Le Maroc de la période des années 65-66 vit sous tension. Après les émeutes de Casablanca et les tentatives de créer un gouvernement d'union nationale, c'est la dissolution du Parlement et l'instauration de l'état d'exception. Cependant, le pays doit continuer sa marche vers le développement. En présentant le rapport d'activité à Feu Sa Majesté Hassan II, le Souverain lui demanda de s'occuper des Affaires économiques dans le nouveau gouvernement que le Roi présida lui-même. Il sera nommé peu de temps après vice-gouverneur de Bank Al-Maghrib pour 6 mois. Il y restera 22 ans.
LE MATIN ÉCO : En mai 1965, quand le Souverain fait appel à vous pour diriger la CDG, le Maroc vit l'une des plus grandes tourmentes de son histoire. Avez-vous le souvenir de cette période ?
AHMED BENNANI : Oui, parfaitement. J'étais conseiller économique au Cabinet Royal et le Maroc vivait une période tumultueuse. Il y avait l'état d'exception, le Parlement avait été suspendu, les universités en grève et on parlait d'un remaniement ministériel. A l'époque Haj Ahmed Bahnini était Premier ministre. A Ifrane, autour de Sa Majesté, une série de réunions avaient abouti à la publication d'un document intitulé « Les perspectives Royales ». Le document avait été adressé à tous les partis politiques et ils devaient y répondre. Les réponses faites par les partis ne convenaient sans doute pas au Souverain puisqu'il a préféré dissoudre le Parlement et faire appel à un autre gouvernement. A l'époque il m'avait laissé le choix entre entrer au gouvernement ou prendre la direction de la BNDE, la CDG ou la Cosumar.
Vous avez choisi la CDG, mais quel a été votre cursus jusque-là, de quelle famille proveniez-vous ?
Mes grands-pères maternel et paternel ont passé trente-quatre ans de leur vie au Royaume-Uni, à Manchester où ils exerçaient l'import-export entre les deux pays. A l'époque, le Royaume-Uni était le premier partenaire commercial du Maroc.
En 1904, « l'entente cordiale » entre l'Angleterre et la France par laquelle la première renonçait à ses prétentions sur le Maroc et la seconde à ses prétentions sur l'Egypte préparait déjà la mainmise de la France sur le Maroc. Les échanges commerciaux de notre pays avec l'étranger allaient progressivement connaître de nouvelles orientations. Aussi mes grands pères étaient-ils rentrés chez eux à Fès vers 1910 pour s'y établir définitivement. A l'exception des colonies marocaines implantées en France et en Afrique occidentale française, les autres colonies marocaines vivant dans les autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne ou la Russie se sont repliées au Maroc.
Vous êtes donc issu d'une lignée de commerçants et vous êtes sans doute le premier Bennani à avoir changé de trajectoire ?
Un grand écrivain a dit « l'une des choses les plus importantes pour l'homme, c'est le choix d'un métier » ajoutant que « le hasard en dispose ».Cette pensée s'appliquait parfaitement à mon parcours. Comme je vous l'ai dit, j'appartiens à une famille de négociants. Pour perpétuer la tradition, une fois bachelier, je me rendis à Paris où je fus le premier marocain à ouvrir la voie des études supérieures de commerce. Diplômé de Sup de Co en 1951 et lauréat de la faculté de droit en 1952, j'ai été recruté par Shell France où j'ai travaillé jusqu'en octobre 1955.
Quand feu Mohammed V est rentré d'exil et que le premier gouvernement a été nommé, j'ai été appelé par plusieurs ministres. J'ai finalement rejoint le cabinet de Maître Ahmed Réda Guedira qui était l'un des quatre ministres d'Etat chargés des négociations pour parachever l'indépendance du Maroc. Je voulais participer à cette page de l'histoire de notre pays. Nous sommes restés à Paris jusqu'au 3 mars 1956, date de l'abolition du traité du Protectorat. Mohammed V annonça alors la création des Forces Armées Royales (FAR) et nomma le Prince Héritier Moulay Hassan chef d'Etat-Major et Ahmed Réda Guédira, ministre chargé de la Défense nationale. Je suis resté dans son cabinet jusqu'en novembre 1956, date du premier remaniement. Ahmed Réda Guédira est alors nommé ministre de l'Information. Sur insistance de Abderrahim Bouabid, je rejoins le ministère des Finances où je fus le premier marocain à prendre une direction, celle de l'inspection et du contrôle financier. En 1959, je fus appelé à la Direction des régies financières qui regroupait les services d'assiette et de recouvrement des impôts et qui était la plus grande division du ministère. En 1960,je fus nommé par Sa Majesté Mohammed V secrétaire général de ce département et ce, après avoir été nommé Commissaire du gouvernement à la Régie des tabacs, contrôleur d'Etat à l'Office des Phosphates, censeur et commissaire du gouvernement à la Banque du Maroc. Je suis resté aux finances jusqu'à fin 1963.De 1961 à 1963, je fus chargé par le Roi Hassan II de négocier avec le gouvernement français la dette du Maroc vis-à-vis de la France avec le Groupe Paribas, la reprise des Chemins de Fer et de l'énergie électrique du Maroc avec la Lyonnaise des eaux, la fin des concessions de la distribution d'eau et d'électricité dans toutes les villes du Maroc. Avec le gouvernement américain, j'avais été chargé de négocier les conditions financières de reprise des bases américaines au Maroc.
Toutes ces tractations et négociations ont abouti dans d'excellentes conditions. En 1963, la dette extérieure du Maroc était pratiquement nulle, l'ONE et l'ONCF ont montré leur capacité dans la production de l'énergie électrique et du transport ferroviaire. Par contre, la distribution urbaine de l'eau et de l'électricité confiée à des régies sous la tutelle du ministère de l'Intérieur et plus tard des municipalités ont abouti à des échecs patents. Les déficits très lourds et l'absence du renouvellement des réseaux ont conduit au rappel de nouveaux concessionnaires étrangers.
