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«La crise financière actuelle est-elle une crise cyclique ou une crise du capitalisme?»

Entretien. Avec Mohamed Chiguer, président du CERAB. Mohamed Chiguer, chercheur et président du CERAB, prépare un ouvrage sur la «Crise financière, autodestruction du capitalisme et islam économique».

«La crise financière actuelle est-elle une crise cyclique ou une crise du capitalisme?»
A travers l'analyse de la crise, l'auteur se pose deux questions : peut-on parler de l'autodestruction du capitalisme? Est-ce que l'islam économique peut contribuer à la formulation d'une alternative à la forme dominante du capitalisme? Premiers éléments de réponses…

LE MATIN ÉCO : La nature de la crise financière soulève au moins deux principales questions. Relève-t-elle des crises cycliques qui ont jalonné l'histoire du capitalisme comme celle de 1929 ? Est-elle une crise du capitalisme ? Ce sont là des questions difficiles et complexes… Quelles premières réponses apportez-vous ?

Mohamed Chiguer :
L'idée selon laquelle le capitalisme se nourrit des crises traduit bien la nature de ce système, mais se fonde sur une hypothèse erronée et comporte un risque majeur. L'hypothèse est qu'elle considère, implicitement, que le capitalisme est éternel. Une telle conception rejoint celle de la fin de l'histoire. Ce système est tout ce que peut inventer l'humanité de mieux dans le meilleur des mondes possibles. Quant au risque, il est en rapport avec cette ‘'vision panglossienne''. Puisque c'est ainsi, il faut accompagner l'économie en œuvrant pour limiter les dégâts tant qu'elle n'a pas atteint le creux de la vague puis l'aider à remonter la pente avant de retrouver sa vitalité et entamer un nouveau cycle haussier. Comme l'humanité a été prise au dépourvu par la crise; comme elle a été prise de court par son ampleur; il n'est pas exclu qu'elle sera demain surprise par la manière dont elle sera dénouée. Qui des plus avertis s'attendait à la destruction du mur de Berlin en 1989?
Nombreux sont ceux qui la rangent dans la catégorie de la crise de 1929 en raison notamment de son aspect financier avéré, de sa dimension planétaire et de la nature du risque qu'elle comporte. C'est une crise de crédit (ou de financement), fortement globalisée, véhiculant un risque systémique. Déclenchée, pendant que les Etats-Unis connaissaient un cycle haussier de croissance, elle s'est rapidement répandue pour toucher de plein fouet les marchés financiers connectés au marché américain. Son ampleur est telle qu'elle a fini par se propager pour affecter l'économie réelle. De par ces principaux éléments de convergence, le rapprochement des deux crises est justifié et laisse penser qu'elles appartiennent à la même catégorie, sans être pour autant assimilables. Des aspects de divergence, ne serait-ce que le contexte, les différencient pour faire de chacune d'elles une crise à part. Celle de 2008, qui nous intéresse au premier chef, s'apparente, certes, à une crise cyclique, tout en comportant un aspect inédit lié à sa forte connotation transitionnelle.

En approfondissant l'analyse et en l'intégrant dans un contexte international, vous avancez le fait que la crise financière est de transition. Qu'entendez vous par-là ?

A la différence de celle de 1929 qui, au demeurant, reste interne au capitalisme industriel et qui s'est déroulée dans une société industrielle en plein essor, la crise de 2008, par contre, s'est produite dans une phase de transition sociétale marquée par une montée en puissance du capitalisme financier.
De ce fait, la crise de 2008 a une double signification. Elle est l'expression des difficultés éprouvées par le système à se renouveler et à retrouver sa vitalité conformément à la logique du capitalisme de destruction-construction d'une part. Comme elle est révélatrice des blocages qui ont empêché la société occidentale à accomplir sa mutation d'autre part. Pour comprendre cette double signification, il faut remonter le temps pour s'interroger sur ce qui c'est passé réellement un certain 11 novembre 1989. La destruction du mur de Berlin a fait l'objet d'une lecture étriquée et d'une interprétation à forte charge idéologique en l'assimilant à la faillite du socialisme. Le démantèlement du bloc de l'Est a mis fin à l'ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale, caractérisé par la bipolarité et une guerre froide ravageuse. Il est la preuve de la débâcle du « projet sociétal soviétique » dont la nature socialiste est sujette, certainement, à caution.

