La lettre royale adressée le 9 janvier 2002 au Premier ministre mettait l'accent sur l'urgence de la modernisation politique et administrative et la mise à niveau économique. Ces deux chantiers passent par la déconcentration et la décentralisation. Aujourd'hui, à la veille de la création de la Commission de réflexion sur la régionalisation, quel bilan peut-on faire de cette dynamique ? Dans ce cadre, nous avons interrogé Ali Bouabid qui précise «qu'au Maroc, la décentralisation ne concerne pour l'heure que le niveau communal qui n'est toutefois pas encore totalement émancipé de la tutelle de l'Etat. Quant aux niveaux régional et préfectoral, il est difficile, en l'état actuel des textes, de parler de la décentralisation. La visibilité sur ce chantier, notamment sur le plan législatif, est aujourd'hui attendue sur le front de la région dans le cadre du projet d'une «régionalisation élargie».
LE MATIN ÉCO : Déconcentration, décentralisation, ces deux mots ont aujourd'hui une plus grande visibilité. Comment expliquez-vous cela ?
ALI BOUABID : Distinguons les d'abord avant de les relier. La déconcentration exprime une évolution dans le mode d'organisation interne de l'Etat. Elle se traduit par un transfert des pouvoirs et non une simple délégation de signatures, de services centraux de l'administration vers les services extérieurs. Elle répond donc à la fois à une exigence d'efficacité des politiques publiques et de proximité dans les conditions de délivrance des prestations de services publics. La visibilité de ce chantier de réformes est à ce jour suspendue à l'adoption d'un cadre juridique global traduisant les modalités de ce transfert des pouvoirs et ses implications sur l'organisation des administrations centrales et territoriales ainsi que sur les nouvelles manières d'appréhender l'action publique sur les territoires. Car la déconcentration n'est pas réductible à une question d'organisation ou de distribution des pouvoirs. Elle doit être l'occasion d'inaugurer de nouvelles manières de concevoir et mettre en œuvre la politique publique sur les territoires. De ce point de vue, l'INDH parce qu'elle est ‘'assise'' sur des procédures déconcentrées me semble être le laboratoire d'expérimentation par excellence préfigurant ce que pourrait être demain un schéma global de la déconcentration. Sachant les difficultés objectives à mettre en œuvre, un tel chantier qui de facto invite à remettre à plat les modes opératoires classiques d'intervention, le dispositif INDH me semble refermer des enseignements cruciaux dont il importe de tirer le meilleur parti pour conduire de manière déterminée mais pragmatique ce chantier difficile.La décentralisation, quant à elle, passe par un transfert de compétences et des moyens qui vont avec de l'Etat aux collectivités élues afin de faire jouer les mécanismes de la démocratie locale. L'enjeu c'est donc bien le niveau d'autonomie des collectivités locales. Au Maroc, la décentralisation ne concerne pour l'heure que le niveau communal qui n'est toutefois pas encore totalement émancipé de la tutelle de l'Etat. Quant aux niveaux régional et préfectoral, il est difficile, en l'état actuel des textes, de parler de la décentralisation. La visibilité sur ce chantier, notamment sur le plan législatif, est aujourd'hui attendue sur le front de la région dans le cadre du projet d'une «régionalisation élargie».
Qu'en est-il dans les pays européens ?
Dans les pays à tradition unitaire, comme l'Espagne, et dans une moindre mesure l'Italie, ce sont les collectivités locales qui ont l'essentiel de la charge des politiques publiques. En Grande- Bretagne et en Suède à l'inverse, l'Etat a privilégié la création d'agences spécialisées et autonomes qui mettent en œuvre des politiques sectorielles. En France, en revanche, l'Etat a conservé, à côté des collectivités locales, progressivement émancipées de la tutelle, et au nom de l'unité nationale et du principe d'égalité, un ensemble important de compétences qu'il exerce grâce à ses propres services déconcentrés placés sous l'autorité du préfet. C'est de l'expérience française, en matière de décentralisation dans laquelle G. Defferre, maître d'œuvre de la réforme, souhaitait «qu'à chaque niveau de décentralisation corresponde un niveau équivalent de déconcentration», que provient le credo d'une déconcentration comme le corollaire de la décentralisation. Il renvoie à une avancée en matière de décentralisation qui justifierait un repositionnement de l'Etat territorial, la déconcentration permettant aux autorités décentralisées de traiter sur un pied d'égalité avec des partenaires étatiques bien identifiés. Cette idée ne nous est pas étrangère. Elle a été recyclée dans le discours des responsables publics comme le dernier avatar de la référence à l'expérience française. Sa récurrence s'explique aisément pour des raisons culturelles, historiques et juridiques connues de tous. Pour autant, si cette référence est assurément incontournable, elle ne constitue un horizon intéressant que dans une démarche d'appropriation critique des enseignements qu'elle livre.