Vous avez évoqué la fin du traité du protectorat. C'est une page de l'histoire qui se tourne dans un climat relativement pacifique. Comment s'était passée la transition ?
La transition s'est faite d'une manière intelligente, rationnelle et réaliste. Les postes d'autorité à l'échelle de tout le pays ont été confiés à des gouverneurs, supercaids, caïds. D'autre part, les Forces Armées Royales ont pris la relève de l'armée française et espagnole, de même la gendarmerie et la police ont été rapidement marocanisées. Malgré les changements profonds, les colonies française et espagnole n'ont pas connu d'ennui et ont continué à vaquer à leurs affaires sous la protection de l'autorité marocaine.
Tout cela a pu se réaliser grâce à la sagesse et au prestige de Mohammed V, à l'entente avec les partis politiques, et il faut le souligner, à la maturité du peuple marocain. Quant aux ministères à caractère technique, tels que les Travaux publics, les Finances, le Commerce et l'Industrie, en dehors de la nomination des ministres et de leurs cabinets, l'ensemble des fonctionnaires français à quelques exceptions près qui exerçaient pendant le protectorat, sont demeurés en place pendant de longues années, faute de cadres nationaux pour les remplacer. Dans l'ensemble, ils ont géré les affaires du pays en bons pères de famille. La principale tare du protectorat consistait néanmoins à entretenir l'analphabétisme à hauteur de 90% et par voie de conséquence le sous-développement structurel dans tous les domaines. Aujourd'hui, 50 ans après l'indépendance, la population est passée de 9 à 30 millions d'habitants, le taux d'analphabétisme n'est tombé lui que de 90 à 50%. Le nombre des diplômés chômeurs ne cesse lui, d'augmenter et les tentatives de décollage de l'économie n'ont pas encore abouti.
Au ministère des Finances, vous deviez être nommé le premier secrétaire général de ce grand département... Votre itinéraire va ensuite bifurquer ?
Si l'on puit dire. Sa Majesté le Roi me confie en novembre 1963 le département du Commerce, de l'industrie, des mines, de la marine marchande, des pêches maritimes et de l'artisanat. Je l'ai accepté avec beaucoup de réticence.
Pour quelles raisons ?
Par ma famille, ma formation, je pensais être plus destiné au secteur privé qu'au secteur public. Je voulais créer un fiduciaire, mais feu Sa Majesté Hassan II ne m'a pas laissé le choix en me nommant à la tête de ce département. J'appris en arrivant dans le ministère que le stock de sécurité en sucre ne couvrait que 15 jours de consommation, le cours du sucre roux à la bourse de Londres était passé de 3,5 cents à 30 cents la livre. Des dispositions nécessaires ont été immédiatement prises afin d'assurer le ravitaillement normal du pays de cette denrée essentielle. Sur le plan réglementaire, notre commerce extérieur était régi jusqu'en 1939 par le Traité de l'Acte d'Algésiras de 1905 sur la base de la liberté et l'égalité de traitement des pays signataires. La douane percevant des droits ad valorem de 2,5% sur les importations de toute nature et de toute origine. Le même principe de liberté s'appliquait au transfert des capitaux.
Ces libertés ont été abolies en 1939 par la France et par le Maroc indépendant. Le pays s'est alors doté d'un code douanier pouvant assurer une protection suffisante à la création d'une industrie nationale et soumettant les échanges commerciaux à des autorisations préalables. Seule la zone franche échappait à ces entraves. Jusqu'en 1959, cet avantage accordé à la zone franche se justifiait par la couverture du déficit structurel de la balance commerciale du Maroc par le Fonds de stabilisation des changes de toute la zone franche. En 1959, après la nationalisation de l'Institut d'émission et la crise du dirham, le Maroc n'appartenait plus à la zone franche et ne bénéficiait plus du fonds de stabilisation des changes. Cette zone devenait entièrement responsable de la gestion de ses devises. Je décidais de supprimer cette anomalie et de soumettre les importations de la zone à la réglementation générale. Cette mesure fut accueillie avec satisfaction par les quelques entreprises industrielles textiles récemment créées ainsi que par les importateurs de toute origine ; seules les entreprises installées au Maroc opérant sur la zone franche ont vu disparaître une partie de leur rente de situation qui n'avait plus aucune justification. Ceci n'a sans doute pas été étranger à mon départ du ministère du Commerce et de l'Industrie. La direction de la Marine marchande était une coquille vide : le Maroc ne possédait ni bateaux ni marins, seule la Comanav, ancienne compagnie franco chérifienne de navigation où la participation de l'Etat ne dépassait pas les 17%, disposait de deux Liberty ships offerts par les Etats-Unis dans le cadre du plan Marshall. Ma préoccupation consistait à négocier avec les autres actionnaires français le rachat de leur part afin de créer un noyau dur du pavillon marocain. Parallèlement,la promulgation d'un Code douanier suffisamment protecteur rendait possible la naissance de quelques industries textiles ou agroalimentaires grâce à l'aide de l'Etat et l'octroi des crédits à moyen terme par la BNDE.
En 1964, vous êtes nommé conseiller aux affaires économiques et financières au Cabinet Royal, c'est un peu pour vous préparer à votre futur poste ?
J'ai déjà parlé de mon passage au Cabinet Royal de septembre 1964 à juin 1965.Ce fut pour moi une expérience très enrichissante. A l'époque, le Cabinet Royal était composé d'un nombre restreint de conseillers de formation différente et complémentaire qui traitaient chacun d'un secteur correspondant à sa formation. Ils se réunissaient quotidiennement sous la présidence de Si Driss M'hammedi, directeur du Cabinet Royal pour élaborer un rapport synthétique de leurs travaux destiné à Sa Majesté le Roi. En juin 1965, le Souverain me nomme Directeur général de la Caisse de Dépôt et de Gestion. J'avais assisté à son acte de naissance en tant que secrétaire général du ministère des Finances, comme à la création de la BMCE, du Crédit populaire et de la BNDE.
