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Accueil next Une décennie de règne

In memoriam «D'un Maroc à l'autre»

Entretien. Avec Mamoun Tahiri , ex-ministre des Finances.

In memoriam «D'un Maroc  à l'autre»
Au triptyque «argent, pouvoir et savoir» qui fonde la puissance des «Ahl Fès», sans doute faudrait-il ajouter cette qualité qui est aussi une vertu: l'adaptation. Certains fils de ces grandes familles qui ne vivaient que par le commerce, vers de lointains horizons, l'Afrique, l'Europe, Les Etats-Unis, l'Inde… ont réussi leur «aggiornamento» en épousant la fonction publique occupant des postes éminents du ‘'Makhzen'' : grand vizir, ministre ou secrétaire d'Etat des Finances…

C'est le cas de Mamoun Tahiri, fils et petit-fils de cette lignée des grands commerçants qui raconte, dans cet entretien réalisé quelques mois avant sa mort,«l'épopée» des siens avant de relater quelques souvenirs d'enfance qui seront publiés dans le cadre d'un ouvrage sur le cinquantenaire de la CDG .

Mamoun Tahiri a été nommé secrétaire d'Etat chargé des Finances du Maroc le 13 novembre 1963 sous le gouvernement Bahnini puis lors du remaniement le20 août 1964.1 Sous le gouvernement de Mohamed Benhima, il a été nommé ministre des Finances. Mamoun Tahiri est décédé le 19 avril 2009, à la veille du cinquantenaire de la Caisse de dépôts et de gestion dont il fut le premier directeur.

LE MATIN ÉCO : Vous avez marqué une période de l'histoire du pays, mais peu de gens vous connaissent réellement. Qui êtes-vous Mamoun Tahiri ?

Mamoun Tahiri :
Je suis issu d'une famille bourgeoise d'un type particulier et mon grand-père était un aventurier du commerce. Il était parti de la médina de Fès au Sénégal. Cet homme était un personnage, il avait une grande prestance, il était blond et montait à cheval. Il exportait des produits d'artisanat du Maroc pour les distribuer dans toute l'Afrique noire. Il était paré du titre prestigieux de «chérif », ce qui lui valait une aura particulière. Un jour, il arriva au magasin paré d'un beau burnous. En peu de temps, une file interminable de clients s'était constituée et chaque client voulait acheter le même burnous qui avait fasciné la population. En d'autres termes, pour que les choses marchent, il faut les valoriser et avoir de bons rapports avec les clients. Mon grand-père avait donc trouvé la méthode!
Mon grand-père maternel était, lui aussi, dans l'international. Il faisait du commerce avec le grand-père d'Othman Benjelloun à Marseille et Manchester. Son père était également associé au mien et au père de Mme Laghzaoui, M. Bouayyad. Je vous évoque les années 1920-1930 où ils sillonnaient le monde. Ils avaient des comptoirs un peu partout à Manchester où il y avait la ‘'bourse du coton et de la laine'' en Afrique et en Asie. Ils achetaient la laine et les tissus, les façonnaient et en faisaient du négoce. A Manchester, il y avait une communauté islamique et ils organisaient le sacrifice du mouton et d'autres rites. A son retour au Maroc, mon père, Hamza Tahiri, a été nommé consul honoraire de Grande-Bretagne, il était capable de traduire en temps réel un texte d'adouls en anglais.

Vous évoquez beaucoup la lignée paternelle, qu'en était-il de la lignée maternelle?

