prémices remontent à la fin du XIXe siècle avec des penseurs comme Mohamed Abdou, dans le contexte de la renaissance arabe en Égypte. Mais ce réformisme initial n’était pas allé jusqu’au bout de la réflexion sur les femmes.
C’est pourquoi ce sont les femmes elles-mêmes qui ont repris ce chantier, à travers une démarche rigoureuse, universitaire, pour démontrer les mécanismes d’exclusion. Il s’agit, à bien des égards, d’une entreprise inédite depuis quatorze siècles.
Peut-on dire que le féminisme islamique tel que vous le concevez relève d’un féminisme de réinterprétation plus que de confrontation ?
Absolument. Mais je souhaiterais au préalable corriger une confusion fréquente autour de cette notion. Le terme de «féminisme islamique» est aujourd’hui galvaudé. Il ne s’agit pas d’un féminisme unique, mais de féminismes en contexte musulman.
Les femmes qui travaillent sur les textes à partir de leur vécu de musulmanes ne se définissent généralement pas comme porteuses d’un «féminisme islamique». Cette appellation a été introduite par des universitaires anglo-saxonnes, comme Margot Badran, qui a observé en Égypte des femmes relisant les textes religieux à partir d’une perspective féminine, et a présenté cela comme une nouvelle forme de féminisme.
Or, il ne s’agit pas d’un féminisme politique ou militant, ni d’un féminisme religieux, comme on l’a parfois caricaturé. Ce que l’on désigne, aujourd’hui, sous cette étiquette est en réalité un courant pluriel. Il regroupe des chercheuses comme Amina Wadoud aux États-Unis, Ziba Mir-Hosseini, anthropologue, Oumaima Aboubakr en Égypte, ou encore Zainah Anwar en Malaisie. Chacune mène une réflexion à partir des textes sacrés et des lois qui en sont issues, dans le but de proposer des stratégies d’émancipation et de justice pour les femmes.
Ce féminisme auquel j’adhère s’inscrit dans une théologie de la libération, à la fois spirituelle et décoloniale. Il ne s’oppose pas aux hommes, bien au contraire. Il entend œuvrer avec eux, car l’oppression dans nos sociétés du Sud global touche à la fois les femmes et les hommes. Certes, les femmes subissent une oppression plus intense, mais tant que les hommes ne sont pas eux-mêmes libérés de certains carcans, les femmes ne le seront pas non plus. Cette théologie de libération, enracinée dans le spirituel, est aujourd’hui portée par de nombreux penseurs et penseuses, hommes et femmes, qui entreprennent une relecture des textes dans cette perspective.
En tant qu’ancienne directrice d’un centre d’études féminines en Islam au sein d’une institution religieuse, quels ont été les principaux freins – mais aussi les leviers – pour faire évoluer le discours religieux de l’intérieur ?
Cette expérience a été à la fois porteuse et limitée. Limitée, car il est illusoire de penser transformer profondément les mentalités en une décennie. J’ai dirigé ce centre durant dix ans, mais les résistances culturelles, fruit de décennies – voire de siècles – de transmission patriarcale, sont profondes.
Cela dit, un changement s’est opéré : non pas un renversement total de vision, mais une évolution dans l’attitude. Un respect nouveau s’est manifesté vis-à-vis des questions soulevées, des discriminations dénoncées, et des silences institutionnels sur certains sujets jugés jusqu’alors intouchables. Nous avons pu, par notre travail, ouvrir des brèches dans ce mur du sacré – des espaces de débat ont vu le jour. Je considère que l’essentiel du travail accompli réside dans cette ouverture au dialogue. Il s’agit d’une démarche que l’on peut poursuivre, car j’ai aujourd’hui reçu des retours de jeunes théologiens et théologiennes qui étaient présents à l’époque, et je constate avec intérêt leur parcours. Il faut avouer que cela suscite un espoir immense, car tous ont réévalué leurs positions.
C’est précisément cela qu’il faut encourager. Certes, les autres, que j’appelle le clergé, détiennent encore les rênes, car bien que l’Islam n’ait pas de clergé officiel, ces figures sont les gardiennes de l’ordre établi. Elles résisteront, car remettre en question leurs autorités, c’est remettre en cause l’ensemble de leur pouvoir. Cependant, je reste confiante dans ces jeunes théologiens et théologiennes, qui ont été interpellés sur ce qu’ils ne possédaient pas encore : l’outil de la raison critique, qui leur faisait défaut. Aujourd’hui, poser des questions n’est plus un tabou. Je suis convaincue que c’est un aspect fondamental de l’évolution.
Le féminisme islamique que vous défendez constitue-t-il une alternative aux approches féministes occidentales ou un cadre complémentaire ?