À la CDG, vous restez là aussi peu de temps, à peine 18 mois ?
Là aussi, les choses se sont passées à mon insu. Au début de l'année 1967, je voulais à l'instar de Bank-Al-Maghrib, présenter le rapport annuel de la CDG à Sa Majesté le Roi ; ceci n'est pas prévu dans les statuts. La présentation a eu lieu à la Préfecture de Casablanca. A l'issue de cette cérémonie, le Roi m'a fait part de son intention de présider lui-même le gouvernement et de me nommer auprès de lui, un mois après, Sa Majesté a nommé le nouveau Premier ministre, le Dr. Mohamed Benhima. De cette expérience et de celles qui ont suivi, rares sont les Premiers ministres qui ont rempli leur mission d'impulsion, de coordination et d'arbitrage avec succès. En février 1968, je suis nommé vice gouverneur de Bank El Maghreb. L'institution souffrait des désordres et de mouvements de grève et il fallait y remettre de l'ordre. Sa Majesté m'a demandé d'y aller pour une période de 6 mois, j'y suis resté 22 ans.
Qu'avez-vous fait à la CDG ?
Il fallait assurer la continuité. Mes prédécesseurs avaient entamé certains projets hôteliers. Il fallait parachever les chantiers de Restinga, d'Al Hoceima. D'autres projets comme l'hôtel de Nador ou le Parador de Ketama étaient au stade d'étude de faisabilité. Il fallait les lancer rapidement. Ce qui fut fait. L'hôtel Hilton sera inauguré par Sa Majesté, un mois après mon départ de la CDG. L'intervention de la CDG revêtait en zone Nord un caractère politique. Il fallait mettre à niveau cette zone longtemps marginalisée par l'occupation espagnole. Grâce à d'importants investissements, les terrains domaniaux concédés par l'Etat à la CDG avec un cahier de charges permettaient de mettre en valeur les richesses touristiques de cette région. Il était évident que ces investissements n'étaient rentables ni à court ni à moyen terme.Cependant, pour sauvegarder l'équilibre financier de la CDG et assurer les liquidités des avoirs dont elle avait la gestion, il était nécessaire de faire appel à des partenaires…
Ou bien de trouver d'autres secteurs plus rentables afin de sécuriser l'épargne déposée à la CDG ?
Il fallait d'abord chercher des partenaires pour les associer dans de nouveaux projets. J'ai invité le groupe Paribas qui devait investir au Maroc une partie importante des indemnités versées par l'Etat au titre du rachat des concessions de l'énergie électrique et des Chemins de fer à réaliser en commun un projet significatif dans la zone Nord. Le projet de Cabo Négro est né de cette ambition commune par la création d'une société mixte CDG- groupe Paribas à 50% chacun. C'est la Société africaine de Tourisme, la SAT. Dans la première phase de ce projet, la SAT a financé l'infrastructure, la construction d'un hôtel 5 étoiles « Altair » dont la gestion avait été confiée à Sofitel, la création d'un lotissement entièrement équipé et dont les lots ont été à l'origine des résidences secondaires de haut niveau sur la côte méditerranéenne. Un marché nouveau s'était lancé et devait se déployer pendant des années. Il fallait effectivement, comme vous le soulignez, chercher d'autres secteurs où la rentabilité de l'investissement ne posait plus de problèmes. Mon prédécesseur a eu la bonne idée de créer la société centrale de réassurance. J'ai cru intéressant pour mieux connaître le secteur de l'assurance de prendre une participation de 50% dans la CNIA, filiale de la société française d'assurance la Concorde, pour un montant de 1 million de DH. En troisième lieu, j'étais en quête de capitaux étrangers afin de donner un effet multiplicateur à nos investissements et partager les risques par la même occasion. J'ai pu conclure une convention avec la société allemande de développement de Cologne qui avait participé activement au financement de la reconstruction de la RFA après la guerre et qui a été chargée par la suite par le gouvernement allemand d'intervenir dans les pays en voie de développement. Nous avions convenu de créer une société commune avec une participation d'un tiers CDG, un tiers société allemande de développement et un tiers un hôtelier de Munich pour créer une chaîne de trois hôtels à Casablanca, Marrakech et Agadir. La gestion devait être confiée à l'hôtelier allemand, par une convention qui sauvegarderait les intérêts des autres associés. Ce projet d'un intérêt évident a échoué après mon départ, mon successeur voulant être associé à la gestion au moment où la gestion des hôtels de la CDG à Restinga, Cabo Negro était confiée à des tiers !
Le rapport d'activité que vous aviez présenté au Souverain était donc globalement positif. C'était la première et la dernière fois que le rapport était présenté, puisque désormais il sera envoyé au Souverain.
Ne craigniez-vous pas cependant que l'indépendance de l'institution ne fût qu'un vain mot ? Ne craigniez-vous pas la mise sous tutelle de la Caisse ?
L'autonomie et l'indépendance de telle ou telle institution, c'est d'abord un état d'esprit beaucoup plus que l'effet de la Loi. Tout dépend de la personnalité et de la maturité des dirigeants. Le vrai problème consiste à créer un climat de confiance avec l'autorité de tutelle, de présenter des projets valables, de savoir se défendre. Personnellement, je n'ai pas eu de problèmes sur ce plan, d'autant plus que le ministre des Finances a été le premier dirigeant de la CDG pendant que j'étais secrétaire général de ce même ministère. Nous avions en plus la même formation, nous avions appartenu à la même administration et nous avions la même orientation. La CDG dispose de liquidités importantes provenant de fonds d'épargne tels que ceux de la CNSS et de la Caisse Nationale d'Epargne.
