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Mondial 2030 : et si la vraie urgence était celle du civisme ?

Alors que les projecteurs sont braqués sur les infrastructures et les investissements en vue du Mondial 2030, on a tendance à oublier que le véritable défi pourrait être ailleurs : dans les comportements quotidiens, dans la capacité des citoyens à incarner les valeurs de respect, de responsabilité et de vivre ensemble. Le civisme, parent pauvre du débat public, pourrait bien être la clé silencieuse de la réussite ou de l’échec de ce rendez-vous mondial.

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Propreté délaissée, incivilités banalisées, règles de courtoisie oubliées... À cinq ans du Mondial 2030, le Maroc fait face à un défi moins visible, mais tout aussi stratégique : celui du civisme. Une enquête nationale rendue publique fin mai par le Centre marocain pour la citoyenneté (CMC) lève le voile sur un paradoxe troublant. Réalisée auprès de plus de 1.100 personnes à travers le Royaume, elle révèle un écart frappant entre les valeurs que les Marocains disent défendre et les comportements qu’ils observent – ou adoptent – au quotidien.



Un paradoxe national : des valeurs partagées, des pratiques en retrait

«L’étude met en évidence un paradoxe : les Marocains se disent attachés au civisme, mais en dénoncent eux-mêmes la faiblesse dans la pratique», affirme Rachid Essedik, président du CMC. Un paradoxe d’autant plus marquant qu’il semble traverser toutes les couches de la société : 84% des sondés dénoncent l’agressivité dans les services touristiques, plus de 81% pointent le manque de propreté dans les lieux publics, 69% évoquent le harcèlement dans l’espace public, tandis que seulement 12% jugent satisfaisant le niveau général de politesse.

Pour Rachid Essedik, ce n’est pas un manque de valeurs, mais un dérèglement social : «Beaucoup de Marocains ont grandi avec des repères forts tels que le respect des anciens, l’hospitalité, la courtoisie... Mais avec l’urbanisation, l’individualisme et l’effritement des liens de proximité, ces repères se sont fragilisés. Le civisme n’est plus spontané. Il a besoin aujourd’hui d’être enseigné, accompagné, structuré», indique-t-il. Et d’ajouter que «cette fragilité s’accompagne d’une frustration diffuse face aux dérives du quotidien : saleté, bruit, incivilités... Beaucoup de citoyens finissent par se résigner, attendant que les autres changent avant d’agir eux-mêmes. Résultat : un cercle vicieux où chacun partage les bonnes intentions, mais personne n’ose faire le premier pas».

Manque de cadre, loi invisible

À cela s’ajoute un autre facteur clé : le manque de confiance dans l’action publique. «Les lois existent, mais elles sont peu visibles ou inégalement appliquées. Cela crée une confusion sur ce qui est permis ou interdit, et alimente une certaine ambivalence dans les comportements», constate le président du CMC.

Mais tout n’est pas noir. L’étude met aussi en lumière des signes d’espoir. «Plus de la moitié des participants affirment avoir déjà tenté de corriger un comportement incivique dans l’espace public. Ce n’est pas négligeable. Preuve qu’un sens du collectif persiste, même s’il reste fragile», souligne Rachid Essedik. En définitive, ce grand écart entre les principes et les pratiques n’est pas de l’hypocrisie, insiste-t-il, mais «le reflet d’un malaise collectif face à une norme de civisme floue, peu soutenue et rarement valorisée».

Selon Abderrafie Hamdi, directeur de la protection des droits de l’Homme et du monitoring au Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), le constat du rapport du CMC ne se limite plus à une simple défaillance de comportements individuels, mais reflète une fatigue sociale plus profonde. «Il suffit parfois d’un simple rapport pour mettre le doigt sur une fracture invisible. Ce que révèle l’étude, ce n’est pas seulement une accumulation de chiffres : c’est un malaise diffus, un désaccord discret entre nos valeurs proclamées et nos comportements quotidiens.»

Le civisme, colonne vertébrale du pacte social

Ce malaise s’exprime notamment dans la dégradation du lien civique, ce pacte implicite qui organise le vivre ensemble. «L’espace public, censé être un lieu de respect et de coexistence, se transforme peu à peu en champ de tensions ordinaires. Le bruit, l’indifférence, les incivilités banalisées deviennent la norme. On triche, on insulte, on jette ses déchets dans la rue... et plus personne ne s’en étonne».