Je ne considère pas que ce soit un cadre complémentaire, car chaque région, chaque pays, chaque contexte dispose de ses propres stratégies, de ses traditions et de son système patriarcal. Bien qu’il existe des principes universels que nous partageons avec ce que l’on appelle les féminismes en général, à savoir la lutte pour l’égalité, l’émancipation, la lutte contre la discrimination et la dignité des femmes, ces principes sont, dans leur essence, universels. En effet, ils concernent toutes les femmes, même celles qui n’ont pas théorisé le féminisme. C’est quelque chose qui peut même être considéré comme inné. Ainsi, partout dans le monde, les femmes ont, à un moment donné, lutté pour changer et tenter de renverser l’injustice dans laquelle elles vivaient. Ce n’est donc pas quelque chose de complémentaire, mais un mélange de tout cela.
J’ai une amie, professeure sud-africaine spécialisée dans le féminisme islamique, Sa’diyya Shaikh, qui affirme que notre vision du féminisme n’appartient ni à l’Orient, ni à l’Occident, mais inclut les deux sans leur appartenir. Cela signifie que dans le contexte où nous nous trouvons, nous allons chercher des outils qui résonnent et qui sont audibles. Par exemple, au Maroc, ce qui est aujourd’hui audible et mobilise la société, c’est la religion. Nous le constatons dans tous les débats d’actualité : quel que soit le sujet, dès que l’on aborde ces questions, la dimension religieuse resurgit. Ainsi, disposer des outils pour parler le même langage est essentiel. Car, quand on arrive avec un langage universel abstrait, faisant référence aux droits humains, à la démocratie, au contexte géopolitique actuel, il y a un rejet systématique. En revanche, si l’on se place à l’intérieur de cette tradition, riche de sa civilisation et de tout ce qu’elle a apporté, tout en déconstruisant les concepts injustes et discriminatoires et en réutilisant les outils issus de cette richesse, avec un langage reconnu et légitime, alors nous obtenons une reconnaissance et nous sommes écoutés. Les féministes laïques et séculaires, grâce à tout le travail qu’elles ont accompli, ont été essentielles dans les avancées que nous connaissons aujourd’hui, il ne faut jamais l’oublier. Cependant, leur langage a parfois été inaudible, précisément parce qu’il s’éloignait trop de cette tradition.
Peut-on parler aujourd’hui d’une théologie du genre dans les pensées féministes africaines musulmanes ? Quels sont, selon vous, les apports les plus novateurs dans ce champ ?
C’est une question qui est aujourd’hui remise en cause, même dans le féminisme dit universel et dans les débats qui se tiennent en Occident, notamment dans les milieux académiques. Je trouve que la théorie du genre a joué un rôle très important, en fournissant des outils pour la parité et l’égalité, dans de nombreux domaines, qu’ils soient universitaires ou administratifs. Nous le voyons au Maroc, où elle a été utilisée pour les quotas et pour la parité, entre autres. Cela a été un instrument pratique.
Cependant, l’idéologie qui accompagne la théorie du genre remet en question la différenciation biologique entre hommes et femmes. Elle le refuse et il existe aujourd’hui des études qui contestent cette position. Elles soutiennent que l’on ne peut pas nier cette différence biologique, car c’est de cette différenciation qu’a émergé la discrimination des femmes. Il est donc nécessaire de reconnaître cette différence biologique, sans pour autant nier la discrimination qui en a découlé. À cet égard, je préférerais parler de différenciation sexuelle.
Avant les années 1980, on parlait davantage de discrimination sexuelle, de différence sexuelle, de lutte pour l’égalité des sexes, des concepts qui, à mon avis, sont plus en adéquation avec les principes spirituels et éthiques de l’islam. Le Coran, dans les textes auxquels je me réfère particulièrement, ne parle pas d’égalité des genres telle que nous la comprenons aujourd’hui. Nous ne pouvons pas projeter les concepts que nous avons découverts récemment sur un texte qui a 14 siècles. Cependant, le Coran évoque un idéal de justice égalitaire. La justice, en effet, constitue un fondement de l’éthique musulmane. À partir de ce principe, je soutiens que toute loi injuste et discriminatoire ne peut être islamique, et ne peut donc pas être acceptée au nom de l’Islam.
Maimouna Yade : Mon approche est résolument multisectorielle. Il est crucial de contextualiser l'arrivée de l'Islam en Afrique, tout comme celle du christianisme, postérieure à des organisations sociales et culturelles africaines préexistantes. L'Islam s'est implanté avec son propre contexte arabe et ses pratiques. Aujourd'hui, dans un contexte africain, noir et francophone, notre appréhension des questions liées à l'Islam et de féminisme tient compte de notre ancrage culturel africain. En tant que féministes, nous devons donc nous référer à cette période antérieure à l'Islam pour comprendre les dynamiques sociales, les relations de pouvoir entre les genres, avant d'analyser l'impact de l'Islam, sans négliger l'influence significative de la colonisation. Notre analyse se situe donc à l'intersection de ces différentes temporalités : l'Afrique pré-islamique, l'ère de l'Islam, la période coloniale et post-coloniale.
Quels sont, selon vous, les principaux enjeux auxquels sont confrontées les féministes musulmanes aujourd’hui, particulièrement en Afrique francophone ?