Ma grand-mère du côté maternel avait un contrat de mariage avec le Roi Hassan Ier. Mon grand-père maternel était un ‘'Jamai'' et il habitait l'hôtel Jamai de Fès. Ses parents et ses oncles étaient de grands vizirs et rivaux de Ba Ahmed le chambellan qui détenait tous les secrets du palais et préservait celui-ci des contacts publics. On disait que le Roi ne devait pas avoir de contacts avec les gens et c'était le ‘'Hajib'' qui portait les paroles du Roi sans en changer une virgule. La tradition orale à l'époque avait force de loi et aucune parole ou aucune lettre ne devait être altérée. Quand je suis né, tout était pour ainsi dire consommé, les ‘'Jamai'' avaient été écartés mais ils avaient conservé toute la psychologie du ‘'Makhzen''. Même quand je partais en mission à Washington, à la Banque mondiale ou au FMI, ma grand-mère pensait que c'était le Roi qui m'envoyait «m'sekharni». Quand Moulay Hassan 1er est mort, la terre avait cessé de tourner pour elle. Je suis resté dans la famille maternelle chez les ‘'Ktiri'', j'ai vécu dans cette ambiance de négoce. A 5 ans, on m'avait inscrit à l'école française de Fès où il y avait très peu de Marocains musulmans (la majorité des Français et des Marocains de confession juive). Je portais le béret et parlait français, ce qui n'était pas du tout du goût de ma famille paternelle qui, lassée des remarques de la famille maternelle, décida de m'arracher de l'école française, ce qui me fit beaucoup de peine. J'ai été inscrit au ‘'Msid'', puis à l'école des notables où on subissait les punitions à coups de gros bâtons! Un jour, nous avions reçu la visite de Sidi Mohamed Ben Youssef et nous chantions tous à tue-tête les chants patriotiques. En 1940, je suis au collège Moulay Driss où j'ai d'excellents professeurs et pédagogues modernes.

Vint la guerre avec ses ravages en Europe mais aussi au Maghreb et en Afrique puisque des tirailleurs marocains combattaient auprès des forces libres. Comment avez-vous vécu ces moments ?

On a vécu la guerre avec beaucoup d'intensité. Nous étions jeunes mais nous comprenions les enjeux idéologiques de cette guerre. La contribution des familles bourgeoises de Fès consistait d'offrir de manière solennelle un avion à la France pour l'aider à battre Hitler, et ce malgré le ressentiment que l'on pouvait ressentir contre l'occupant français. Il y a eu ensuite le retour des Américains avec le débarquement. On a tous eu du chewing-gum que l'on mâchait pour la première fois. Nous écoutions attentivement les émissions de radio Londres très prisées à l'époque au Maghreb et au Moyen-Orient, notamment avec les émissions du grand mufti de Jérusalem El Housseini. Je voulais moi-même être journaliste et je suivais à l'aide d'une carte gigantesque l'évolution des troupes. Cet apprentissage géographique m'a donné une ouverture sûr le monde. Nous avions créé une association des anciens élèves du collège de Moulay Driss présidée par Si Ahmed Zeghrari et nous suivions de manière, toujours, informelle «un cours» sur le fait national. Il a conseillé certains d'entre nous de suivre la filière de droit car nous aurions besoin de juristes après l'indépendance, notamment pour discuter avec les représentants de l'ancienne puissance coloniale.

Fort de ce conseil, vous faites la découverte de l'Europe, et d'abord Paris, pour les études ?

A Paris, j'ai préparé et réussi le concours d'entrée à l'Ecole supérieure de commerce. J'ai donc fait ‘'Sup Co et droit'' à la Faculté de droit de Paris. Je profitais des vacances pour aller en Grande-Bretagne sur les traces de mon grand-père à Manchester où j'ai fait tous les métiers : serveur dans un restaurant, homme de ménage dans une pension de famille... J'ai passé le concours au Quai d'Orsay de l'inspection générale des régies financières et j'ai réussi haut la main. En rentrant, j'ai choisi d'être affecté à la direction générale des Domaines à Rabat. Nous étions en mars 1953 et le directeur était M. Baron. Au mois d'Août, le Souverain était exilé. Les choses se corsaient et l'ambiance était tendue. J'ai donné ma démission et je me suis inscrit au barreau de Kénitra dans le cabinet de Maître Fontanelle qui était communiste et qui avait combattu contre les ‘'Croix de fer'' qui représentaient l'extrême droite au Maroc. Il avait une très bonne réputation de défenseur des veuves et des orphelins et il avait besoin d'un collaborateur marocain
parce qu'il ne parlait pas arabe. Je suis resté avec lui jusqu'au mois de mars 1956, à l'indépendance, et j'avais plaidé plusieurs dossiers de Maître Guédira avec qui je me suis lié d'amitié et qui était l'ami du Prince Héritier et membre du Parti des libéraux indépendants de M. Mouline. Je suis devenu son chef de cabinet quand il est devenu ministre du Tourisme et de l'Information et nous avons préparé le code de la presse. Il était dans la délégation qui avait négocié les accords d'Evian. C'est là où j'ai connu Steeves Use qui dirigeait l'agence Reuters et qui vient de publier son ouvrage sur le Roi Hassan II ainsi que Pierre Rondot, écrivain et journaliste. Je deviens ensuite directeur du cabinet de M. Chefchaouni, ministre des Finances et enfin chef du cabinet d'Abderrahim Bouabid en 1959.