En lisant les propositions faites dans le rapport sur la déconcentration, on se rend compte qu'il s'agit d'une véritable réforme de l'Etat...
Oui et plus simplement une réforme qui donnerait à l'Etat les moyens de sa politique. Car c'est bien par la déconcentration que le lexique de la proximité, du partenariat, de la contractualisation, de l'adaptation aux réalités locales, de la territorialisation des actions, etc…acquiert un sens et une traduction tangibles. Mais l'on comprend bien que cette réforme implique autant l'Etat territorial, qui doit exister en tant que tel, que l'Etat central qui doit se réorganiser en conséquence.La déconcentration est un levier privilégié de transformation et de modernisation culturelle, administrative et politique des structures et de l'action de l'Etat aux niveaux central et territorial. La mise en cohérence des orientations publiques qui, dans une configuration déconcentrée, incombent à l'échelon territorial, a pour corollaire des agencements dans les dispositifs institutionnels intersectoriels au niveau central et dans le rapport aux territoires. Une telle réorganisation faciliterait la mise en œuvre par les structures déconcentrées, des orientations définies au niveau national. Cependant, elle ne pourrait trouver sa pleine efficacité que si l'Administration centrale s'emploie, elle-même, à gérer de manière plus rationnelle sa relation, en termes de coordination des instructions, avec les walis et les gouverneurs d'une part et avec les services déconcentrés d'autre part. Trop longtemps, les mesures de déconcentration n'ont débouché sur aucune modification significative du fonctionnement quotidien des administrations centrales. La plupart d'entre elles ne visaient, en effet, qu'à les décharger de tâches annexes et fastidieuses et ne traduisaient aucune réflexion réelle sur l'équilibre entre le centre et la périphérie. Cette évolution suppose une appropriation commune, au niveau central, du référentiel à la base de l'approche territoriale autorisant le passage de la déconcentration comme technique administrative à la déconcentration comme état d'esprit, principe général d'organisation. Ce référentiel repose sur le postulat qu'une logique de territorialisation dans la conception et la mise en œuvre des actions publiques locales est inséparable d'un effort de territorialisation dans l'organisation des structures centrales, effort de nature à favoriser leur adaptation aux nouvelles missions transférées vers l'échelon territorial. Ainsi, l'aménagement des conditions institutionnelles et des lieux de coordination et de programmation, en amont des politiques dans une logique transversale, nécessite que soient réévaluées les conditions d'exercice de l'action interministérielle au niveau central.
Pour quelles raisons, le pilotage politico-institutionnel du volet interministériel de la déconcentration devrait être dévolu, selon vous, au Premier ministre ?
C'est là un schéma idéal vers lequel il faudrait en toute logique tendre. Car entendons-nous, il n'y a pas de déconcentration sans capacité politique à faire prévaloir la dimension intersectorielle de l'action publique, appelée à occuper une place prééminente, compte tenu de l'imbrication des sujets et de leur complexité grandissante. De ce fait même, le département du Premier ministre est, par nature et en théorie, seul habilité à réaffirmer la vocation interministérielle de la déconcentration, dont il doit, par ailleurs, assurer la supervision. Cette orientation est nécessaire pour lever les craintes que la déconcentration ne soit une réforme sectorielle orientée vers des objectifs propres au ministère de l'Intérieur ou au ministère des Finances. Même si dans les faits, ce sont paradoxalement ces ministères qui sont les plus impliqués dans une démarche de changement. L'implication du département du Premier ministre est aussi une manière de sensibiliser et d'engager plus fortement les démembrements de l'Etat (établissements publics, agences, fondations de droit privé ...) de sorte qu'ils intègrent dans la programmation de leurs actions, les exigences d'une coordination interministérielle en amont. Lorsqu'une politique, qui relève à titre principal d'un ministre, a une forte dimension interministérielle, la vocation de chef de file de ce ministre doit être reconnue dans son décret d'attribution. Sans modifier le rattachement actuel des walis et des gouverneurs au ministère de l'Intérieur au profit des services du Premier ministre qui n'ont pas, à l'évidence, les moyens d'assumer la gestion de ce corps, tous les ministres doivent pouvoir facilement communiquer avec les walis qui seraient réunis par le Premier ministre au moins une fois par an. Mais pour cela, le Premier ministre doit réaffirmer son rôle et en conforter l'exercice en se dotant d'une structure de pilotage des politiques interministérielles. Il est vrai que nous en sommes très loin aujourd'hui. Commençons