Les défis sont effectivement multiformes. Un enjeu primordial concerne l'appartenance puis l'affirmation du féminisme dans un contexte africain, musulman et parfois arabisé pose des défis spécifiques. Il est essentiel de distinguer une islamisation qui intègre les spécificités culturelles africaines d'une islamisation plus fortement teintée d'arabisation, qui peut parfois sembler remettre en question notre identité africaine et noire. Nous nous trouvons souvent à la croisée de ces réalités : notre vécu de femmes musulmanes et notre identité africaine noire.
Dans des pays à forte majorité musulmane, comme le Sénégal, où une société s'est construite avec l'influence de l'Islam – même si ce n'était pas son point de départ historique –, une arabisation significative des pratiques sociales rend difficile pour les féministes la remise en cause de cet édifice. Elles se heurtent alors aux défenseurs de l'Islam et à ceux qui prônent la tradition. La féministe elle-même peut être amenée à questionner son propre positionnement et son appartenance. Un défi majeur réside dans le dépassement des barrières linguistiques, notamment l'arabe, et des barrières dogmatiques islamiques. Il est crucial de distinguer les pratiques culturelles islamisées des fondements coraniques, car certaines pratiques attribuées à l'Islam ne trouvent pas nécessairement de justification dans le Coran lui-même.
Le concept de «féminisme islamique» est encore méconnu ou controversé dans de nombreux cercles. Comment le définissez-vous personnellement ?
Personnellement, je trouve l'expression «féminisme islamique» quelque peu biaisée. Je préfère parler de «féministes musulmanes», car il existe une pluralité de féminismes. Je me définis comme une féministe radicale africaine noire, et également comme une féministe noire musulmane. Cependant, je ne défends pas un féminisme islamique en soi, mais plutôt un féminisme laïque. Pour moi, le féminisme transcende la religion et explore des réalités plus profondes, spirituelles, qui dépassent les dogmes religieux. En tant que chercheuse et féministe, je questionne les dogmes de l'Islam sur de nombreuses questions, en m'appuyant sur mes références et les pratiques religieuses islamiques.
Comment renforcer, selon vous, la visibilité et la légitimité des savoirs féministes produits en Afrique dans les débats globaux sur les droits des femmes et l’égalité ?
Un défi initial majeur dans la production et la diffusion des savoirs féministes africains était la documentation, notamment concernant l'histoire des droits des femmes africaines. Bien que cette question soit en grande partie résolue aujourd'hui grâce à une production accrue, la barrière linguistique demeure un obstacle significatif. Dans les instances internationales, les savoirs féministes africains produits en anglais ont une plus grande visibilité et sont davantage valorisés que ceux en français, conséquence de notre histoire coloniale. C'est un enjeu majeur pour les féministes africaines francophones, qui se sentent parfois minoritaires et invisibilisées dans ces rencontres globales.
Un autre défi est de diffuser à large échelle les savoirs féministes produits dans nos langues. Il est également crucial de s'inspirer des expériences d'autres féministes du Sud, notamment d'Amérique latine, qui utilisent efficacement les nouvelles technologies pour diffuser leurs savoirs. C’est ce que nous essayons de faire avec l’Université d’été féministe UEF Dakar, en créant des pôles d'excellence pour produire, transférer et mettre à disposition des savoirs. Enfin, se faire une place en tant que féministes africaines et francophones dans les grandes rencontres internationales reste un défi considérable.
Vous avez co-fondé l’Université d’été féministe UEF Dakar, devenue un rendez-vous majeur dans le paysage féministe africain. Quel rôle jouent ces espaces de réflexion collective dans la transformation sociale et politique ?
L'Université d'été féministe (UEF) d'Afrique de l'Ouest et du Centre est, avant tout, un cadre militant, un espace de libération de la parole féministe et des femmes. Son caractère militant réside dans son approche audacieuse des questions sensibles, progressistes, qui touchent aux fondements sociaux et aux structures patriarcales. L'UEF Dakar donne une voix aux féministes africaines francophones, reconnaissant l'injustice linguistique qui a longtemps prévalu au sein du féminisme africain, où les voix anglophones étaient souvent perçues comme plus avancées. L'UEF Dakar vise à corriger ce déséquilibre.
Cet espace offre aux militantes un cadre important pour aborder simultanément diverses thématiques cruciales : les droits à la santé sexuelle et reproductive, l'avancement du mouvement féministe, les changements climatiques, l'autonomie corporelle, et bien d'autres. L'UEF se positionne comme un cadre majeur et un leader dans la construction du mouvement, offrant une occasion essentielle d'observer comment nos luttes influencent les politiques publiques, font progresser le changement, éveillent les consciences féminines et impactent l'accès à la justice et la lutte contre les violences institutionnelles, particulièrement répandues dans notre espace africain francophone. En définitive, l'UEF vise à allier nos luttes et nos engagements pour soulever et adresser collectivement des questions d'importance capitale.