Quels souvenirs gardez-vous de cet homme que vous avez côtoyé quotidiennement ?

C'était un homme d'une bonté exceptionnelle, d'une grande finesse, d'une grande tolérance et qui traitait ses collaborateurs comme ses amis. Il leur faisait confiance. «Je n'ai pas à vous expliquer ce que sont les finances marocaines, vous les connaissez, donnez-moi vos idées sur ce que nous pouvons faire ensemble», disait-il. Je lui ai proposé de mieux réfléchir sur le dossier ‘'assurance'', source de tout financement privé et public et sécurité pour l'entreprise.
C'est là où il m'a chargé de ce dossier et m'a envoyé voir les fédérations des assurances en France pour étudier comment cela fonctionnait et comment cela est contrôlé par l'Etat. Il y avait un chapitre qui n'existait pas au Maroc et qui était la cession obligatoire. Chaque assurance payait un pourcentage à la société centrale de réassurance qui assurait automatiquement tout sinistre à hauteur de sa participation dans la prime.
A ce moment-là, il y eut une levée de boucliers de la Fédération marocaine d'assurances qui était constituée de Français qui ne voulaient pas de cela. Ils ne voulaient pas que leurs activités soient contrôlées. Nous avons livré une longue bataille mais nous avons eu gain de cause. De là vient l'origine de la Caisse centrale de réassurance, une des filiales de la Caisse de dépôt et de gestion. Nous avions fait venir un Français qui avait beaucoup d'expériences dans le domaine et qui avait travaillé au Liban.

Qui a eu l'idée de créer la CDG et dans quel contexte ?

Abderrahim Bouabid et moi-même. Il voulait mettre à l'abri de la voracité de tout ministre des Finances les fonds semi-publics et publics. Il fallait une autre gestion et surtout il fallait protéger tous ces fonds dans des comptes du Trésor et utiliser ces fonds pour le développement du pays. Nous avions un ami qui partageait avec nous ces idées, c'était Bloch-Lainé qui venait de temps en temps au Maroc et que l'on consultait. Il avait refusé le ministère des Finances à De Gaulle mais il avait créé une série de sociétés dont on s'était inspiré notamment pour réaliser des logements un peu partout au Maroc (Nador, Béni Mellal…)

Comment avez-vous été choisi pour diriger cette institution ?

J'ai été choisi, en 1959, pour la gérer. Nous avions proposé à Abdelhaq Tazi, qui était alors délégué aux Finances dans la zone Nord de la diriger, mais il avait refusé. Je me suis «dévoué»…. J'ai voulu dès le départ donner un rôle actif de gestion à cette institution. Nous étions au départ quatre ou cinq cadres dont un Algérien, Ismaël Mahroug, qui s'occupera du fonds communal. Au cours des négociations entre la France et l'Algérie, le ministre algérien des Finances du FLN, M. Dahlab, m'a demandé de lui prêter Ismaël Mahroug pour quelques semaines. Quelques temps plus tard, je l'ai retrouvé alors que je présidais moi-même la délégation marocaine, à la tête de la délégation algérienne lors des négociations sur le port de ‘'Nemours'', investissement mixte maroco-algérien. Il deviendra plus tard ministre des Finances dans son pays.

Comment se sont passés les débuts ?

Nous travaillions en équipe avec des consultants internationaux comme Blescoff, un Français libéral, qui aimait beaucoup le Maroc et qui coachait, si l'on puit dire, les jeunes inspecteurs des finances marocains. La Caisse de dépôts et de consignation française nous «prêtait» trois cadres remarquables qui nous avaient aidés au début de la création de la CDG. Les bureaux de la CDG étaient situés en haut de l'avenue Allal Ben Abdellah dans un immeuble d'allure modeste et très austère. J'ai hérité de quelques meubles du ministère espagnol des Domaines de Tétouan. C'est à la même époque que nous avions eu l'idée de créer la BNDE.