Pour Abderrafie Hamdi, le civisme est loin d’être une simple question de bonnes manières. «Le civisme, ce n’est pas un supplément d’âme. C’est la colonne vertébrale du contrat social. Il traduit l’idée que la liberté ne se vit pleinement qu’à travers la responsabilité : le respect de l’autre, la parole tenue, l’attention portée au bien commun», affirme-t-il. «Ce déficit de civisme exprime une rupture du contrat symbolique entre le citoyen et la collectivité. Il est nourri par la défiance envers les institutions, le sentiment d’injustice et la disparition de l’exemplarité à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la famille, de l’école ou de l’administration. Il faut alors sortir de la logique moralisatrice et rétablir un cadre collectif structurant», ajoute-t-il.

D’après l’expert, c’est le premier levier auquel il faut s’attaquer. Mais pour lui, il ne suffit pas d’ajouter une heure d’éducation civique. Il faut une pédagogie du respect, de la coopération, de l’écoute active. L’enfant ne doit pas seulement savoir ce qu’il doit faire, mais comprendre pourquoi. Hamdi cite l’exemple de Montréal, où certaines écoles expérimentent des modèles participatifs dans lesquels les élèves cogèrent la vie scolaire. «Gestion des conflits, projets collectifs, soin des lieux... Les élèves développent un véritable sens des responsabilités».

Autre levier souvent négligé : l’urbanisme. L’aménagement de la ville joue un rôle direct dans les comportements civiques. «Un espace public sale, laid ou négligé ne suscite ni respect ni appropriation. À Copenhague, la transformation des quartiers en espaces conviviaux a entraîné une baisse notable des incivilités. Les citoyens prennent soin de ce qu’ils aiment, pas de ce qu’on leur impose», souligne-t-il. «Enfin, il y a l’exemplarité des élites, sans laquelle aucune norme ne peut tenir. Lorsqu’un responsable, un élu ou un riche homme d’affaires s’affranchit des règles, il fragilise tout l’édifice. Il n’y a pas de pédagogie du respect sans justice perçue», poursuit-il. Et de conclure avec lucidité : «Le civisme n’est ni une nostalgie, ni une utopie. C’est une exigence contemporaine. Et la vraie modernité ne se mesure pas au débit de la 5G, mais à la capacité d’un peuple à vivre ensemble sans se heurter».

Questions à Rachid Essedik, président du CMC

Mondial 2030 : et si la vraie urgence était celle du civisme ?



La question de la propreté revient très fortement, que ce soit dans les lieux publics, les stades ou les espaces touristiques. Pourquoi ce sujet est-il, selon vous, aussi préoccupant au Maroc ?

La question de la propreté revient souvent parce qu’elle touche directement au quotidien des citoyens. Quand les rues sont sales, que les jardins publics sont mal entretenus ou que les équipements urbains sont dégradés, cela crée un sentiment général de malaise et de négligence. Les gens ont l’impression que l’espace public est abandonné, ce qui peut renforcer l’idée que le civisme est en recul. Dans l’étude, une large majorité des participants – plus de 70% – disent ne pas être satisfaits du comportement des Marocains en matière de propreté. Ce constat s’explique par plusieurs facteurs : d’abord, beaucoup de personnes jettent encore leurs déchets n’importe où ou n’hésitent pas à dégrader les lieux communs. Ensuite, il y a un manque de sensibilisation : les campagnes d’éducation à l’environnement et au respect des espaces publics sont rares ou peu visibles. Enfin, même lorsque des règles existent, elles sont rarement appliquées de façon ferme, ce qui donne l’impression qu’on peut tout se permettre sans conséquence. La propreté est perçue comme un baromètre du respect mutuel et du vivre ensemble. Lorsqu’elle fait défaut, cela reflète un déficit de civisme, mais aussi un manque de confiance dans la capacité des institutions et des citoyens à protéger l’espace collectif. C’est pour cela que ce sujet préoccupe autant : il renvoie à des choses simples, visibles, mais qui ont un impact fort sur le bien-être, la dignité et l’image que chacun se fait de sa ville ou de son quartier.

Le harcèlement verbal ou physique à l’égard des femmes et la mendicité dans les zones touristiques sont également pointés du doigt. Quels leviers concrets peut-on actionner à court terme pour y remédier ?