À l’amphithéâtre Driss Chraïbi de la Faculté des lettres et des sciences humaines Aïn Chock, chercheuses et militantes ont croisé leurs analyses sur des questions aussi fondamentales que complexes : Comment penser les féminismes islamiques depuis l’Afrique ? Quels rapports les femmes entretiennent-elles au religieux dans leur quête de dignité, de justice et d’égalité ? Comment les féminismes africains, dans leur ancrage historique, culturel et religieux, enrichissent-ils la pensée critique contemporaine ?
Participant à cette rencontre, Asma Lamrabet, essayiste et engagée dans la relecture réformiste de l’Islam en général et sur la question des femmes en particulier, a rappelé que le féminisme spirituel, décolonial dans lequel elle s’inscrit, ne cherche pas à calquer des lectures occidentales du féminisme sur le monde musulman, mais à relire les textes religieux à la lumière d’une éthique d’égalité. Pour elle, il s’agit surtout d’un mouvement endogène, intellectuel et spirituel, porté par des femmes musulmanes, souvent croyantes, qui ne veulent pas choisir entre foi et droits. En mettant en avant des figures historiques féminines de l’islam, et en déconstruisant les lectures patriarcales des textes, ce courant ouvre la voie à une réappropriation critique de la tradition.
Juriste spécialisée en genre, développement et droits humains, la Sénégalaise Maimouna Yade se positionne pour sa part comme une voix critique et engagée au sein des débats sur les liens entre islam, féminismes et culture en Afrique francophone. Se définissant comme féministe radicale, africaine, noire et musulmane, elle refuse de s’enfermer dans la notion de «féminisme islamique», qu’elle juge limitative, préférant se définir comme une féministe laïque attentive aux dimensions spirituelles et culturelles de l’émancipation. Elle adopte une approche intersectionnelle pour interroger les structures patriarcales inscrites dans l’histoire précoloniale, islamique et coloniale de l’Afrique.
Mériam Cheikh : une religiosité féminine ancrée, vivante et résistante
Bien qu’absente de la table ronde, l’anthropologue spécialisée dans l’étude de la dissidence morale des jeunes des classes populaires au Maroc, Mériam Cheikh, interrogée par «Le Matin» sur la thématique de l’Islam et féminisme, a partagé les résultats de ses travaux de terrain sur les dynamiques genrées et religieuses dans les quartiers populaires au Maroc. Loin des discours figés, elle documente les multiples formes d’appropriation du religieux et les résistances féminines invisibilisées, en particulier chez les femmes désignées comme les «filles qui sortent».Ce terme, utilisé par les femmes elles-mêmes, désigne des pratiques prostitutionnelles qui mêlent plaisir personnel, quête de revenus et espoir d’une conjugalité stable, notamment par le mariage.
Contrairement aux idées reçues opposant religiosité et comportements dits déviants, Mériam Cheikh met en lumière un attachement profond à la foi dans ces espaces où cohabitent transgressions et spiritualité. La religiosité y prend des formes diverses : prières, récitations, pratiques ésotériques, mais aussi savoirs circulant au sein de collectifs féminins, sans hiérarchie figée. «Les apprentissages religieux dans ces milieux féminins populaires, souvent considérés comme éloignés des normes religieuses officielles, sont en réalité très ancrés. Les femmes discutent fréquemment de religion, se transmettent des connaissances, s’observent mutuellement et adaptent ce qui leur paraît pertinent selon leur vécu. Les savoirs religieux ou spirituels circulent ainsi au sein de ces collectifs de “filles qui sortent” et cohabitent, se construisant sans hiérarchie figée. J’ai observé, par exemple, des femmes ayant un niveau d’éducation élevé apprendre de femmes peu ou pas scolarisées – et inversement».
Ce terrain dévoile ainsi une construction dynamique et partagée des savoirs religieux, souvent éloignée des normes officielles. Certaines femmes intègrent la religiosité d’amies ou de colocataires, l’adaptant à leur vécu, entre quête de respectabilité et volonté de transformation. Le concept de «Tawba» (repentir) devient central dans les parcours de certaines, permettant de faire évoluer des relations marquées par la prostitution vers des unions légitimées par le mariage. Cette mobilisation active du religieux devient alors un levier d’émancipation féminine, porteur de transformations sociales et morales, et révélateur d’un féminisme islamique quotidien.
Dans son analyse des mutations genrées et sexuelles au sein des classes populaires, la chercheuse met également en lumière la redéfinition des normes liées au don dans les relations affectives. Alors que l’idéologie économique traditionnelle reposait sur le rôle d’entretien des hommes, elle observe une remise en question de cette norme. Certains partenaires masculins refusent d’endosser ce rôle, incitant les femmes à déconstruire la norme du «recevoir». Ce désapprentissage visait à rompre avec une idéologie économique des rapports de genre encore très prégnante dans la société marocaine et largement légitimée par les lectures canoniques de l’islam. Les dons se transforment : plus d’argent, mais des gestes symboliques, des cadeaux, des preuves d’une intimité modernisée. Ces réajustements contraignent les femmes à repenser leurs attentes dans un système de rencontres – appelé «l’msahba» – souvent défavorable à leurs intérêts, mais aussi à développer des formes de résistance vernaculaires, à la croisée de l’intime et du politique.