Mais ce ne sont là que les éléments qu'on peut visualiser à l'œil nu d'un phénomène complexe et aussi profond et d'un événement unique en son genre. En fait, les observateurs ont été obnubilés par l'essor de la partie apparente de l'iceberg dont la disparition brutale est due en réalité à l'effritement de sa partie cachée passé quasiment inaperçu. Bien que le mur soit une ligne de séparation de deux blocs, son sort était plus tributaire de l'évolution de la société industrielle que de l'issue de la guerre froide. D'ailleurs, la manière dont il s'est effondré en est la preuve. Il n'y a eu ni capitulation ni armistice. Inattendu, son effondrement avait pris de court les hommes politiques les plus chevronnés, les stratèges les plus clairvoyants et les experts les plus aguerris. L'effet surprise ne vient pas de la fragilité du mur ni de la supériorité militaire d'un bloc sur un autre. Les deux, disposant d'armes de persuasion, se neutralisaient. Il est dû à la façon dont le mur était perçu en tant qu'une sorte de ligne de «Maginot».

A vrai dire, l'intérêt accordé aux relations tumultueuses entre les deux blocs a entretenu un rideau de fumée qui a fait perdre de vue le lien très fort qui existait entre le mur et la tendance lourde de la société industrielle comme il a aggravé le daltonisme idéologique qui a transformé la disparition de cette «ligne» en une victoire à la Pyrrhus du monde dit libre sur la tyrannie.

L'année 1989, qui marque la destruction du mur de Berlin, est pour vous une date-clef qui explique les évolutions, les confrontations… Le mur est tombé des deux côtés dites-vous. Comment doit-on comprendre cela ?

Au-delà des faiblesses intrinsèques de l'URSS, sa disparition est la conséquence de l'évolution de la société capitaliste. En ce sens que l'alternative que représentait, à tort ou à raison, le collectivisme soviétique, l'était par rapport au capitalisme industriel. N'étant plus la forme dominante, ce dernier a rendu la soi-disant alternative caduque. D'ailleurs, si la Chine communiste a été, peu ou prou, épargnée par les événements de 1989, c'est parce que son niveau de développement n'inquiétait pas, outre mesure, le bloc de l'Ouest.

Il ne lui permettait pas de s'ériger en alternative et de disputer, par ricochet, le leadership à l'URSS. En plus, les réformes initiées par le parti communiste chinois sous l'impulsion de Deng Xiaoping l'ont aidé à mieux négocier l'après-1989.
Force est de constater que les rapports entre les deux mondes s'inscrivaient dans une démarche dialectique. Aussi, l'impact de l'Est n'était-il pas des moindres. Il se vérifiait à deux niveaux : d'une part, en tant que détenteur du contre-pouvoir, l'Est remplissait ce statut à la perfection, sur le plan des relations internationales, pour défendre des intérêts catégoriels et sauvegarder l'ordre de l'après- guerre et, d'autre part, en tant qu'agent d'intensification du stimulus technologique. A cet effet, il a contribué à la réduction de l' «espérance de vie» de la société industrielle grâce au rôle que le bloc de l'Ouest, en général, et le complexe militaro-industriel en particulier, lui ont fait jouer en tant qu'épouvantail pour justifier la course effrénée à l'armement qu'on ne saurait dissocier de l'amplification du progrès technologique. Cette évolution a, d'un côté entretenu la tendance à la baisse du taux de profit et, de l'autre, a créé les conditions de la rupture technologique prélude à l'avènement de la société post-industrielle.
Ainsi, l'abolition du mur de Berlin est synonyme de la fin d'une période.