Elle doit les gérer en bon père de famille selon la formule consacrée en respectant les critères de liquidité, sécurité et rentabilité. Ses concours au trésor et au marché monétaire vont dans ce sens. Mais compte tenu également de l'abondance et de la nature de ses ressources, elle pouvait et devait également participer au développement du pays. Elle l'a fait dès le départ par l'intermédiaire du Fonds d'équipement communal qui jouait le rôle d'une véritable banque des collectivités locales, des filiales à 100% CDG telles que Maroc Tourist, la CGI,la CPIM qui a donné plus tard naissance au CIH pour intervenir dans le financement du développement touristique en zone Nord et dans le financement de la promotion immobilière et de l'habitat.Jusqu'à la fin des années 80, tous ces organismes et d'autres comme la BNDE, la Banque centrale populaire ont apporté des concours précieux au développement du pays tout en évitant de financer des opérations hasardeuses susceptibles de mettre en danger leur propre existence. Malheureusement à partir de 1990, de nombreux dérapages ont vu le jour, il est inutile de les énumérer.
Comment expliquez-vous cela ?
Ces organismes ont connu un développement continu et ont apporté un concours précieux à leur clientèle et à l'économie en général. Depuis leur création jusqu'à la fin des années 1980 je les ai accompagnés à plusieurs titres pendant 34 ans de carrière sans interruption. Pendant cette longue période, ils ont fonctionné d'une manière satisfaisante. Je n'arrive pas à comprendre ce qui est arrivé en 1990.La justice qui est saisie de ces dossiers depuis plusieurs années n'est pas arrivée jusqu'à présent à fixer les responsabilités. Pourtant, ces organismes ont enregistré des pertes énormes, ils doivent leur survie à l'intervention massive de l'Etat.
Comment s'exerçait le contrôle des Banques et des établissements financiers ?
Le statut de Bank Al-Maghrib lui confère la responsabilité du contrôle des banques. En 1968, à mon arrivée à la Banque Centrale, faute de contrôleurs, cette mission n'était pas remplie. Pour combler ce déficit, la Banque de France nous a prêté, sur notre demande, pendant 5 ans, un contrôleur général qui nous a aidés à former deux brigades d'inspecteurs. Parallèlement, avec l'accord et le concours des banques, nous avons mis au point nos plans comptables bancaires. Nous avons également procédé à l'informatisation de Bank Al-Maghrib et incité les banques à s'informatiser. A partir de l'année 1973, le contrôle des banques est entré dans une phase active. Si les banques n'ont pas connu de dérapage malgré leur marocanisation en capital et en ressources humaines, ceci est dû à la qualité de leurs dirigeants. Mais le contrôle y a certainement contribué. Le contrôle d'établissements financiers incombait à l'époque au ministère des Finances. Devant l'absence de ce contrôle et compte tenu des interférences entre les banques et les établissements financiers, Bank Al-Maghrib a dû combler partiellement ce déficit par sa présence aux conseils d'administration et aux comités de crédit de ces établissements ainsi que pour les facilités de réescompte qu'elle accordait à certains d'entre eux. Jusqu'à mon départ fin 1989 de Bank Al-Maghrib, nous n'avions enregistré aucune dérive dans ces établissements.
Ne pouvait-on craindre qu'à l'instar de la BNDE, de la CNCA ou du CIH, la CDG ne connaisse des dérives à son tour ?
La CDG, à l'instar de tous les organismes qui gèrent des capitaux importants est soumise aux mêmes interventions et sollicitations de la part de groupe de pression. Sur une carrière de 34 ans au service de l'Etat, j'ai suivi pendant 27 ans l'évolution de la caisse au titre de Directeur général, membre ou président de la Commission de Surveillance. A mon avis son salut est dû à la qualité de ses dirigeants, à leur compétence et à leur conduite exemplaire. Certes la commission de surveillance présidée par le gouverneur de Bank Al Maghrib qui se réunit une ou deux fois par an constitue un rempart prestigieux, mais elle ne peut prétendre exercer un contrôle réel sur le déroulement des nombreuses opérations de la Caisse et de ses filiales. Avec le développement continu de ses activités et les nombreux projets qui lui sont confiés par l'Etat, l'intervention de la Commission de Surveillance devient de plus en plus insuffisante. Dans l'intérêt même de la direction générale, il serait urgent et salutaire de mettre en place un audit interne chargé de contrôler l'exécution des opérations de la Caisse et de ses filiales en continu.
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Ces dernières années, des investissements importants ont été réalisés ou sont en cours de réalisation dans l'infrastructure routière, portuaire et dans l'habitat économique, grâce notamment à la privatisation d'une partie du patrimoine de l'Etat. L'intérêt et l'utilité de ces investissements ne font aucun doute. Cependant, ils ne peuvent suffire à assurer un taux de croissance à la hauteur de nos ambitions et encore moins à résorber le chômage qui gagne le terrain. Ce mouvement doit être nécessairement accompagné et par la suite relayé par des investissements privés. D'une part, la privatisation a ses limites, ses ressources aussi. D'autre part, l'Etat devrait se garder de se priver de leviers aussi précieux que la CDG, le Crédit populaire, la CNCA qui durant plus de 40 ans d'existence ont montré leur utilité, leur capacité et apporté des concours inestimables à l'économie surtout pendant les années difficiles.
LE MATIN ÉCO : En mai 1965, quand le Souverain fait appel à vous pour diriger la CDG, le Maroc vit l'une des plus grandes tourmentes de son histoire. Avez-vous le souvenir de cette période ?