L’anthropologue déconstruit par ailleurs les stéréotypes sur les femmes musulmanes perçues comme passives ou soumises. Le titre même de sa recherche, «Les filles qui sortent», affirme la capacité d’agir de ces femmes. De la discothèque au cabinet de gynécologie, en passant par les associations de lutte contre le sida, «Mawquf» (lieu d’embauche), un poste-frontière ou commissariat, ses enquêtes révèlent des femmes actives, inventives, capables de composer avec des environnements contraints. Sans minimiser les violences qu’elles subissent, Mériam Cheikh insiste sur les compétences déployées pour survivre, négocier, s’émanciper. «Certaines notions centrales issues de l’Islam peuvent constituer de puissants appuis émotionnels et psychiques, comme le concept de “Niya” ou encore celui de “Ridâ al-walidin”», précise-t-elle.
À travers cette anthropologie du quotidien, c’est une autre lecture du féminisme islamique qui s’impose, loin des grandes tribunes ou des discours militants classiques. Celui d’une émancipation enracinée dans l’expérience, les savoirs religieux, les relations affectives, les ajustements économiques et les espoirs tenaces d’un avenir meilleur.
Asma Lamrabet : «La discrimination subie par les femmes musulmanes est fondamentalement liée à l’interprétation des textes sacrés»

Le Matin : Vous défendez depuis longtemps une lecture réformiste de l’Islam en lien avec les droits des femmes. Quelles ressources coraniques ou historiques mobilisez-vous pour réconcilier foi et égalité des genres dans le contexte africain ?
Asma Lamrabet :
La méthodologie que j’adopte consiste donc à revenir aux textes eux-mêmes, tout en analysant les siècles d’exégèse qui les ont suivis. Le corpus interprétatif autour du Coran est extraordinairement vaste, et il révèle une récurrence de lectures patriarcales et discriminatoires. On y retrouve également des emprunts directs aux traditions monothéistes antérieures. Ainsi, des éléments issus des lectures patriarcales de la Bible, qu’il s’agisse du christianisme ou du judaïsme, ont été transposés dans l’exégèse musulmane.
Cela s’explique notamment par l’existence d’un champ d’études appelé «Isra’iliyyat», qui correspond à l’intégration dans les commentaires coraniques de récits provenant des traditions juives et chrétiennes. Les exégètes musulmans, reconnaissant l’Islam comme la continuité des religions précédentes, ont souvent puisé dans ces sources. Un exemple emblématique est celui de la création d’Ève à partir d’une côte d’Adam – récit qui ne figure absolument pas dans le Coran, où la création est décrite comme équitable : l’homme et la femme y sont créés à partir d’un substrat essentiel, un «Nafs wahida», un souffle spirituel unique.
Pourtant, cette lecture égalitaire a été occultée au profit d’une interprétation patriarcale issue des récits bibliques, reproduite telle quelle dans les commentaires musulmans. Ce récit, pourtant absent du texte coranique, est devenu universellement associé à la misogynie fondatrice. Or même dans la tradition chrétienne et juive, des lectures alternatives existent. Mais, dans tous les cas, c’est la version patriarcale qui s’est imposée.
Vous insistez souvent sur la nécessité de distinguer l’Islam des traditions patriarcales locales. Concrètement, comment faites-vous cette distinction dans vos travaux ?
Je ne suis pas la seule à œuvrer dans ce sens. Il s’agit d’une dynamique académique et théologique qui a émergé depuis une trentaine d’années, en particulier dans les universités occidentales, notamment anglo-saxonnes, mais également dans des sociétés musulmanes asiatiques. C’est dans ces espaces que des chercheuses comme Amina Wadoud, Asma Barlas ou encore Riffat Hassan ont ouvert la voie.
Elles ont montré qu’une relecture des textes sacrés à partir d’une perspective féminine révélait un écart considérable entre le contenu même de ces textes, certaines traditions prophétiques – pas toutes – et l’interprétation qu’en ont fait les savants, que ce soit à travers l’exégèse ou la jurisprudence islamique. Ces interprétations, dans leur majorité, sont empreintes de discriminations, même si certaines exceptions existent.
Une seconde génération de chercheuses s’est ensuite consacrée à l’analyse de l’ensemble des versets et passages concernant les femmes. Elles ont mis en évidence l’ampleur des lectures patriarcales qui, dans toutes les religions, tendent à inférioriser les femmes. C’est ainsi qu’a émergé une approche scientifique et critique des textes, inscrite dans un mouvement réformiste musulman plus large, dont les prémices remontent à la fin du XIXe siècle avec des penseurs comme Mohamed Abdou, dans le contexte de la renaissance arabe en Égypte. Mais ce réformisme initial n’était pas allé jusqu’au bout de la réflexion sur les femmes.