Elle a annoncé la fin de la société industrielle et l'essoufflement du capitalisme dominant dans sa forme traditionnelle. En d'autres termes, le mur est tombé des deux côtés, à une nuance près. L'Est, qui s'est constitué sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, s'est donné en spectacle. Témoin, la population lambada voyait dans son démantèlement le triomphe de l'Ouest. La frange de la gauche, qui jouissait du confort idéologique et qui bénéficiait des dividendes que lui procurait le « soviétisme », était abasourdie et ne savait plus à quel saint se vouer. L'autodestruction s'est réalisée là où on ne l'attendait pas! Par contre, du côté de l'Ouest, faute de preuves tangibles, il était difficile de se rendre compte de la fin de la société industrielle et de prendre conscience de l'essoufflement du capitalisme industriel. La machine idéologique a fonctionné à merveille pour faire croire que la liberté a finalement triomphé en affranchissant l'humanité du « socialisme », synonyme de tyrannie, après l'avoir débarrassée du nazisme. Cette illusion, puisqu'elle en est une, était plus facilement acceptée en tant que réalité du fait notamment que le système dominant l'était dans le cadre d'une évolution naturelle contrairement à celui qui prévalait à l'Est qui résultait d'un volontarisme et constituait, à ce titre, une réaction au naturel. Les ruptures naturelles sont souvent difficilement saisissables et nécessitent généralement du temps pour devenir perceptibles. Il fallait attendre 2008 pour qu'on se rende compte de l'ampleur des dégâts de 1989. Et encore, beaucoup sont ceux qui continuent à penser que le mur de Berlin n'est tombé que d'un seul côté.

Concernant la crise financière, force est de constater, comme vous l'avez fait, que les outils d'analyse forgés dans un contexte de certitude ont perdu de leur efficience comme de leur pertinence. Au moment où l'on parle de veille et d'intelligence économique, quelles sont les possibilités d'anticipation?

Pour une fois, la faible proactivité du capitalisme et son incapacité à anticiper les effets de la révolution technologique risquent de lui être fatales. La faillite du capitalisme d'Etat, précipitée par l'essoufflement du capitalisme industriel, a ouvert la voie au « tout marché » que véhicule l'ultralibéralisme qui s'est très tôt positionné pour s'imposer en tant que pensée unique grâce à l'arrivée au pouvoir, à la fin des années 70 et au début des années 80 du siècle dernier, de Reagan aux Etats- unis et Thatcher en Grande-Bretagne. Ainsi, le vide provoqué par la rupture que représente la révolution technologique a été allègrement comblé par la tyrannie du marché sous l'impulsion de l'hyper-puissance américaine et grâce à un contexte favorable. A vrai dire, chaque fois que le capitalisme se laisse berner par ses performances, il «baisse les bras» et donne des signes de relâchement; situation que le spéculatif met à contribution sous la bannière de ‘'l'économie de marché'' pour promouvoir ‘'l'économie de casino''.

Or, si le marché est son incubateur, le capital financier est son principal levier et l'un des vecteurs les plus efficaces de sa propagation. De par sa flexibilité, le capital financier est à la fois un facteur de création de la richesse et une source de création de la valeur de nature spéculative. A ce titre, il sert le capitalisme comme il le dessert et tout dépend du degré de sa connexion à l'économie réelle. D'ailleurs, la crise financière est révélatrice de cette déconnexion.

Au Maroc, la crise financière est, dit-on, relativement limitée, ce qui n'est pas le cas de l'économie réelle fortement touchée. Quelle analyse faites-vous pour le Maroc?

Pour débattre de la crise en rapport avec l'économie marocaine, il est important de faire au préalable les observations suivantes: la crise ne peut se conjuguer qu'au pluriel. La crise financière a été précédée par une crise immobilière et le début de la crise du secteur d'automobile. Par la suite, elle s'est répandue pour toucher d'autres secteurs de l'économie réelle. Dans des pays comme le Maroc, la crise « importée » vient s'ajouter à la crise structurelle que représente le sous-développement avec ses multiples facettes. La deuxième observation découle de la première. Ces crises qui se déclenchent simultanément ou en cascade disposent d'un épicentre. Elles sont rattachées à une ‘'crise-mère''. Par conséquent, tout diagnostic qui se trompe de l'épicentre ou de la ‘'crise-mère'' rejaillit sur la riposte et rend la pharmacopée proposée quasiment inefficace. Pour le cas du Maroc, la probabilité de se tromper de l'épicentre est quasiment nulle. Ce n'est pas la crise financière qui pose problème, mais c'est l'incapacité de l'économie marocaine à s'affranchir du sous-développement qui est inquiétante. Le sous-développement a atténué les effets de la crise financière sur l'économie marocaine. Le système financier est faiblement ancré à la finance mondiale.