simplement, au lieu de se plaindre systématiquement des problèmes de coordination, par ‘'engager à froid'' un audit de l'organisation du travail interministériel du gouvernement. En faisant en sorte de tirer les enseignements de cet audit pour corriger les incohérences qui touchent en premier lieu l'architecture du gouvernement. Les interférences dans les attributions de certains départements deviennent aujourd'hui une absurdité qui coûte cher. On y gagnerait d'abord en lisibilité avant de songer à dégager un consensus politique en amont sur les limites à l'organisation d'un gouvernement qu'on veut efficace et responsable. Ce volet ‘'organisation'' est indissociable d'une réflexion que les exigences de l'action intersectorielle. Que signifie-t-elle ? Quels outils nécessite-t-elle ? Quelles méthodes de travail nouvelles implique-t-elle ? Quelles incidences sur la programmation du développement emporte-t- elle, notamment en termes de territorialisation des actions? Autant ‘'d'impensés'' qui méritent une mise à plat car ils ne relèvent d'aucune évidence. C'est pourquoi, à nos yeux, la déconcentration donne aussi l'occasion de repenser l'organisation et le travail gouvernemental sous l'angle de la collégialité interministérielle dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
L'Administration territoriale, avec notamment la cohérence de ses différentes échelles, est au cœur du rapport que prépare l'ancien Premier ministre en France M. Balladur. A quelles réflexions avez-vous abouti pour ce qui est du cas du Maroc?
Le rapport Balladur vise à ouvrir un débat national sur la simplification de l'organisation territoriale à la fois de l'Etat et des collectivités territoriales. Il faut dire que la France est connue pour son «mille- feuilles territorial» qui brouille considérablement la lisibilité du dispositif et nuit à son efficacité, notamment dans le contexte européen. Au Maroc, la situation est différente. Il nous faut travailler à imaginer des scénarii pour le projet de régionalisation élargie. Autrement dit, l'Etat, d'un côté, et les collectivités doivent développer une vision des conditions institutionnelles, politiques et économiques du développement régional. L'Etat doit avoir une vision du développement régional et se positionner par rapport à l'évolution de cette entité. Il doit préparer ses positions en région dans une logique territoriale de programmation qui doit pouvoir s'appuyer sur une capacité d'intégration et de synthèse, d'abord au niveau central, qui passe par la dynamisation et sans doute la révision de la place et du rôle du comité d'aménagement et/ou de développement du territoire. Ce dernier devra arrêter les principes directeurs de cette stratégie, en détailler la procédure et préciser le dispositif de concertation qui l'accompagne. Dans ce cadre, l'échelon territorial, notamment au niveau de l'Etat déconcentré et des élus, sera sollicité pour à la fois adapter et décliner cette stratégie mise en œuvre par voie contractuelle. La perspective contractuelle Etat-régions peut être considérée comme un levier de transformation de la conception (territorialité) et de la mise en œuvre des actions publiques (convergence) et non comme un canal de diffusion des ‘'logiques sectorielles''. La préparation de la démarche contractuelle au sein l'Etat entre le centre et la périphérie ne saurait être seulement descendante. Elle appelle une implication étroite, dès le départ, des walis et des services déconcentrés dans le cadre d'un véritable dialogue. Ainsi et pour éviter que la procédure ne soit prisonnière des seules logiques budgétaires et sectorielles, il importe, d'une part, que prévale la référence aux travaux de planification existants ou en cours – travaux que la perspective contractuelle Etat-régions alimentera par ailleurs - et d'autre part, que la démarche s'inscrive en cohérence avec la préparation à venir de CDMT intersectoriels (Cadre de dépenses à moyen terme), en tant que dispositifs pluriannuels de planification stratégique, dans le cadre des prochaines étapes de réforme du cadre budgétaire. Vecteur de convergence au sein de l'Etat, la démarche contractuelle sur les territoires l'est tout autant vis-à-vis des autres acteurs de la scène locale. Elle trouvera, en effet, sa finalité naturelle dans la convergence continue des politiques de l'Etat avec des projets émanant de l'expression des collectivités locales et de la société civile. La démarche contractuelle devient aussi un outil de régulation maîtrisé des rapports entre les acteurs. Elle fournit à chaque stade de développement des rapports entre acteurs, les moyens de rythmer et de moduler la déconcentration, de soutenir la régionalisation, de contourner les obstacles institutionnels et de conférer des mandats qui opèrent comme des transferts de compétences et de moyens correspondants, soit pour les régions les plus avancées dans cette démarche, soit pour les projets intégrés.