Quelles étaient la vision et la stratégie des dirigeants de la CDG ?

C'était le développement du pays et le développement des régions. Avec le FEC, nous disposions de crédits distincts de ceux de l'Etat. On essayait d'intégrer ces crédits dans la perspective du plan. On faisait des prêts aux collectivités locales, on faisait des dépôts et des bons du Trésor. La Bourse à l'époque n'existant pas, nous avions créé un marché des valeurs immobilières, mais il fallait pour cela un leader actif sur le marché d'où la SNI. Celle-ci était considérée à l'époque comme ‘'l'instrument devant dépouiller l'Etat de ses bijoux de famille''. Une question dans ce sens devait même être posée au Parlement par l'UNFP.

Quels étaient les secteurs dans lesquels vous interveniez ?

Le tourisme en premier lieu, il y a eu Sidi Harazem, ensuite Restinga Smir, là où le privé ne voulait pas aller. On a également réalisé un hôtel à Nador.

Vous avez de même constitué une importante réserve foncière ?

C'est un problème de disponibilité de terrain, il fallait passer par les Domaines et c'était très compliqué. Pour céder un terrain, il fallait un dahir. Nous devions donc constituer un « portefeuille immobilier ». Les courtiers passaient, on vendait et on achetait selon le droit commun. Dans le Nord, nous devions réaliser un pôle de tourisme mais la seule hôtellerie ne suffisait pas. Il fallait construire des villages touristiques avec des bungalows, des centres d'animation. Nous avons fait la même chose à la sortie de Tétouan, on a racheté une ligne espagnole de transport routier «la Valencianna» avec obligation de réinvestir les bénéfices dans le secteur touristique et dans l'immobilier. C'est ainsi que nous avions pu construire la route allant de Kétama à Fès. A Fès, nous avions beaucoup de problèmes avec les services de l'habitat et nos projets ‘'se sont heurtés au mur administratif''.

Caisse de réassurance, immobilier, tourisme, quel autre secteur aviez-vous encore investi ?

Le ‘'Toto-foot''. Cela n'avait pas été facile car le pari en argent était interdit par notre religion. Le protectorat français avait trouvé l'astuce: la loterie était algérienne et il réservait les recettes des intermédiaires de la loterie à des actions sociales. C'était une brèche ouverte. Nous avons décidé de faire notre loterie qui a eu un grand succès. La direction technique a été confiée à Hosni Benslimane parce qu'il était champion du monde junior en saut en hauteur et le Roi avait choisi ce sportif.

En vous lançant dans toutes ces opérations, n'aviez- vous pas peur de ne pas assurer la sécurité de l'argent des épargnants ?

Il faut se mettre dans le contexte de l'époque. Tout était à faire au Maroc et il fallait entreprendre et réaliser… On estimait comme aujourd'hui d'ailleurs que l'intervention de l'institution était de nature à inciter, à canaliser les investissements du secteur privé et à encourager les petites et moyennes entreprises.

Est-ce qu'il y a des encouragements effectifs en faveur de l'entreprise ?

On a procédé à des marocanisations. On a marocanisé ce qui était une institution à l'époque, la Caisse des dépôts immobiliers qui était l'ancienne CPIM, la Caisse des prêts immobiliers qui avait une double activité et qui était uniquement réservée aux Français. Cette caisse facilitait l'acquisition à la propriété et prêtait des équipements et du matériel pour les colons. Nous avions pour notre part une caisse de crédit agricole qui était déjà à l'époque un organisme rodé, qui connaissait son secteur. Le CPIM appartenait au Crédit Foncier de France qui avait accepté de nous céder 70% de ses parts sans contrepartie. C'est ainsi que le CIH était créé et qui fut un formidable instrument de promotion de l'immobilier avant de connaître les déboires et les dérives des années 80 et 90.

Aviez-vous d'autres fonctions en 1963 ?