N'étant pas exportateur de pétrole et disposant d'une économie peu compétitive, le Maroc s'est trouvé, pour l'essentiel, à l'abri de la crise financière. Mais sa dépendance vis-à-vis de l'Union européenne due, justement, à son sous-développement l'a exposé aux conséquences de cette crise sur l'économie réelle. Faut-il rappeler que 60% du commerce extérieur du Maroc se font avec l'Union européenne. En plus, les transferts des MRE pèsent lourd sur la balance des paiements. A cela s'ajoutent le tourisme qui constitue une des principales sources de devises et un des secteurs prioritaires pour le Maroc et les activités de la sous-traitance à l'instar des équipementiers de l'automobile et le textile générateur de plus de 200.000 postes d'emploi. Ce sont ces activités qui sont affectées par la crise actuelle. Il n'est pas exclu que les IDE se tariraient. Déjà des opérateurs ont revu à la baisse les investissements qu'ils projetaient de réaliser au Maroc (Renault), d'autres ont préféré les suspendre (Samaa Dubai, Emaar).

Le Maroc, qui n'a pas cessé de travailler pour promouvoir la demande externe pour en faire un véritable levier de la croissance, peine à mettre à niveau son économie pour s'imposer sur l'échiquier international. Peu compétitive et d'une faible productivité, l'économie marocaine a continué à alimenter sa croissance en s'appuyant sur le marché domestique. C'est la demande interne qui tire la croissance et, pourtant, le Maroc ne lui accorde que peu d'intérêt. Sur ce plan, que des ''espaces restent à défraichir''. La demande effective ne représente qu'une infime partie de la demande potentielle. Les opportunités sont énormes, encore faut-il les saisir !Au titre de 2008, l'immobilier et les services ont largement contribué à la détermination du taux de croissance. L'agriculture prendrait la relève en 2009. Par contre, rien n'augure d'une reprise de l'industrie dont la part dans le PIB a tendance à baisser. Le faible tissu industriel dont dispose le Maroc risque de se rétrécir davantage.

Malgré les multiples déclarations des responsables évoquant la déconnection de l'économie avec les aléas climatiques, force est de constater que nous restons tributaires d'une bonne récolte?

Si l'agriculture impacte la croissance et peut constituer, comme c'est le cas pour cette année, une aubaine et un véritable moteur de croissance, l'informel (presque deux millions d'emplois hors-agriculture), hormis ses inconvénients, est un véritable filet de sécurité. Globalement, l'économie marocaine n'a aucune emprise sur les principales activités qui l'impactent, en l'occurrence l'agriculture, le tourisme, les transferts des RME et l'informel. Cela hypothèque son avenir d'autant plus que l'industrie, qu'on ne peut dissocier de la R&D et donc de la formation, est dans un état, le moins qu'on puisse dire, inquiétant.

En conclusion, le Maroc doit saisir la crise financière pour repenser son approche du sous-développement. Avec la crise actuelle, la contrainte externe est moins forte, le dogme ultralibéral s'est ébranlé et les schèmes que commercialisaient certains organismes financiers internationaux n'ont plus la cote. Il est donc temps de se préparer à l'après-crise en s'appuyant sur l'imaginaire collectif et en faisant confiance au génie local. Dans ce cadre, la demande interne doit constituer le pivot de la politique économique en renforçant la politique des grands travaux avec, néanmoins, un réajustement de taille qui consiste à accorder une attention particulière à l'emploi et en réformant le système de distribution et de redistribution. Par ailleurs, une stratégie industrielle s'impose pour optimaliser les stratégies sectorielles. Cette stratégie exige une politique volontariste au niveau de la R&D et, par conséquent, un enseignement de qualité. Bref, le Maroc a besoin d'un plan qui réhabilite l'Homme pour le mettre au centre des préoccupations et de l'Etat et de la société. C'est à ce niveau-là qu'il peut gagner son pari. Et c'est à ce prix qu'il peut profiter de l'après-crise.
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