Vous prônez la responsabilisation des acteurs par une politique de contractualisation. Qui fait quoi dans ce cadre?
L'effort de responsabilisation des acteurs gagnerait à se décliner au moyen d'une contractualisation par objectifs hiérarchisés entre l'Etat central et ses services déconcentrés, impliquant davantage le wali-gouverneur. L'outil contractuel donne l'assurance que les orientations nationales seront prises en compte localement dans la hiérarchisation des priorités. Il convient de poursuivre l'effort notoire engagé en matière de Contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens et glissants entre les administrations centrales et leurs services déconcentrés. Dans une perspective d'approfondissent de cette démarche, le succès de l'expérience française des Centres de responsabilités est, de ce point de vue, riche d'enseignements. Simultanément, il convient dans le cadre de la poursuite de la réforme budgétaire et de la révision de la nomenclature qui l'accompagne, que les enveloppes globalisées au titre des actions transversales, mises à la disposition des walis, soit lisibles et identifiables dans les rubriques de la loi de Finances.
Vous prônez un changement de mentalité dans la fonction publique. Comment, donc, peut-on initier ce changement ?
La fonction publique se caractérise aussi par son cloisonnement, sensible tant entre les ministères qu'au sein d'un même département. Les fonctionnaires se perçoivent eux-mêmes davantage comme membres d'un ministère particulier auquel certaines compétences et prérogatives sont dévolues, que comme les agents d'une même fonction publique concourant à l'action de l'Etat. Ce phénomène d'identification s'explique par la multiplicité des corps et des différences de statuts. Cette segmentation statutaire, conjuguée aux avantages différentiels, induit inévitablement des ‘'comportements de pré-carré'', peu favorables à un traitement interministériel des dossiers. En ce domaine et pour reprendre une expression devenue célèbre: «Le nationalisme des corps l'emporte bien souvent sur le patriotisme de l'Etat». Les pouvoirs publics, conscients de cette situation, ont commencé à engager des actions qui vont dans le bon sens, notamment en matières de gestion prévisionnelle des emplois et compétences, de formation continue et de mobilité des fonctionnaires en liaison avec la déconcentration. Une démarche progressive pourrait privilégier l'obligation de la mobilité des fonctionnaires de sorte que soit systématiquement valorisée et reconnue l'importance de la mixité des expériences, laquelle favoriserait la sensibilisation, voire l'appropriation par chaque agent d'autres cultures administratives. En mettant en lumière les différences les plus manifestes entre situations et statuts, cette démarche susciterait une demande de réforme sur laquelle le politique pourrait s'appuyer. La fusion de l'ENA et de l'ISA participe de la même logique et doit conduire à la formation de filières professionnelles interministérielles.
La déconcentration constitue, par excellence, le terrain d'expérimentation d'une nouvelle culture politico-administrative inspirée des principes et des valeurs du nouveau concept d'autorité. Pouvez-vous approfondir cette idée?
Le «nouveau concept d'autorité», tel que je le comprends, c'est la distinction et le passage de la prévalence de l'argument d'autorité qui caractérisait «l'ordre ancien» à l'autorité de l'argument. Autrement dit, la distinction entre l'autorité de l'Etat qui doit s'imposer par la légitimité de ce qu'elle incarne et qui se lit dans ses méthodes d'intervention et l'autoritarisme de l'Etat qui trahirait sa fébrilité et son incapacité à évoluer pour répondre aux attentes.Au Maroc, l'équation politique que suggère le chantier de la déconcentration est traversée par une tension que résume l'idée suivante: l'acceptation et la viabilité du nouvel équilibre des pouvoirs qu'engendrera la déconcentration sont largement tributaires de la lisibilité du dispositif de gouvernance qu'elle dessine sur deux plans. D'abord, au plan de sa compatibilité avec le niveau de développement institutionnel. En ce sens, l'orientation prise par le schéma de déconcentration fonctionnera comme une mise à l'épreuve de l'évolution du régime de la responsabilité. Et particulièrement celle des gouvernants qui, en démocratie, ne peuvent répondre de leurs actes devant les citoyens que s'ils disposent de l'autorité politico-administrative et des ressources humaines et budgétaires qui vont avec. Ensuite, au plan de l'aptitude à éclairer de manière explicite et selon une vision unifiée au sein de l'appareil d'Etat, le contenu donné au triptyque subsidiarité, interministérialité et territorialité, dans ses implications effectives en termes de conception, de mise en œuvre des politiques publiques et de réorganisation des structures centrales et territoriales qui en ont la charge.Dans cette configuration, les services déconcentrés doivent passer d'une fonction de représentation de leurs administrations centrales à l'exercice d'une responsabilité reconnue et évaluée. Cela suppose de leur donner les moyens à la fois techniques, juridiques, budgétaires et humains. Le wali, incarnation de l'Etat, correspondant officiel de tous les ministres, se verrait conférer une autorité réelle et directe sur tous les chefs de services déconcentrés. L'Administration territoriale de l'Etat ne serait plus considérée comme les services extérieurs du ministère de l'Intérieur. Pour autant, vis-à-vis des collectivités locales et des acteurs de la société civile, elle ne deviendrait un interlocuteur crédible et efficace que si elle est placée sous l'autorité d'un responsable clairement identifié.