AHMED BENNANI : Oui, parfaitement. J'étais conseiller économique au Cabinet Royal et le Maroc vivait une période tumultueuse. Il y avait l'état d'exception, le Parlement avait été suspendu, les universités en grève et on parlait d'un remaniement ministériel. A l'époque Haj Ahmed Bahnini était Premier ministre. A Ifrane, autour de Sa Majesté, une série de réunions avaient abouti à la publication d'un document intitulé « Les perspectives Royales ». Le document avait été adressé à tous les partis politiques et ils devaient y répondre. Les réponses faites par les partis ne convenaient sans doute pas au Souverain puisqu'il a préféré dissoudre le Parlement et faire appel à un autre gouvernement. A l'époque il m'avait laissé le choix entre entrer au gouvernement ou prendre la direction de la BNDE, la CDG ou la Cosumar.
Vous avez choisi la CDG, mais quel a été votre cursus jusque-là, de quelle famille proveniez-vous ?
Mes grands-pères maternel et paternel ont passé trente-quatre ans de leur vie au Royaume-Uni, à Manchester où ils exerçaient l'import-export entre les deux pays. A l'époque, le Royaume-Uni était le premier partenaire commercial du Maroc.
En 1904, « l'entente cordiale » entre l'Angleterre et la France par laquelle la première renonçait à ses prétentions sur le Maroc et la seconde à ses prétentions sur l'Egypte préparait déjà la mainmise de la France sur le Maroc. Les échanges commerciaux de notre pays avec l'étranger allaient progressivement connaître de nouvelles orientations. Aussi mes grands pères étaient-ils rentrés chez eux à Fès vers 1910 pour s'y établir définitivement. A l'exception des colonies marocaines implantées en France et en Afrique occidentale française, les autres colonies marocaines vivant dans les autres pays comme l'Angleterre, l'Allemagne ou la Russie se sont repliées au Maroc.
Vous êtes donc issu d'une lignée de commerçants et vous êtes sans doute le premier Bennani à avoir changé de trajectoire ?
Un grand écrivain a dit « l'une des choses les plus importantes pour l'homme, c'est le choix d'un métier » ajoutant que « le hasard en dispose ».Cette pensée s'appliquait parfaitement à mon parcours. Comme je vous l'ai dit, j'appartiens à une famille de négociants. Pour perpétuer la tradition, une fois bachelier, je me rendis à Paris où je fus le premier marocain à ouvrir la voie des études supérieures de commerce. Diplômé de Sup de Co en 1951 et lauréat de la faculté de droit en 1952, j'ai été recruté par Shell France où j'ai travaillé jusqu'en octobre 1955.
Quand feu Mohammed V est rentré d'exil et que le premier gouvernement a été nommé, j'ai été appelé par plusieurs ministres. J'ai finalement rejoint le cabinet de Maître Ahmed Réda Guedira qui était l'un des quatre ministres d'Etat chargés des négociations pour parachever l'indépendance du Maroc. Je voulais participer à cette page de l'histoire de notre pays. Nous sommes restés à Paris jusqu'au 3 mars 1956, date de l'abolition du traité du Protectorat. Mohammed V annonça alors la création des Forces Armées Royales (FAR) et nomma le Prince Héritier Moulay Hassan chef d'Etat-Major et Ahmed Réda Guédira, ministre chargé de la Défense nationale. Je suis resté dans son cabinet jusqu'en novembre 1956, date du premier remaniement. Ahmed Réda Guédira est alors nommé ministre de l'Information. Sur insistance de Abderrahim Bouabid, je rejoins le ministère des Finances où je fus le premier marocain à prendre une direction, celle de l'inspection et du contrôle financier. En 1959, je fus appelé à la Direction des régies financières qui regroupait les services d'assiette et de recouvrement des impôts et qui était la plus grande division du ministère. En 1960,je fus nommé par Sa Majesté Mohammed V secrétaire général de ce département et ce, après avoir été nommé Commissaire du gouvernement à la Régie des tabacs, contrôleur d'Etat à l'Office des Phosphates, censeur et commissaire du gouvernement à la Banque du Maroc. Je suis resté aux finances jusqu'à fin 1963.De 1961 à 1963, je fus chargé par le Roi Hassan II de négocier avec le gouvernement français la dette du Maroc vis-à-vis de la France avec le Groupe Paribas, la reprise des Chemins de Fer et de l'énergie électrique du Maroc avec la Lyonnaise des eaux, la fin des concessions de la distribution d'eau et d'électricité dans toutes les villes du Maroc. Avec le gouvernement américain, j'avais été chargé de négocier les conditions financières de reprise des bases américaines au Maroc.
Toutes ces tractations et négociations ont abouti dans d'excellentes conditions. En 1963, la dette extérieure du Maroc était pratiquement nulle, l'ONE et l'ONCF ont montré leur capacité dans la production de l'énergie électrique et du transport ferroviaire. Par contre, la distribution urbaine de l'eau et de l'électricité confiée à des régies sous la tutelle du ministère de l'Intérieur et plus tard des municipalités ont abouti à des échecs patents. Les déficits très lourds et l'absence du renouvellement des réseaux ont conduit au rappel de nouveaux concessionnaires étrangers.
Vous avez évoqué la fin du traité du protectorat. C'est une page de l'histoire qui se tourne dans un climat relativement pacifique. Comment s'était passée la transition ?
La transition s'est faite d'une manière intelligente, rationnelle et réaliste. Les postes d'autorité à l'échelle de tout le pays ont été confiés à des gouverneurs, supercaids, caïds. D'autre part, les Forces Armées Royales ont pris la relève de l'armée française et espagnole, de même la gendarmerie et la police ont été rapidement marocanisées. Malgré les changements profonds, les colonies française et espagnole n'ont pas connu d'ennui et ont continué à vaquer à leurs affaires sous la protection de l'autorité marocaine.