C’est pourquoi ce sont les femmes elles-mêmes qui ont repris ce chantier, à travers une démarche rigoureuse, universitaire, pour démontrer les mécanismes d’exclusion. Il s’agit, à bien des égards, d’une entreprise inédite depuis quatorze siècles.
Peut-on dire que le féminisme islamique tel que vous le concevez relève d’un féminisme de réinterprétation plus que de confrontation ?
Absolument. Mais je souhaiterais au préalable corriger une confusion fréquente autour de cette notion. Le terme de «féminisme islamique» est aujourd’hui galvaudé. Il ne s’agit pas d’un féminisme unique, mais de féminismes en contexte musulman.
Les femmes qui travaillent sur les textes à partir de leur vécu de musulmanes ne se définissent généralement pas comme porteuses d’un «féminisme islamique». Cette appellation a été introduite par des universitaires anglo-saxonnes, comme Margot Badran, qui a observé en Égypte des femmes relisant les textes religieux à partir d’une perspective féminine, et a présenté cela comme une nouvelle forme de féminisme.
Or, il ne s’agit pas d’un féminisme politique ou militant, ni d’un féminisme religieux, comme on l’a parfois caricaturé. Ce que l’on désigne, aujourd’hui, sous cette étiquette est en réalité un courant pluriel. Il regroupe des chercheuses comme Amina Wadoud aux États-Unis, Ziba Mir-Hosseini, anthropologue, Oumaima Aboubakr en Égypte, ou encore Zainah Anwar en Malaisie. Chacune mène une réflexion à partir des textes sacrés et des lois qui en sont issues, dans le but de proposer des stratégies d’émancipation et de justice pour les femmes.
Ce féminisme auquel j’adhère s’inscrit dans une théologie de la libération, à la fois spirituelle et décoloniale. Il ne s’oppose pas aux hommes, bien au contraire. Il entend œuvrer avec eux, car l’oppression dans nos sociétés du Sud global touche à la fois les femmes et les hommes. Certes, les femmes subissent une oppression plus intense, mais tant que les hommes ne sont pas eux-mêmes libérés de certains carcans, les femmes ne le seront pas non plus. Cette théologie de libération, enracinée dans le spirituel, est aujourd’hui portée par de nombreux penseurs et penseuses, hommes et femmes, qui entreprennent une relecture des textes dans cette perspective.
En tant qu’ancienne directrice d’un centre d’études féminines en Islam au sein d’une institution religieuse, quels ont été les principaux freins – mais aussi les leviers – pour faire évoluer le discours religieux de l’intérieur ?
Cette expérience a été à la fois porteuse et limitée. Limitée, car il est illusoire de penser transformer profondément les mentalités en une décennie. J’ai dirigé ce centre durant dix ans, mais les résistances culturelles, fruit de décennies – voire de siècles – de transmission patriarcale, sont profondes.
Cela dit, un changement s’est opéré : non pas un renversement total de vision, mais une évolution dans l’attitude. Un respect nouveau s’est manifesté vis-à-vis des questions soulevées, des discriminations dénoncées, et des silences institutionnels sur certains sujets jugés jusqu’alors intouchables. Nous avons pu, par notre travail, ouvrir des brèches dans ce mur du sacré – des espaces de débat ont vu le jour. Je considère que l’essentiel du travail accompli réside dans cette ouverture au dialogue. Il s’agit d’une démarche que l’on peut poursuivre, car j’ai aujourd’hui reçu des retours de jeunes théologiens et théologiennes qui étaient présents à l’époque, et je constate avec intérêt leur parcours. Il faut avouer que cela suscite un espoir immense, car tous ont réévalué leurs positions.
C’est précisément cela qu’il faut encourager. Certes, les autres, que j’appelle le clergé, détiennent encore les rênes, car bien que l’Islam n’ait pas de clergé officiel, ces figures sont les gardiennes de l’ordre établi. Elles résisteront, car remettre en question leurs autorités, c’est remettre en cause l’ensemble de leur pouvoir. Cependant, je reste confiante dans ces jeunes théologiens et théologiennes, qui ont été interpellés sur ce qu’ils ne possédaient pas encore : l’outil de la raison critique, qui leur faisait défaut. Aujourd’hui, poser des questions n’est plus un tabou. Je suis convaincue que c’est un aspect fondamental de l’évolution.
Le féminisme islamique que vous défendez constitue-t-il une alternative aux approches féministes occidentales ou un cadre complémentaire ?
Je ne considère pas que ce soit un cadre complémentaire, car chaque région, chaque pays, chaque contexte dispose de ses propres stratégies, de ses traditions et de son système patriarcal. Bien qu’il existe des principes universels que nous partageons avec ce que l’on appelle les féminismes en général, à savoir la lutte pour l’égalité, l’émancipation, la lutte contre la discrimination et la dignité des femmes, ces principes sont, dans leur essence, universels. En effet, ils concernent toutes les femmes, même celles qui n’ont pas théorisé le féminisme. C’est quelque chose qui peut même être considéré comme inné. Ainsi, partout dans le monde, les femmes ont, à un moment donné, lutté pour changer et tenter de renverser l’injustice dans laquelle elles vivaient. Ce n’est donc pas quelque chose de complémentaire, mais un mélange de tout cela.