La reconnaissance de cette autorité doit en retour faire place à une nouvelle chaîne de la responsabilité dans le circuit de la décision. Des mécanismes et des procédures d'imputation, de suivi et d'évaluation permettant de distinguer ce qui relève de la responsabilité politique des ministres de ce qui renvoie à l'action administrative, doivent être mis en place.
<Le responsable clairement identifié serait donc pour vous le wali?
L'exigence accrue d'une territorialisation de l'action publique requiert des moyens et des pouvoirs appelant un renforcement des capacités de l'appareil de l'Etat dans une région, ordonné autour de l'affirmation du rôle du wali. Le rôle de pivot qu'assigne l'approche territoriale au wali appelle, par nature, un engagement substantiel de l'échelon régional au niveau de l'Etat (Administration territoriale et services déconcentrés) et des collectivités régionales. C'est pourquoi l'implication des walis en tant qu'exécutifs et coordonnateurs de l'action de l'Etat dans les régions est incontournable. Elle revient à impulser et à encadrer une pratique de l'interministérialité au niveau local, laquelle peut être assimilée à la recherche permanente d'un équilibre entre des orientations globales fixées centralement et ayant un caractère prescriptif et/ou incitatif, et une marge d'action suffisante octroyée aux walis afin de permettre, avec l'aide des services de l'Etat, l'adaptation des structures et des procédures aux situations locales. C'est donc les modalités de déconcentration envisagées dans une perspective de renforcement des capacités de l'Administration territoriale qui sont ici en cause. Elles déterminent les conditions d'exercice de la mission de coordination des politiques sectorielles, comme préalable à une territorialisation de l'organisation consacrant le nouvel et unique référentiel de l'Etat sur les territoires. L'exercice de coordination en amont qu'appelle la logique territoriale suppose une capacité d'arbitrage entre les logiques sectorielles des services déconcentrés. Cette faculté doit pouvoir reposer sur une expertise relativement autonome permettant de soustraire la décision de l'Administration territoriale, à l'emprise exclusive des services déconcentrés les mieux dotés en ressources humaines et matérielles. Surtout, l'émergence progressive sur la scène locale d'un véritable Etat territorial et non la simple juxtaposition d'administrations sectorielles est le meilleur antidote au risque de fragmentation de l'action publique inhérent à tout processus de territorialisation. Pour aboutir, cette démarche au niveau est le pendant d'une démarche similaire au niveau central, dont le pivot serait le département du Premier ministre. Dans ce sens, le renforcement des capacités et des pouvoirs de l'Administration territoriale est un signal fort adressé aux services déconcentrés et aux collectivités et constitue la première étape d'un processus préfigurant une recomposition de l'équilibre des pouvoirs, au service de l'élaboration d'un référentiel compris et partagé dans le rapport de l'Etat aux territoires.
Renforcer le rôle du wali, c'est également lui donner les moyens et les pouvoirs pour une meilleure conduite des politiques publiques territoriales?