J'ai été nommé directeur de la CDG en 1959. En 1963, j'ai été nommé sous secrétaire d'Etat aux Finances, poste que j'ai assumé avec la direction de la caisse jusqu'en juin 1965. J'ai alors été nommé ministre des Finances et Ahmed Bennani, avec qui je me suis toujours relayé, a été nommé directeur de la CDG. Il est pratiquement resté sûr la même lancée, privilégiant le tourisme, l'immobilier et l'entreprise. Nous avions fait la même école supérieure de commerce de Paris et nous avons souvent, dans nos carrières, permuté ans nos postes. Nous travaillions avec Ahmed Guédira et Abderrahim Bouabid qui ont porté leurs empreintes sûr le pays au début de l'indépendance. En fait, la CDG était considérée comme une pépinière de hauts commis de l'Etat et du ministère des Finances en particulier, puisque la plupart des directeurs ont été nommés par la suite secrétaires d'Etat aux Finances ou ministres des Finances. D'autres ont été nommés au secrétariat d'Etat du Commerce ou ministre du Commerce. C'était le cas d'Ahmed Benkirane, un homme très compétent et imaginatif, qui créait beaucoup de valeur ajoutée dans son travail. Il a pu à un moment de sa carrière, et grâce aux contacts qu'il avait pu nouer à Wall Street être reçu par le président américain John Kennedy pendant près d'une heure. D'autres encore comme Hassan Ababou, un haut cadre de l'époque qui avait travaillé à la RAM, était ministre du Tourisme. Il y a aussi le cas de M'Fadel Lahlou qui a fait une très longue carrière à la CDG, qui était un homme remarquable et qui ‘'valait bien des ministres''. Etre bon gestionnaire bien sûr, mais cela ne suffit pas. Il fallait avoir une vue pour l'ensemble des secteurs économiques, il faut savoir s'entourer de collaborateurs compétents et savoir prendre les décisions qu'il faut au moment qu'il faut, tout en résistant aux pressions. Il faut aussi un sens d'anticipation, de risque mesuré bien sûr et le sens des affaires…

Aviez-vous atteint les objectifs que vous vous étiez fixés ?

Partiellement, car je manquais cruellement de cadres. Le personnel était moyen, j'avais un petit bureau comme à la trésorerie générale, une petite équipe. Parmi les cadres, Paul Pascon était branché sur le fonds communal. Nous avions créé des passerelles avec le ministère de l'Intérieur et Yahia Ben Toumert qui était avec moi aux Finances du temps du protectorat et qui avait rejoint le ministère de l'Intérieur, assistait avec moi aux conseils de la caisse.

Le Souverain s'intéressait-il à cette institution ?

Beaucoup. C'était un instrument de développement du pays et des secteurs économiques. Quand il s'est agi par exemple de construire un grand hôtel digne de la ville de Fès, Moulay Ahmed Alaoui avait pensé ériger un grand hôtel là où se trouvait le café des Mérinides sur une vue imprenable. Nous avons fait appel à l'architecte du Roi, M. Duhon, un Français de Casablanca qui a fait une esquisse qui préservait la vue. Pour certaines raisons, les services de l'urbanisme dirigés par un Français nous ont opposé un refus catégorique. Nous avions contacté le Roi et Moulay Ahmed lui a expliqué les raisons du choix de l'endroit. Nous sommes sortis de là avec un dahir en bonne et due forme et les services de l'urbanisme n'ont eu qu'à s'exécuter.
C'est ainsi que l'hôtel Mérinides a vu le jour, réalisé par la CDG.

Abderrahim Bouabid assistait-il au Conseil de surveillance ?

Non, c'était Si Mhammed Zeghrari qui présidait le conseil. C'était un homme remarquable qui a été nommé vice-président au Conseil de la présidence dirigé par le Prince Héritier Moulay Hassan qui assurait les arbitrages.

Qui était représenté au Conseil de surveillance ?

Si Zeghrari à l'époque, directeur de Bank Al-Maghrib, un représentant du ministère de la Justice, Moulay Hassan El Kettani, qui a fini à la Cour suprême et un commissaire de la Cour des comptes, un représentant du ministère de l'Intérieur. Nous faisions un rapport annuel. Par ses réalisations, la CDG avait déjà un impact sur l'économie nationale.

Comment expliquez-vous que la CDG ait été préservée des turpitudes et des affaires qui ont ‘'emporté'' d'autres institutions financières ?

