Le Matin : Quel est aujourd’hui votre diagnostic sur la situation générale de la santé mentale au Maroc, tant du point de vue de la prise en charge que de la prévention ?
Quels sont les troubles mentaux les plus répandus actuellement au Maroc ?
Dans les associations de familles, nous rencontrons principalement des personnes atteintes de troubles psychotiques (schizophrénie, troubles bipolaires), mais aussi de plus en plus de jeunes avec des troubles anxieux, dépressifs, des conduites addictives ou des troubles du spectre autistique. Ces troubles touchent tous les milieux sociaux et tous les âges, avec une forte détresse chez les jeunes et les femmes isolées et de plus en plus les personnes âgées.
Il faut signaler ici que dans un récent Rapport de l’Institute for Health Metrics and Evaluation l’IHME qui est un institut de statistique sur la santé publique, il est indiqué, dans son rapport de 2024, que les maladies mentales ont la prévalence la plus élevée au Maroc devant le diabète et les maladies cardiovasculaires, bien qu’elles ne soient pas mortelles comme le sont ces dernières. Ce dernier élément est d’ailleurs une des explications au fait que les maladies mentales ne sont pas perçues comme aussi graves que ces maladies organiques dans l’inconscient collectif. Le problème c’est que même si elles ont un des taux de mortalité les plus faibles elles génèrent toutefois un fardeau d’incapacité majeur pour la société comparativement aux autres maladies, étant à l’origine du plus grand nombre d’années de vie en bonne santé perdues, comparativement aux autres maladies.
Quels troubles considérez-vous comme les plus dangereux ou nécessitant une prise en charge prioritaire ?
Y a-t-il des populations particulièrement vulnérables encore insuffisamment couvertes ?
• Les femmes : Elles ont peu d’accès à des soins adaptés à leur genre, en particulier dans le droit de la famille ou lors de l’hospitalisation. Parmi celles-ci les femmes victimes de violences sont encore plus vulnérables que les autres.
• Les jeunes : Ils sont très exposés à la dépression, au suicide, aux addictions, souvent sans prise en charge précoce ni accès aux soins.
• Les familles sans moyens. Elles sont susceptibles de rentrer très rapidement dans la grande précarité dès lors qu’elles ont à charge une personne souffrant de troubles psychiques chroniques
• Les personnes en situation de handicap psychique : Elles sont stigmatisées et totalement dépendantes alors qu’elles peuvent être intégrées à la vie sociale et professionnelle si on leur en donne la possibilité à travers une prise en charge et un programme de réhabilitation psycho-sociale adapté.
• Les habitants des zones rurales : Il y a dans ces zones peu ou pas de couverture psychiatrique. Le recours aux pratiques traditionnelles ou au silence social est très souvent la seule réponse dans leurs cas. Il faut, pour pallier ce problème, avoir recours à des équipes mobiles, des lieux d’écoute, des structures intermédiaires entre l’hôpital et la rue, et proposer un véritable soutien aux aidants familiaux, souvent laissés seuls face à la maladie.
• Les familles : elles assurent le rôle d’aidant sans formation ni reconnaissance. Elles supportent le fardeau psychologique, matériel et moral, souvent seules. Elles se doivent, elles aussi, de bénéficier d’aides spécialisées à travers des programmes de formation type «profamille».
Comment la FNSM évalue-t-elle les mesures annoncées récemment par le ministère de la Santé ? Quelles seraient vos demandes en tant qu’associations de familles et d’usagers ?
Que demandons-nous à ce propos ? Et bien nous demandons l’accessibilité des malades mentaux à des soins de qualité. Pour cela, il faut que le coût des traitements ou des hospitalisations soit supporté en totalité par les organismes de remboursement dès lors que le diagnostic de maladie mentale grave est porté. Il faut également rapprocher le soin des malades en imaginant des solutions d’accès à des soins psychiatriques de proximité.
Nous demandons la revalorisation des soins psychiatriques dans la Tarification nationale de référence qui date de 2006, époque où l’hospitalisation psychiatrique privée n’existait pas encore dans notre pays, ce qui ne permettait pas d’évaluer à sa juste valeur le coût réel du soin en psychiatrie privée. Cela est indispensable si on veut que les centres de soins psychiatriques puissent se développer au Maroc et que les malades mentaux puisent avoir la liberté de s’y faire soigner.
Nous demandons que les métiers de psychiatres, de psychologues, d’infirmiers en santé mentale soient valorisés eux aussi pour que ceux-ci puissent travailler dans les meilleures conditions, ce dont les patients profiteraient pleinement. Cela aurait aussi pour effet de les rendre plus attractifs, ce qui permettrait de freiner la fuite des compétences à l’étranger qui est en train de prendre des proportions alarmantes dans notre pays portant de facto préjudice aux soins psychiatriques.
Nous demandons que les professions associées et le nouveau métier de la pair-aidance aient leur juste place en psychiatrie.
Nous demandons enfin que les associations de familles et d’usagers soient associées aux décisions et à la gouvernance des politiques publiques, comme partenaires à part entière.
Tous cela est consigné dans notre «mémorandum pour le droit à la santé mentale du citoyen marocain» rendu public dans sa version actualisée en 2024.
Le ministère évoque une réforme de l’arsenal juridique relatif à la santé psychique. Avez-vous été consultés ? Qu’en attendez-vous ?
Pour rappel au Maroc la profession est régie, en plus des textes de loi de référence concernant l’exercice de la médecine, par un Dahir spécifique à la psychiatrie qui est le Dahir de 1959. Ce Dahir n’est plus adapté à la psychiatrie moderne. Un projet de nouvelle loi, le «projet de loi 71/13 relatif à la lutte contre les troubles mentaux et la protection des personnes atteintes de troubles mentaux» a été discuté en 2015, mais cette loi n’a pas pu être adoptée définitivement vu qu’elle présente plusieurs manquements, étant même contraire aux objectifs qu’elle est censée atteindre dans plusieurs de ses articles. Nous avions en 2015 donné notre avis sur celle-ci, avis qui rejoignait complètement celui des associations de psychiatres.
Nous attendons d’une réforme de l’arsenal juridique qu’elle permette de :
• Remplacer le Dahir de 1959 par une loi respectueuse des droits humains et conforme aux standards internationaux.
• Intégrer explicitement le handicap psychique dans la loi 97-13.
• Garantir des droits à la protection sociale, au logement, au travail, à l’éducation, à la couverture médicale, aux successions et à la mise sous tutelle adaptée.
• Inclure les représentants d’associations et d’usagers dans les organes décisionnels comme les commissions régionales, la Haute Autorité de santé ou les Groupements sanitaires territoriaux.
Selon vous, quelles priorités devraient intégrer la stratégie nationale multisectorielle en cours ?