Tout à fait, il faut doter le représentant de l'Etat des pouvoirs et des moyens nécessaires à la mise en œuvre des actions interministérielles. Des marges de manœuvre plus franches, en termes de pouvoirs de synthèse et d'arbitrage au nom de l'Etat sur les services déconcentrés, doivent être accordées au wali de sorte qu'il dispose des moyens incitatifs suffisants pour mieux assurer la mise en cohérence et la coordination des politiques locales dans un premier temps et enclencher le processus de territorialisation dans les conceptions des politiques publiques dans un second temps. Deux orientations majeures peuvent être considérées à cet effet: d'une part, un renforcement des capacités humaines et techniques d'analyse et de pilotage de l'action régionale, par la création d'un Etat-major resserré autour du wali, susceptible de faire valoir dans le dialogue avec les services déconcentrés une expertise en propre donnant de la substance à une autorité supra-sectorielle. D'autre part, un plan de modernisation des wilayas touchant les organigrammes et le personnel dans le but de renforcer les capacités managériales de l'Administration territoriale.
La question lancinante de la pertinence des découpages administratifs est bien évidemment au cœur de cette interrogation. Faut-il chercher ou créer un niveau territorial de synthèse et de mise en cohérence des territoires administratif, politique et socio-économique ou plutôt prendre acte du caractère arbitraire du territoire administratif et politique et susciter à partir de ce dernier la multiplicité des regroupements, des combinaisons territoriales pertinentes?
Cette question n'a pas trouvé, à ce jour, de réponse définitive standard. Autrement dit, il n'y a pas de découpage définitivement pertinent. Pour autant, des ajustements «primaires» pourraient être trouvés qui, sans résoudre cette question, néanmoins, introduiraient des éléments de cohérence, suggérés par la lecture des dynamiques territoriales (sans évoquer les questions d'identité locales) s'agissant autant du périmètre de certains territoires que de leur statut juridique.Les élus perçoivent mal ce que le changement d'échelle dans la conception des politiques publiques, selon une logique de projet, peut leur apporter. Cela est dû aux motivations qui sous-tendent leur rapport au territoire : les élus s'identifient, en effet, à un territoire d'élection qu'ils défendent auprès d'administrations susceptibles d'allouer des ressources. Le territoire est conçu comme un espace politique borné par un périmètre et non comme un territoire support de l'action collective comme le suggère l'approche territoriale.
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LE MATIN ÉCO : Déconcentration, décentralisation, ces deux mots ont aujourd'hui une plus grande visibilité. Comment expliquez-vous cela ?
ALI BOUABID : Distinguons les d'abord avant de les relier. La déconcentration exprime une évolution dans le mode d'organisation interne de l'Etat. Elle se traduit par un transfert des pouvoirs et non une simple délégation de signatures, de services centraux de l'administration vers les services extérieurs. Elle répond donc à la fois à une exigence d'efficacité des politiques publiques et de proximité dans les conditions de délivrance des prestations de services publics. La visibilité de ce chantier de réformes est à ce jour suspendue à l'adoption d'un cadre juridique global traduisant les modalités de ce transfert des pouvoirs et ses implications sur l'organisation des administrations centrales et territoriales ainsi que sur les nouvelles manières d'appréhender l'action publique sur les territoires. Car la déconcentration n'est pas réductible à une question d'organisation ou de distribution des pouvoirs. Elle doit être l'occasion d'inaugurer de nouvelles manières de concevoir et mettre en œuvre la politique publique sur les territoires. De ce point de vue, l'INDH parce qu'elle est ‘'assise'' sur des procédures déconcentrées me semble être le laboratoire d'expérimentation par excellence préfigurant ce que pourrait être demain un schéma global de la déconcentration. Sachant les difficultés objectives à mettre en œuvre, un tel chantier qui de facto invite à remettre à plat les modes opératoires classiques d'intervention, le dispositif INDH me semble refermer des enseignements cruciaux dont il importe de tirer le meilleur parti pour conduire de manière déterminée mais pragmatique ce chantier difficile.La décentralisation, quant à elle, passe par un transfert de compétences et des moyens qui vont avec de l'Etat aux collectivités élues afin de faire jouer les mécanismes de la démocratie locale. L'enjeu c'est donc bien le niveau d'autonomie des collectivités locales. Au Maroc, la décentralisation ne concerne pour l'heure que le niveau communal qui n'est toutefois pas encore totalement émancipé de la tutelle de l'Etat. Quant aux niveaux régional et préfectoral, il est difficile, en l'état actuel des textes, de parler de la décentralisation. La visibilité sur ce chantier, notamment sur le plan législatif, est aujourd'hui attendue sur le front de la région dans le cadre du projet d'une «régionalisation élargie».
Qu'en est-il dans les pays européens ?