La CDG ne traitait pas avec le privé. Et puis, il faut le dire, la CDG a été dirigée par des directeurs honnêtes et compétents. Dans les exposés que je faisais à sa Majesté le Roi, je soulevais toujours l'absolue nécessité d'ériger ce rempart entre les fonds privés et les fonds publics. Il fallait coûte que coûte préserver l'indépendance de cette institution vis-à-vis du Trésor, Sa Majesté a fini par comprendre mes préoccupations. Là, je dois rendre hommage à Si Mohamed Zeghrari qui était président de la Commission de contrôle en tant que gouverneur de la Banque du Maroc.

Vous semblez être très attaché à Si Mohamed Zeghrari. Qui était-il ?

Je ne suis pas le seul à garder un si bon souvenir. Si Mohamed était le premier gouverneur marocain de Bank Al-Maghrib, ce qui est déjà tout un symbole. C'était l'ancien directeur de la Compagnie algérienne qui était une banque, filiale du Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie. Si Zeghrari était directeur d'une grande agence à Fès. Sa compétence et son honnêteté étaient telles qu'il était apprécié de tout le monde.

Entre ce monde et ce Maroc des années 60 et celui d'aujourd'hui, il n'y a pas un changement de degré mais de nature. Comment l'appréciez vous ?

A l'époque dans les rues de Fès, nous distribuions nous-mêmes nos tracts réalisés à la main en changeant à chaque fois d'écriture pour éviter d'être reconnus. Aujourd'hui, avec un clic vous pouvez vous connecter au monde entier et être informé de tout ce qui se passe dans le monde. Le changement est de cette dimension. Nous avions commencé dans un petit bureau et dans des locaux réduits avec un personnel très limité et avec très peu de cadres. Aujourd'hui, il y a eu la révolution des nouvelles technologies, il y a une explosion de cadres diplômés des grandes écoles et des directeurs de grandes compétences.

Revenons, si vous le voulez bien, à cette période de l'après-indépendance. Quels souvenirs gardez-vous d'Abderrahim Bouabid ?

Il a toujours été enthousiasmé sur toutes les nouvelles propositions de nature à faire bouger le pays dans le sens du progrès et du développement et pas seulement le développement des immeubles et des villes mais aussi le développement des hommes et des femmes. Il avait une vision d'un grand commis de l'Etat… Grâce à lui, nous avions au ministère de l'Economie et des Fnances réalisé de grandes choses : le décrochage du franc et la création du dirham qui était pour nous un grand acte d'indépendance car la monnaie c'est la souveraineté. Il a créé le ministère du Plan avec des objectifs précis et des projections sur l'avenir et les voies et moyens pour réaliser ces prévisions. On disait de lui que c'était un dirigiste mais pouvait-on à cette époque au lendemain de l'indépendance ne pas l'être ? Il a créé des entreprises publiques comme la SAMIR avec le groupe italien de Mattei, le BRPM, la SNI, la Bourse, l'échelle mobile des salaires, il pensait déjà à une politique régionale avancée avec une autonomie de certaines régions un peu à la manière de se qui ce passait en Espagne… Tout cela dénotait d'une certaine orientation progressiste certes, mais qui n'a pas perdu le sens de la mesure. Par exemple, Si Bouabid a voulu créer la SNI pour animer le marché de la Bourse. Pour cela, plusieurs sociétés d'Etat devaient être ‘'reversées'' dans la SNI qui devait être mise à la Bourse. L'idée était de créer une contrepartie, une offre et une demande. Les politiciens se sont emparés de la chose en criant que « l'Etat était en train de liquider ses bijoux de famille». Le texte qui devait passer au Parlement a créé une telle levée de boucliers qu'il y a eu une motion de censure déposée par l'UNFP sous la pression de l'avocat Mohamed Tber et du Dr Benjelloun qui étaient les ténors de l'opposition. Finalement, le texte était passé puisqu'il y avait une majorité qui avait compris les enjeux et qui avait voté pour. Abderrahim Bouabid avait une aura et un charisme à nuls autres pareils, il faisait confiance à son équipe et c'était un militant dans le vrai sens du mot, pas seulement au niveau du verbe et du discours. Nous étions peu nombreux, souvent insuffisamment formés à la gestion publique et il fallait avancer et traiter des dossiers. Son équipe était composée de personnes de différents horizons politiques des plus motivés, des plus engagés dans la chose publique. La chose nationale passait en premier, la seule chose qui l'importait c'était le développement du pays et des Marocains.
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