Ce sont deux phénomènes très préoccupants parce qu’ils touchent à la fois à la sécurité, à la dignité des personnes et à l’image du pays. Le harcèlement des femmes dans l’espace public est vécu comme une violence quotidienne par une grande partie de la population féminine. De même, la mendicité, notamment lorsqu’elle est organisée ou qu’elle implique des enfants, est perçue par beaucoup comme une forme d’exploitation, mais aussi comme un signe d’échec collectif en matière de protection sociale. Pour y faire face, il est essentiel de faire respecter la loi de manière rigoureuse et équitable dans l’espace public, afin de décourager les comportements inciviques et les formes d’exploitation. En parallèle, des campagnes de sensibilisation ciblées doivent être menées pour faire évoluer les mentalités, renforcer la culture du respect et encourager une prise de conscience collective autour de ces enjeux. En ce qui concerne la mendicité, une distinction est nécessaire entre les situations de précarité réelle, qui appellent une réponse sociale et solidaire, et les formes organisées, qui relèvent d’un système d’exploitation. Dans ce dernier cas, une réponse sécuritaire ferme est indispensable, avec des enquêtes, des contrôles et des poursuites contre les réseaux impliqués. La lutte contre ces pratiques exige une coordination étroite entre les autorités, les acteurs sociaux et les citoyens, en combinant éducation, accompagnement et application rigoureuse de la loi.

L’étude du CMC évoque une faible confiance dans l’impact des politiques actuelles. Que faudrait-il changer pour que l’action de l’État soit perçue comme plus crédible ou plus efficace ?

Ce manque de confiance s’explique d’abord par un écart entre les discours officiels et les réalités vécues par les citoyens. Beaucoup de Marocains ont l’impression que les lois existent, que les programmes sont annoncés, mais que les effets sur le terrain sont faibles, lents ou mal ciblés. L’étude montre que plus de la moitié des personnes interrogées ne perçoivent pas d’efforts concrets de la part du gouvernement pour promouvoir le civisme. Cela reflète un besoin de visibilité, de cohérence et surtout de résultats. Pour que l’action publique retrouve de la crédibilité, il faut agir à trois niveaux complémentaires. D’abord, rendre l’action publique plus proche et plus concrète, notamment à l’échelle locale. Quand un citoyen voit sa rue propre, un agent de proximité présent, ou une campagne d’information claire et utile, il se sent plus respecté et plus impliqué. Ensuite, il est crucial de renforcer l’application équitable de la loi. Trop souvent, les règles existent, mais ne sont pas appliquées, ou le sont de manière inégale, ce qui alimente le sentiment d’injustice et d’impunité. Enfin, il faut valoriser les bonnes pratiques, qu’elles viennent d’une commune, d’une école ou d’une association. Ces exemples montrent que le changement est possible, et qu’il ne dépend pas seulement de grands projets, mais aussi d’initiatives simples et bien menées. Autrement dit, la crédibilité ne se décrète pas. Elle se construit sur la durée, à travers des actions visibles, constantes et évaluées. Il ne s’agit pas d’en faire plus, mais de faire mieux : avec plus d’écoute, plus de clarté, et surtout plus de retour aux citoyens.

Pensez-vous qu’une stratégie nationale du civisme, articulée autour de l’école, des collectivités locales et des médias, serait pertinente aujourd’hui ?

Oui, une stratégie nationale du civisme est non seulement pertinente, mais elle devient aujourd’hui urgente et nécessaire. Les résultats de l’étude montrent que les comportements inciviques sont largement répandus, mais qu’en même temps, les citoyens expriment un réel besoin de cadre, d’exemple et de repères. Pour répondre à cette attente, il faut une démarche coordonnée, continue et structurée, qui implique plusieurs niveaux d’acteurs. L’école doit être au cœur de cette stratégie. Pas uniquement par des cours théoriques, mais en intégrant le civisme dans les pratiques quotidiennes de l’établissement : gestion des conflits, respect de l’environnement scolaire, participation des élèves à la vie de l’école. Les collectivités locales, elles, ont un rôle clé à jouer, car elles sont les premières institutions de proximité. Elles peuvent organiser des campagnes locales de sensibilisation, mobiliser les associations, aménager des espaces publics plus respectueux de l’environnement et des usagers, ou encore mettre en place des mécanismes simples de signalement et de médiation. Les médias, enfin, doivent participer à diffuser une culture du respect, du dialogue et de la responsabilité. Cela passe par des campagnes nationales, mais aussi par la mise en avant d’initiatives citoyennes, de figures positives, et par le travail avec les influenceurs, très suivis par les jeunes générations. Ce qui compte, c’est de donner du sens à l’appartenance collective. Le civisme ne peut pas être seulement une injonction morale : il doit devenir un réflexe partagé, encouragé par l’environnement social, éducatif et institutionnel.

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