Dans les pays à tradition unitaire, comme l'Espagne, et dans une moindre mesure l'Italie, ce sont les collectivités locales qui ont l'essentiel de la charge des politiques publiques. En Grande- Bretagne et en Suède à l'inverse, l'Etat a privilégié la création d'agences spécialisées et autonomes qui mettent en œuvre des politiques sectorielles. En France, en revanche, l'Etat a conservé, à côté des collectivités locales, progressivement émancipées de la tutelle, et au nom de l'unité nationale et du principe d'égalité, un ensemble important de compétences qu'il exerce grâce à ses propres services déconcentrés placés sous l'autorité du préfet. C'est de l'expérience française, en matière de décentralisation dans laquelle G. Defferre, maître d'œuvre de la réforme, souhaitait «qu'à chaque niveau de décentralisation corresponde un niveau équivalent de déconcentration», que provient le credo d'une déconcentration comme le corollaire de la décentralisation. Il renvoie à une avancée en matière de décentralisation qui justifierait un repositionnement de l'Etat territorial, la déconcentration permettant aux autorités décentralisées de traiter sur un pied d'égalité avec des partenaires étatiques bien identifiés. Cette idée ne nous est pas étrangère. Elle a été recyclée dans le discours des responsables publics comme le dernier avatar de la référence à l'expérience française. Sa récurrence s'explique aisément pour des raisons culturelles, historiques et juridiques connues de tous. Pour autant, si cette référence est assurément incontournable, elle ne constitue un horizon intéressant que dans une démarche d'appropriation critique des enseignements qu'elle livre.
En lisant les propositions faites dans le rapport sur la déconcentration, on se rend compte qu'il s'agit d'une véritable réforme de l'Etat...
Oui et plus simplement une réforme qui donnerait à l'Etat les moyens de sa politique. Car c'est bien par la déconcentration que le lexique de la proximité, du partenariat, de la contractualisation, de l'adaptation aux réalités locales, de la territorialisation des actions, etc…acquiert un sens et une traduction tangibles. Mais l'on comprend bien que cette réforme implique autant l'Etat territorial, qui doit exister en tant que tel, que l'Etat central qui doit se réorganiser en conséquence.La déconcentration est un levier privilégié de transformation et de modernisation culturelle, administrative et politique des structures et de l'action de l'Etat aux niveaux central et territorial. La mise en cohérence des orientations publiques qui, dans une configuration déconcentrée, incombent à l'échelon territorial, a pour corollaire des agencements dans les dispositifs institutionnels intersectoriels au niveau central et dans le rapport aux territoires. Une telle réorganisation faciliterait la mise en œuvre par les structures déconcentrées, des orientations définies au niveau national. Cependant, elle ne pourrait trouver sa pleine efficacité que si l'Administration centrale s'emploie, elle-même, à gérer de manière plus rationnelle sa relation, en termes de coordination des instructions, avec les walis et les gouverneurs d'une part et avec les services déconcentrés d'autre part. Trop longtemps, les mesures de déconcentration n'ont débouché sur aucune modification significative du fonctionnement quotidien des administrations centrales. La plupart d'entre elles ne visaient, en effet, qu'à les décharger de tâches annexes et fastidieuses et ne traduisaient aucune réflexion réelle sur l'équilibre entre le centre et la périphérie. Cette évolution suppose une appropriation commune, au niveau central, du référentiel à la base de l'approche territoriale autorisant le passage de la déconcentration comme technique administrative à la déconcentration comme état d'esprit, principe général d'organisation. Ce référentiel repose sur le postulat qu'une logique de territorialisation dans la conception et la mise en œuvre des actions publiques locales est inséparable d'un effort de territorialisation dans l'organisation des structures centrales, effort de nature à favoriser leur adaptation aux nouvelles missions transférées vers l'échelon territorial. Ainsi, l'aménagement des conditions institutionnelles et des lieux de coordination et de programmation, en amont des politiques dans une logique transversale, nécessite que soient réévaluées les conditions d'exercice de l'action interministérielle au niveau central.
Pour quelles raisons, le pilotage politico-institutionnel du volet interministériel de la déconcentration devrait être dévolu, selon vous, au Premier ministre ?