Tout cela a pu se réaliser grâce à la sagesse et au prestige de Mohammed V, à l'entente avec les partis politiques, et il faut le souligner, à la maturité du peuple marocain. Quant aux ministères à caractère technique, tels que les Travaux publics, les Finances, le Commerce et l'Industrie, en dehors de la nomination des ministres et de leurs cabinets, l'ensemble des fonctionnaires français à quelques exceptions près qui exerçaient pendant le protectorat, sont demeurés en place pendant de longues années, faute de cadres nationaux pour les remplacer. Dans l'ensemble, ils ont géré les affaires du pays en bons pères de famille. La principale tare du protectorat consistait néanmoins à entretenir l'analphabétisme à hauteur de 90% et par voie de conséquence le sous-développement structurel dans tous les domaines. Aujourd'hui, 50 ans après l'indépendance, la population est passée de 9 à 30 millions d'habitants, le taux d'analphabétisme n'est tombé lui que de 90 à 50%. Le nombre des diplômés chômeurs ne cesse lui, d'augmenter et les tentatives de décollage de l'économie n'ont pas encore abouti.
Au ministère des Finances, vous deviez être nommé le premier secrétaire général de ce grand département... Votre itinéraire va ensuite bifurquer ?
Si l'on puit dire. Sa Majesté le Roi me confie en novembre 1963 le département du Commerce, de l'industrie, des mines, de la marine marchande, des pêches maritimes et de l'artisanat. Je l'ai accepté avec beaucoup de réticence.
Pour quelles raisons ?
Par ma famille, ma formation, je pensais être plus destiné au secteur privé qu'au secteur public. Je voulais créer un fiduciaire, mais feu Sa Majesté Hassan II ne m'a pas laissé le choix en me nommant à la tête de ce département. J'appris en arrivant dans le ministère que le stock de sécurité en sucre ne couvrait que 15 jours de consommation, le cours du sucre roux à la bourse de Londres était passé de 3,5 cents à 30 cents la livre. Des dispositions nécessaires ont été immédiatement prises afin d'assurer le ravitaillement normal du pays de cette denrée essentielle. Sur le plan réglementaire, notre commerce extérieur était régi jusqu'en 1939 par le Traité de l'Acte d'Algésiras de 1905 sur la base de la liberté et l'égalité de traitement des pays signataires. La douane percevant des droits ad valorem de 2,5% sur les importations de toute nature et de toute origine. Le même principe de liberté s'appliquait au transfert des capitaux.
Ces libertés ont été abolies en 1939 par la France et par le Maroc indépendant. Le pays s'est alors doté d'un code douanier pouvant assurer une protection suffisante à la création d'une industrie nationale et soumettant les échanges commerciaux à des autorisations préalables. Seule la zone franche échappait à ces entraves. Jusqu'en 1959, cet avantage accordé à la zone franche se justifiait par la couverture du déficit structurel de la balance commerciale du Maroc par le Fonds de stabilisation des changes de toute la zone franche. En 1959, après la nationalisation de l'Institut d'émission et la crise du dirham, le Maroc n'appartenait plus à la zone franche et ne bénéficiait plus du fonds de stabilisation des changes. Cette zone devenait entièrement responsable de la gestion de ses devises. Je décidais de supprimer cette anomalie et de soumettre les importations de la zone à la réglementation générale. Cette mesure fut accueillie avec satisfaction par les quelques entreprises industrielles textiles récemment créées ainsi que par les importateurs de toute origine ; seules les entreprises installées au Maroc opérant sur la zone franche ont vu disparaître une partie de leur rente de situation qui n'avait plus aucune justification. Ceci n'a sans doute pas été étranger à mon départ du ministère du Commerce et de l'Industrie. La direction de la Marine marchande était une coquille vide : le Maroc ne possédait ni bateaux ni marins, seule la Comanav, ancienne compagnie franco chérifienne de navigation où la participation de l'Etat ne dépassait pas les 17%, disposait de deux Liberty ships offerts par les Etats-Unis dans le cadre du plan Marshall. Ma préoccupation consistait à négocier avec les autres actionnaires français le rachat de leur part afin de créer un noyau dur du pavillon marocain. Parallèlement,la promulgation d'un Code douanier suffisamment protecteur rendait possible la naissance de quelques industries textiles ou agroalimentaires grâce à l'aide de l'Etat et l'octroi des crédits à moyen terme par la BNDE.
En 1964, vous êtes nommé conseiller aux affaires économiques et financières au Cabinet Royal, c'est un peu pour vous préparer à votre futur poste ?
J'ai déjà parlé de mon passage au Cabinet Royal de septembre 1964 à juin 1965.Ce fut pour moi une expérience très enrichissante. A l'époque, le Cabinet Royal était composé d'un nombre restreint de conseillers de formation différente et complémentaire qui traitaient chacun d'un secteur correspondant à sa formation. Ils se réunissaient quotidiennement sous la présidence de Si Driss M'hammedi, directeur du Cabinet Royal pour élaborer un rapport synthétique de leurs travaux destiné à Sa Majesté le Roi. En juin 1965, le Souverain me nomme Directeur général de la Caisse de Dépôt et de Gestion. J'avais assisté à son acte de naissance en tant que secrétaire général du ministère des Finances, comme à la création de la BMCE, du Crédit populaire et de la BNDE.
À la CDG, vous restez là aussi peu de temps, à peine 18 mois ?
Là aussi, les choses se sont passées à mon insu. Au début de l'année 1967, je voulais à l'instar de Bank-Al-Maghrib, présenter le rapport annuel de la CDG à Sa Majesté le Roi ; ceci n'est pas prévu dans les statuts. La présentation a eu lieu à la Préfecture de Casablanca. A l'issue de cette cérémonie, le Roi m'a fait part de son intention de présider lui-même le gouvernement et de me nommer auprès de lui, un mois après, Sa Majesté a nommé le nouveau Premier ministre, le Dr. Mohamed Benhima. De cette expérience et de celles qui ont suivi, rares sont les Premiers ministres qui ont rempli leur mission d'impulsion, de coordination et d'arbitrage avec succès. En février 1968, je suis nommé vice gouverneur de Bank El Maghreb. L'institution souffrait des désordres et de mouvements de grève et il fallait y remettre de l'ordre. Sa Majesté m'a demandé d'y aller pour une période de 6 mois, j'y suis resté 22 ans.
