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Hachem Tyal : la prise en charge de la santé mentale au Maroc doit être repensée

Alors que le Maroc prépare une nouvelle stratégie nationale en matière de santé mentale, les défis structurels persistent. Malgré les progrès réalisés ces dernières années, la prise en charge des personnes souffrant de troubles psychiques reste marquée par une centralisation excessive et un manque de proximité, en particulier dans les zones rurales. Hachem Tyal, psychiatre, psychanalyste et président de la Fédération nationale pour la santé mentale, appelle à repenser le modèle en misant sur la continuité des soins et l’accompagnement des familles, pour sortir d’une urgence devenue structurelle.

Le Matin : Quel est aujourd’hui votre diagnostic sur la situation générale de la santé mentale au Maroc, tant du point de vue de la prise en charge que de la prévention ?

Hachem Tyal : La situation de la santé mentale au Maroc a fait un énorme bond en avant comparativement à ce qui existait à l’indépendance du pays. Beaucoup d’efforts ont été faits, tout particulièrement ces dernières années, pour améliorer les conditions de prise en charge des patients présentant des troubles psychiques. Toutefois du point de vue des familles et des usagers, la santé mentale reste dans une situation d’urgence structurelle. Les besoins sont immenses, mais l’offre de soins reste très limitée, centralisée, et souvent inaccessible, notamment en dehors des grandes villes. La prévention est quasi absente, alors qu’elle est essentielle pour éviter les ruptures de parcours et la stigmatisation. Nous appelons à un changement profond du modèle actuel, en allant vers une prise en charge de proximité, humaine et continue, comme le recommande notre mémorandum.

Quels sont les troubles mentaux les plus répandus actuellement au Maroc ?

Selon une étude qui date de 2005 non actualisée à ce jour, la dépression touche 26,5% de la population, soit environ 5,5 millions de personnes. Les troubles psychotiques (schizophrénie, bipolarité, troubles délirants) affectent 5,6% des Marocains. Les troubles liés à la consommation de drogues touchent 3% de la population et l’alcoolisme environ 2%. Ces chiffres sont les mêmes que ceux retrouvés dans le monde entier.

Dans les associations de familles, nous rencontrons principalement des personnes atteintes de troubles psychotiques (schizophrénie, troubles bipolaires), mais aussi de plus en plus de jeunes avec des troubles anxieux, dépressifs, des conduites addictives ou des troubles du spectre autistique. Ces troubles touchent tous les milieux sociaux et tous les âges, avec une forte détresse chez les jeunes et les femmes isolées et de plus en plus les personnes âgées.

Il faut signaler ici que dans un récent Rapport de l’Institute for Health Metrics and Evaluation l’IHME qui est un institut de statistique sur la santé publique, il est indiqué, dans son rapport de 2024, que les maladies mentales ont la prévalence la plus élevée au Maroc devant le diabète et les maladies cardiovasculaires, bien qu’elles ne soient pas mortelles comme le sont ces dernières. Ce dernier élément est d’ailleurs une des explications au fait que les maladies mentales ne sont pas perçues comme aussi graves que ces maladies organiques dans l’inconscient collectif. Le problème c’est que même si elles ont un des taux de mortalité les plus faibles elles génèrent toutefois un fardeau d’incapacité majeur pour la société comparativement aux autres maladies, étant à l’origine du plus grand nombre d’années de vie en bonne santé perdues, comparativement aux autres maladies.

Quels troubles considérez-vous comme les plus dangereux ou nécessitant une prise en charge prioritaire ?

Les troubles nécessitant une prise en charge prioritaire sont ceux qui exposent la personne ou son entourage à un risque de désocialisation, de crise ou de passage à l’acte : les psychoses non stabilisées, les états suicidaires, les addictions sévères. Notez que toutes les 40 secondes une personne se suicide dans le monde. 90% de ces personnes ont un trouble mental non diagnostiqué et non traité. Ce sont aussi les personnes pour lesquelles la lourdeur des frais nécessaires pour les soins fait rentrer les familles dans la grande précarité. Notre appel est clair : aucune personne en souffrance psychique ne doit rester sans réponse adaptée à sa souffrance, quelle soit que la maladie mentale dont elle souffre et quel que soit son lieu de résidence sur le territoire national.

Y a-t-il des populations particulièrement vulnérables encore insuffisamment couvertes ?

Oui, de nombreuses populations restent exclues dont :

• Les femmes : Elles ont peu d’accès à des soins adaptés à leur genre, en particulier dans le droit de la famille ou lors de l’hospitalisation. Parmi celles-ci les femmes victimes de violences sont encore plus vulnérables que les autres.

• Les jeunes : Ils sont très exposés à la dépression, au suicide, aux addictions, souvent sans prise en charge précoce ni accès aux soins.

• Les familles sans moyens. Elles sont susceptibles de rentrer très rapidement dans la grande précarité dès lors qu’elles ont à charge une personne souffrant de troubles psychiques chroniques

• Les personnes en situation de handicap psychique : Elles sont stigmatisées et totalement dépendantes alors qu’elles peuvent être intégrées à la vie sociale et professionnelle si on leur en donne la possibilité à travers une prise en charge et un programme de réhabilitation psycho-sociale adapté.