J’ai une amie, professeure sud-africaine spécialisée dans le féminisme islamique, Sa’diyya Shaikh, qui affirme que notre vision du féminisme n’appartient ni à l’Orient, ni à l’Occident, mais inclut les deux sans leur appartenir. Cela signifie que dans le contexte où nous nous trouvons, nous allons chercher des outils qui résonnent et qui sont audibles. Par exemple, au Maroc, ce qui est aujourd’hui audible et mobilise la société, c’est la religion. Nous le constatons dans tous les débats d’actualité : quel que soit le sujet, dès que l’on aborde ces questions, la dimension religieuse resurgit. Ainsi, disposer des outils pour parler le même langage est essentiel. Car, quand on arrive avec un langage universel abstrait, faisant référence aux droits humains, à la démocratie, au contexte géopolitique actuel, il y a un rejet systématique. En revanche, si l’on se place à l’intérieur de cette tradition, riche de sa civilisation et de tout ce qu’elle a apporté, tout en déconstruisant les concepts injustes et discriminatoires et en réutilisant les outils issus de cette richesse, avec un langage reconnu et légitime, alors nous obtenons une reconnaissance et nous sommes écoutés. Les féministes laïques et séculaires, grâce à tout le travail qu’elles ont accompli, ont été essentielles dans les avancées que nous connaissons aujourd’hui, il ne faut jamais l’oublier. Cependant, leur langage a parfois été inaudible, précisément parce qu’il s’éloignait trop de cette tradition.
Peut-on parler aujourd’hui d’une théologie du genre dans les pensées féministes africaines musulmanes ? Quels sont, selon vous, les apports les plus novateurs dans ce champ ?
C’est une question qui est aujourd’hui remise en cause, même dans le féminisme dit universel et dans les débats qui se tiennent en Occident, notamment dans les milieux académiques. Je trouve que la théorie du genre a joué un rôle très important, en fournissant des outils pour la parité et l’égalité, dans de nombreux domaines, qu’ils soient universitaires ou administratifs. Nous le voyons au Maroc, où elle a été utilisée pour les quotas et pour la parité, entre autres. Cela a été un instrument pratique.
Cependant, l’idéologie qui accompagne la théorie du genre remet en question la différenciation biologique entre hommes et femmes. Elle le refuse et il existe aujourd’hui des études qui contestent cette position. Elles soutiennent que l’on ne peut pas nier cette différence biologique, car c’est de cette différenciation qu’a émergé la discrimination des femmes. Il est donc nécessaire de reconnaître cette différence biologique, sans pour autant nier la discrimination qui en a découlé. À cet égard, je préférerais parler de différenciation sexuelle.
Avant les années 1980, on parlait davantage de discrimination sexuelle, de différence sexuelle, de lutte pour l’égalité des sexes, des concepts qui, à mon avis, sont plus en adéquation avec les principes spirituels et éthiques de l’islam. Le Coran, dans les textes auxquels je me réfère particulièrement, ne parle pas d’égalité des genres telle que nous la comprenons aujourd’hui. Nous ne pouvons pas projeter les concepts que nous avons découverts récemment sur un texte qui a 14 siècles. Cependant, le Coran évoque un idéal de justice égalitaire. La justice, en effet, constitue un fondement de l’éthique musulmane. À partir de ce principe, je soutiens que toute loi injuste et discriminatoire ne peut être islamique, et ne peut donc pas être acceptée au nom de l’Islam.
Questions à Maimouna Yade, juriste sénégalaise spécialisée dans les questions de Genre, Développement et Droits humains

En tant que juriste spécialisée en genre, développement et droits humains, comment abordez-vous les liens entre l'Islam et les féminismes dans le contexte africain ?
Maimouna Yade : Mon approche est résolument multisectorielle. Il est crucial de contextualiser l'arrivée de l'Islam en Afrique, tout comme celle du christianisme, postérieure à des organisations sociales et culturelles africaines préexistantes. L'Islam s'est implanté avec son propre contexte arabe et ses pratiques. Aujourd'hui, dans un contexte africain, noir et francophone, notre appréhension des questions liées à l'Islam et de féminisme tient compte de notre ancrage culturel africain. En tant que féministes, nous devons donc nous référer à cette période antérieure à l'Islam pour comprendre les dynamiques sociales, les relations de pouvoir entre les genres, avant d'analyser l'impact de l'Islam, sans négliger l'influence significative de la colonisation. Notre analyse se situe donc à l'intersection de ces différentes temporalités : l'Afrique pré-islamique, l'ère de l'Islam, la période coloniale et post-coloniale.
Quels sont, selon vous, les principaux enjeux auxquels sont confrontées les féministes musulmanes aujourd’hui, particulièrement en Afrique francophone ?