Qu'avez-vous fait à la CDG ?
Il fallait assurer la continuité. Mes prédécesseurs avaient entamé certains projets hôteliers. Il fallait parachever les chantiers de Restinga, d'Al Hoceima. D'autres projets comme l'hôtel de Nador ou le Parador de Ketama étaient au stade d'étude de faisabilité. Il fallait les lancer rapidement. Ce qui fut fait. L'hôtel Hilton sera inauguré par Sa Majesté, un mois après mon départ de la CDG. L'intervention de la CDG revêtait en zone Nord un caractère politique. Il fallait mettre à niveau cette zone longtemps marginalisée par l'occupation espagnole. Grâce à d'importants investissements, les terrains domaniaux concédés par l'Etat à la CDG avec un cahier de charges permettaient de mettre en valeur les richesses touristiques de cette région. Il était évident que ces investissements n'étaient rentables ni à court ni à moyen terme.Cependant, pour sauvegarder l'équilibre financier de la CDG et assurer les liquidités des avoirs dont elle avait la gestion, il était nécessaire de faire appel à des partenaires…
Ou bien de trouver d'autres secteurs plus rentables afin de sécuriser l'épargne déposée à la CDG ?
Il fallait d'abord chercher des partenaires pour les associer dans de nouveaux projets. J'ai invité le groupe Paribas qui devait investir au Maroc une partie importante des indemnités versées par l'Etat au titre du rachat des concessions de l'énergie électrique et des Chemins de fer à réaliser en commun un projet significatif dans la zone Nord. Le projet de Cabo Négro est né de cette ambition commune par la création d'une société mixte CDG- groupe Paribas à 50% chacun. C'est la Société africaine de Tourisme, la SAT. Dans la première phase de ce projet, la SAT a financé l'infrastructure, la construction d'un hôtel 5 étoiles « Altair » dont la gestion avait été confiée à Sofitel, la création d'un lotissement entièrement équipé et dont les lots ont été à l'origine des résidences secondaires de haut niveau sur la côte méditerranéenne. Un marché nouveau s'était lancé et devait se déployer pendant des années. Il fallait effectivement, comme vous le soulignez, chercher d'autres secteurs où la rentabilité de l'investissement ne posait plus de problèmes. Mon prédécesseur a eu la bonne idée de créer la société centrale de réassurance. J'ai cru intéressant pour mieux connaître le secteur de l'assurance de prendre une participation de 50% dans la CNIA, filiale de la société française d'assurance la Concorde, pour un montant de 1 million de DH. En troisième lieu, j'étais en quête de capitaux étrangers afin de donner un effet multiplicateur à nos investissements et partager les risques par la même occasion. J'ai pu conclure une convention avec la société allemande de développement de Cologne qui avait participé activement au financement de la reconstruction de la RFA après la guerre et qui a été chargée par la suite par le gouvernement allemand d'intervenir dans les pays en voie de développement. Nous avions convenu de créer une société commune avec une participation d'un tiers CDG, un tiers société allemande de développement et un tiers un hôtelier de Munich pour créer une chaîne de trois hôtels à Casablanca, Marrakech et Agadir. La gestion devait être confiée à l'hôtelier allemand, par une convention qui sauvegarderait les intérêts des autres associés. Ce projet d'un intérêt évident a échoué après mon départ, mon successeur voulant être associé à la gestion au moment où la gestion des hôtels de la CDG à Restinga, Cabo Negro était confiée à des tiers !
Le rapport d'activité que vous aviez présenté au Souverain était donc globalement positif. C'était la première et la dernière fois que le rapport était présenté, puisque désormais il sera envoyé au Souverain.
Ne craigniez-vous pas cependant que l'indépendance de l'institution ne fût qu'un vain mot ? Ne craigniez-vous pas la mise sous tutelle de la Caisse ?
L'autonomie et l'indépendance de telle ou telle institution, c'est d'abord un état d'esprit beaucoup plus que l'effet de la Loi. Tout dépend de la personnalité et de la maturité des dirigeants. Le vrai problème consiste à créer un climat de confiance avec l'autorité de tutelle, de présenter des projets valables, de savoir se défendre. Personnellement, je n'ai pas eu de problèmes sur ce plan, d'autant plus que le ministre des Finances a été le premier dirigeant de la CDG pendant que j'étais secrétaire général de ce même ministère. Nous avions en plus la même formation, nous avions appartenu à la même administration et nous avions la même orientation. La CDG dispose de liquidités importantes provenant de fonds d'épargne tels que ceux de la CNSS et de la Caisse Nationale d'Epargne.
Elle doit les gérer en bon père de famille selon la formule consacrée en respectant les critères de liquidité, sécurité et rentabilité. Ses concours au trésor et au marché monétaire vont dans ce sens. Mais compte tenu également de l'abondance et de la nature de ses ressources, elle pouvait et devait également participer au développement du pays. Elle l'a fait dès le départ par l'intermédiaire du Fonds d'équipement communal qui jouait le rôle d'une véritable banque des collectivités locales, des filiales à 100% CDG telles que Maroc Tourist, la CGI,la CPIM qui a donné plus tard naissance au CIH pour intervenir dans le financement du développement touristique en zone Nord et dans le financement de la promotion immobilière et de l'habitat.Jusqu'à la fin des années 80, tous ces organismes et d'autres comme la BNDE, la Banque centrale populaire ont apporté des concours précieux au développement du pays tout en évitant de financer des opérations hasardeuses susceptibles de mettre en danger leur propre existence. Malheureusement à partir de 1990, de nombreux dérapages ont vu le jour, il est inutile de les énumérer.
Comment expliquez-vous cela ?