• Les habitants des zones rurales : Il y a dans ces zones peu ou pas de couverture psychiatrique. Le recours aux pratiques traditionnelles ou au silence social est très souvent la seule réponse dans leurs cas. Il faut, pour pallier ce problème, avoir recours à des équipes mobiles, des lieux d’écoute, des structures intermédiaires entre l’hôpital et la rue, et proposer un véritable soutien aux aidants familiaux, souvent laissés seuls face à la maladie.

• Les familles : elles assurent le rôle d’aidant sans formation ni reconnaissance. Elles supportent le fardeau psychologique, matériel et moral, souvent seules. Elles se doivent, elles aussi, de bénéficier d’aides spécialisées à travers des programmes de formation type «profamille».

Comment la FNSM évalue-t-elle les mesures annoncées récemment par le ministère de la Santé ? Quelles seraient vos demandes en tant qu’associations de familles et d’usagers ?

Nous reconnaissons l’effort annoncé, mais les chiffres restent pour nous très en deçà des besoins réels. La création de postes et de formations est bienvenue. Il y a eu une hausse très importante de personnel soignant tout particulièrement entre 2015 et 2021 (+66%) et une forte progression également en 2025(+ 30%), mais notre conviction est que sans vision communautaire et sans revalorisation des métiers de la santé mentale, ces efforts risquent de rester inefficaces.

Que demandons-nous à ce propos ? Et bien nous demandons l’accessibilité des malades mentaux à des soins de qualité. Pour cela, il faut que le coût des traitements ou des hospitalisations soit supporté en totalité par les organismes de remboursement dès lors que le diagnostic de maladie mentale grave est porté. Il faut également rapprocher le soin des malades en imaginant des solutions d’accès à des soins psychiatriques de proximité.

Nous demandons la revalorisation des soins psychiatriques dans la Tarification nationale de référence qui date de 2006, époque où l’hospitalisation psychiatrique privée n’existait pas encore dans notre pays, ce qui ne permettait pas d’évaluer à sa juste valeur le coût réel du soin en psychiatrie privée. Cela est indispensable si on veut que les centres de soins psychiatriques puissent se développer au Maroc et que les malades mentaux puisent avoir la liberté de s’y faire soigner.

Nous demandons que les métiers de psychiatres, de psychologues, d’infirmiers en santé mentale soient valorisés eux aussi pour que ceux-ci puissent travailler dans les meilleures conditions, ce dont les patients profiteraient pleinement. Cela aurait aussi pour effet de les rendre plus attractifs, ce qui permettrait de freiner la fuite des compétences à l’étranger qui est en train de prendre des proportions alarmantes dans notre pays portant de facto préjudice aux soins psychiatriques.

Nous demandons que les professions associées et le nouveau métier de la pair-aidance aient leur juste place en psychiatrie.

Nous demandons enfin que les associations de familles et d’usagers soient associées aux décisions et à la gouvernance des politiques publiques, comme partenaires à part entière.

Tous cela est consigné dans notre «mémorandum pour le droit à la santé mentale du citoyen marocain» rendu public dans sa version actualisée en 2024.

Le ministère évoque une réforme de l’arsenal juridique relatif à la santé psychique. Avez-vous été consultés ? Qu’en attendez-vous ?

Dans notre mémorandum, nous avons formulé des propositions concrètes très intéressantes pour une réforme de l’arsenal juridique qui réglemente la profession dans notre pays.

Pour rappel au Maroc la profession est régie, en plus des textes de loi de référence concernant l’exercice de la médecine, par un Dahir spécifique à la psychiatrie qui est le Dahir de 1959. Ce Dahir n’est plus adapté à la psychiatrie moderne. Un projet de nouvelle loi, le «projet de loi 71/13 relatif à la lutte contre les troubles mentaux et la protection des personnes atteintes de troubles mentaux» a été discuté en 2015, mais cette loi n’a pas pu être adoptée définitivement vu qu’elle présente plusieurs manquements, étant même contraire aux objectifs qu’elle est censée atteindre dans plusieurs de ses articles. Nous avions en 2015 donné notre avis sur celle-ci, avis qui rejoignait complètement celui des associations de psychiatres.

Nous attendons d’une réforme de l’arsenal juridique qu’elle permette de :

• Remplacer le Dahir de 1959 par une loi respectueuse des droits humains et conforme aux standards internationaux.

• Intégrer explicitement le handicap psychique dans la loi 97-13.

• Garantir des droits à la protection sociale, au logement, au travail, à l’éducation, à la couverture médicale, aux successions et à la mise sous tutelle adaptée.

• Inclure les représentants d’associations et d’usagers dans les organes décisionnels comme les commissions régionales, la Haute Autorité de santé ou les Groupements sanitaires territoriaux.

Selon vous, quelles priorités devraient intégrer la stratégie nationale multisectorielle en cours ?

Elle doit sortir du tout hospitalier. Nous plaidons pour une stratégie ancrée dans les territoires, impliquant les écoles, les entreprises, les collectivités et les familles. Les priorités sont : la mise en place de structures intermédiaires, la reconnaissance du rôle des aidants, la lutte contre la stigmatisation, et un budget suffisant dédié à la santé mentale dans toutes les politiques publiques. C’est un enjeu de dignité, de justice sociale et de santé publique.
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