Les défis sont effectivement multiformes. Un enjeu primordial concerne l'appartenance puis l'affirmation du féminisme dans un contexte africain, musulman et parfois arabisé pose des défis spécifiques. Il est essentiel de distinguer une islamisation qui intègre les spécificités culturelles africaines d'une islamisation plus fortement teintée d'arabisation, qui peut parfois sembler remettre en question notre identité africaine et noire. Nous nous trouvons souvent à la croisée de ces réalités : notre vécu de femmes musulmanes et notre identité africaine noire.
Dans des pays à forte majorité musulmane, comme le Sénégal, où une société s'est construite avec l'influence de l'Islam – même si ce n'était pas son point de départ historique –, une arabisation significative des pratiques sociales rend difficile pour les féministes la remise en cause de cet édifice. Elles se heurtent alors aux défenseurs de l'Islam et à ceux qui prônent la tradition. La féministe elle-même peut être amenée à questionner son propre positionnement et son appartenance. Un défi majeur réside dans le dépassement des barrières linguistiques, notamment l'arabe, et des barrières dogmatiques islamiques. Il est crucial de distinguer les pratiques culturelles islamisées des fondements coraniques, car certaines pratiques attribuées à l'Islam ne trouvent pas nécessairement de justification dans le Coran lui-même.
Le concept de «féminisme islamique» est encore méconnu ou controversé dans de nombreux cercles. Comment le définissez-vous personnellement ?
Personnellement, je trouve l'expression «féminisme islamique» quelque peu biaisée. Je préfère parler de «féministes musulmanes», car il existe une pluralité de féminismes. Je me définis comme une féministe radicale africaine noire, et également comme une féministe noire musulmane. Cependant, je ne défends pas un féminisme islamique en soi, mais plutôt un féminisme laïque. Pour moi, le féminisme transcende la religion et explore des réalités plus profondes, spirituelles, qui dépassent les dogmes religieux. En tant que chercheuse et féministe, je questionne les dogmes de l'Islam sur de nombreuses questions, en m'appuyant sur mes références et les pratiques religieuses islamiques.
Comment renforcer, selon vous, la visibilité et la légitimité des savoirs féministes produits en Afrique dans les débats globaux sur les droits des femmes et l’égalité ?
Un défi initial majeur dans la production et la diffusion des savoirs féministes africains était la documentation, notamment concernant l'histoire des droits des femmes africaines. Bien que cette question soit en grande partie résolue aujourd'hui grâce à une production accrue, la barrière linguistique demeure un obstacle significatif. Dans les instances internationales, les savoirs féministes africains produits en anglais ont une plus grande visibilité et sont davantage valorisés que ceux en français, conséquence de notre histoire coloniale. C'est un enjeu majeur pour les féministes africaines francophones, qui se sentent parfois minoritaires et invisibilisées dans ces rencontres globales.
Un autre défi est de diffuser à large échelle les savoirs féministes produits dans nos langues. Il est également crucial de s'inspirer des expériences d'autres féministes du Sud, notamment d'Amérique latine, qui utilisent efficacement les nouvelles technologies pour diffuser leurs savoirs. C’est ce que nous essayons de faire avec l’Université d’été féministe UEF Dakar, en créant des pôles d'excellence pour produire, transférer et mettre à disposition des savoirs. Enfin, se faire une place en tant que féministes africaines et francophones dans les grandes rencontres internationales reste un défi considérable.
Vous avez co-fondé l’Université d’été féministe UEF Dakar, devenue un rendez-vous majeur dans le paysage féministe africain. Quel rôle jouent ces espaces de réflexion collective dans la transformation sociale et politique ?
L'Université d'été féministe (UEF) d'Afrique de l'Ouest et du Centre est, avant tout, un cadre militant, un espace de libération de la parole féministe et des femmes. Son caractère militant réside dans son approche audacieuse des questions sensibles, progressistes, qui touchent aux fondements sociaux et aux structures patriarcales. L'UEF Dakar donne une voix aux féministes africaines francophones, reconnaissant l'injustice linguistique qui a longtemps prévalu au sein du féminisme africain, où les voix anglophones étaient souvent perçues comme plus avancées. L'UEF Dakar vise à corriger ce déséquilibre.
Cet espace offre aux militantes un cadre important pour aborder simultanément diverses thématiques cruciales : les droits à la santé sexuelle et reproductive, l'avancement du mouvement féministe, les changements climatiques, l'autonomie corporelle, et bien d'autres. L'UEF se positionne comme un cadre majeur et un leader dans la construction du mouvement, offrant une occasion essentielle d'observer comment nos luttes influencent les politiques publiques, font progresser le changement, éveillent les consciences féminines et impactent l'accès à la justice et la lutte contre les violences institutionnelles, particulièrement répandues dans notre espace africain francophone. En définitive, l'UEF vise à allier nos luttes et nos engagements pour soulever et adresser collectivement des questions d'importance capitale.