Ces organismes ont connu un développement continu et ont apporté un concours précieux à leur clientèle et à l'économie en général. Depuis leur création jusqu'à la fin des années 1980 je les ai accompagnés à plusieurs titres pendant 34 ans de carrière sans interruption. Pendant cette longue période, ils ont fonctionné d'une manière satisfaisante. Je n'arrive pas à comprendre ce qui est arrivé en 1990.La justice qui est saisie de ces dossiers depuis plusieurs années n'est pas arrivée jusqu'à présent à fixer les responsabilités. Pourtant, ces organismes ont enregistré des pertes énormes, ils doivent leur survie à l'intervention massive de l'Etat.
Comment s'exerçait le contrôle des Banques et des établissements financiers ?
Le statut de Bank Al-Maghrib lui confère la responsabilité du contrôle des banques. En 1968, à mon arrivée à la Banque Centrale, faute de contrôleurs, cette mission n'était pas remplie. Pour combler ce déficit, la Banque de France nous a prêté, sur notre demande, pendant 5 ans, un contrôleur général qui nous a aidés à former deux brigades d'inspecteurs. Parallèlement, avec l'accord et le concours des banques, nous avons mis au point nos plans comptables bancaires. Nous avons également procédé à l'informatisation de Bank Al-Maghrib et incité les banques à s'informatiser. A partir de l'année 1973, le contrôle des banques est entré dans une phase active. Si les banques n'ont pas connu de dérapage malgré leur marocanisation en capital et en ressources humaines, ceci est dû à la qualité de leurs dirigeants. Mais le contrôle y a certainement contribué. Le contrôle d'établissements financiers incombait à l'époque au ministère des Finances. Devant l'absence de ce contrôle et compte tenu des interférences entre les banques et les établissements financiers, Bank Al-Maghrib a dû combler partiellement ce déficit par sa présence aux conseils d'administration et aux comités de crédit de ces établissements ainsi que pour les facilités de réescompte qu'elle accordait à certains d'entre eux. Jusqu'à mon départ fin 1989 de Bank Al-Maghrib, nous n'avions enregistré aucune dérive dans ces établissements.
Ne pouvait-on craindre qu'à l'instar de la BNDE, de la CNCA ou du CIH, la CDG ne connaisse des dérives à son tour ?
La CDG, à l'instar de tous les organismes qui gèrent des capitaux importants est soumise aux mêmes interventions et sollicitations de la part de groupe de pression. Sur une carrière de 34 ans au service de l'Etat, j'ai suivi pendant 27 ans l'évolution de la caisse au titre de Directeur général, membre ou président de la Commission de Surveillance. A mon avis son salut est dû à la qualité de ses dirigeants, à leur compétence et à leur conduite exemplaire. Certes la commission de surveillance présidée par le gouverneur de Bank Al Maghrib qui se réunit une ou deux fois par an constitue un rempart prestigieux, mais elle ne peut prétendre exercer un contrôle réel sur le déroulement des nombreuses opérations de la Caisse et de ses filiales. Avec le développement continu de ses activités et les nombreux projets qui lui sont confiés par l'Etat, l'intervention de la Commission de Surveillance devient de plus en plus insuffisante. Dans l'intérêt même de la direction générale, il serait urgent et salutaire de mettre en place un audit interne chargé de contrôler l'exécution des opérations de la Caisse et de ses filiales en continu.
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Recul du retraité
L'audience de la CDG est intacte, le directeur et les directeurs que j'ai pu rencontrer m'ont fait bonne impression. La CDG est devenue un acteur incontournable dans la vie économique du pays. Elle l'est davantage encore dans les périodes de crise. Or le Maroc est entré en crise depuis le début des années 90, depuis cette affaire dite « opération d'assainissement » qui avait ruiné et détruit nombre d'entreprises et où l'administration et la justice ont perdu une grande partie de leur crédibilité, malgré les efforts déployés par les responsables depuis plusieurs années pour ramener la confiance. Aujourd'hui, il y a énormément de liquidités dans les banques, mais peu d'opérateurs enclins à l'investissement, et ce, malgré l'offre abondante de crédits à des taux d'intérêt relativement attractifs.. C'est dans un pareil contexte qu'une institution comme la CDG, qui est restée à l'abri de tout dérapage, peut jouer un rôle dynamique dans la reprise en nouant des partenariats pour réaliser des projets à la fois utiles et ambitieux. Ce qu'elle a fait d'ailleurs et ce qu'elle continue de faire. Mais cela ne suffit pas pour sortir de la crise. On n'a jamais entendu un gouvernement manifester des regrets et à plus forte raison condamner cette opération dite d'assainissement qui a fait beaucoup de victimes et gelé les initiatives. Pourtant, le retour de la confiance dans les milieux d'affaires est à ce prix. Le premier gouvernement d'alternance qui avait fait naître beaucoup d'espoir a manqué cette occasion, mais il n'est pas trop tard. L'autorité du Premier ministre doit être élevée à la hauteur des enjeux qui réclament sa tâche pour éviter le retour de tels abus et le débordement d'un département sur l'ensemble de l'appareil gouvernemental.Ces dernières années, des investissements importants ont été réalisés ou sont en cours de réalisation dans l'infrastructure routière, portuaire et dans l'habitat économique, grâce notamment à la privatisation d'une partie du patrimoine de l'Etat. L'intérêt et l'utilité de ces investissements ne font aucun doute. Cependant, ils ne peuvent suffire à assurer un taux de croissance à la hauteur de nos ambitions et encore moins à résorber le chômage qui gagne le terrain. Ce mouvement doit être nécessairement accompagné et par la suite relayé par des investissements privés. D'une part, la privatisation a ses limites, ses ressources aussi. D'autre part, l'Etat devrait se garder de se priver de leviers aussi précieux que la CDG, le Crédit populaire, la CNCA qui durant plus de 40 ans d'existence ont montré leur utilité, leur capacité et apporté des concours inestimables à l'économie surtout pendant les années difficiles.