C'est là un schéma idéal vers lequel il faudrait en toute logique tendre. Car entendons-nous, il n'y a pas de déconcentration sans capacité politique à faire prévaloir la dimension intersectorielle de l'action publique, appelée à occuper une place prééminente, compte tenu de l'imbrication des sujets et de leur complexité grandissante. De ce fait même, le département du Premier ministre est, par nature et en théorie, seul habilité à réaffirmer la vocation interministérielle de la déconcentration, dont il doit, par ailleurs, assurer la supervision. Cette orientation est nécessaire pour lever les craintes que la déconcentration ne soit une réforme sectorielle orientée vers des objectifs propres au ministère de l'Intérieur ou au ministère des Finances. Même si dans les faits, ce sont paradoxalement ces ministères qui sont les plus impliqués dans une démarche de changement. L'implication du département du Premier ministre est aussi une manière de sensibiliser et d'engager plus fortement les démembrements de l'Etat (établissements publics, agences, fondations de droit privé ...) de sorte qu'ils intègrent dans la programmation de leurs actions, les exigences d'une coordination interministérielle en amont. Lorsqu'une politique, qui relève à titre principal d'un ministre, a une forte dimension interministérielle, la vocation de chef de file de ce ministre doit être reconnue dans son décret d'attribution. Sans modifier le rattachement actuel des walis et des gouverneurs au ministère de l'Intérieur au profit des services du Premier ministre qui n'ont pas, à l'évidence, les moyens d'assumer la gestion de ce corps, tous les ministres doivent pouvoir facilement communiquer avec les walis qui seraient réunis par le Premier ministre au moins une fois par an. Mais pour cela, le Premier ministre doit réaffirmer son rôle et en conforter l'exercice en se dotant d'une structure de pilotage des politiques interministérielles. Il est vrai que nous en sommes très loin aujourd'hui. Commençons simplement, au lieu de se plaindre systématiquement des problèmes de coordination, par ‘'engager à froid'' un audit de l'organisation du travail interministériel du gouvernement. En faisant en sorte de tirer les enseignements de cet audit pour corriger les incohérences qui touchent en premier lieu l'architecture du gouvernement. Les interférences dans les attributions de certains départements deviennent aujourd'hui une absurdité qui coûte cher. On y gagnerait d'abord en lisibilité avant de songer à dégager un consensus politique en amont sur les limites à l'organisation d'un gouvernement qu'on veut efficace et responsable. Ce volet ‘'organisation'' est indissociable d'une réflexion que les exigences de l'action intersectorielle. Que signifie-t-elle ? Quels outils nécessite-t-elle ? Quelles méthodes de travail nouvelles implique-t-elle ? Quelles incidences sur la programmation du développement emporte-t- elle, notamment en termes de territorialisation des actions? Autant ‘'d'impensés'' qui méritent une mise à plat car ils ne relèvent d'aucune évidence. C'est pourquoi, à nos yeux, la déconcentration donne aussi l'occasion de repenser l'organisation et le travail gouvernemental sous l'angle de la collégialité interministérielle dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
L'Administration territoriale, avec notamment la cohérence de ses différentes échelles, est au cœur du rapport que prépare l'ancien Premier ministre en France M. Balladur. A quelles réflexions avez-vous abouti pour ce qui est du cas du Maroc?
Le rapport Balladur vise à ouvrir un débat national sur la simplification de l'organisation territoriale à la fois de l'Etat et des collectivités territoriales. Il faut dire que la France est connue pour son «mille- feuilles territorial» qui brouille considérablement la lisibilité du dispositif et nuit à son efficacité, notamment dans le contexte européen. Au Maroc, la situation est différente. Il nous faut travailler à imaginer des scénarii pour le projet de régionalisation élargie. Autrement dit, l'Etat, d'un côté, et les collectivités doivent développer une vision des conditions institutionnelles, politiques et économiques du développement régional. L'Etat doit avoir une vision du développement régional et se positionner par rapport à l'évolution de cette entité. Il doit préparer ses positions en région dans une logique territoriale de programmation qui doit pouvoir s'appuyer sur une capacité d'intégration et de synthèse, d'abord au niveau central, qui passe par la dynamisation et sans doute la révision de la place et du rôle du comité d'aménagement et/ou de développement du territoire. Ce dernier devra arrêter les principes directeurs de cette stratégie, en détailler la procédure et préciser le dispositif de concertation qui l'accompagne. Dans ce cadre, l'échelon territorial, notamment au niveau de l'Etat déconcentré et des élus, sera sollicité pour à la fois adapter et décliner cette stratégie mise en œuvre par voie contractuelle. La perspective contractuelle Etat-régions peut être considérée comme un levier de transformation de la conception (territorialité) et de la mise en œuvre des actions publiques (convergence) et non comme un canal de diffusion des ‘'logiques sectorielles''. La préparation de la démarche contractuelle au sein l'Etat entre le centre et la périphérie ne saurait être seulement descendante. Elle appelle une implication étroite, dès le départ, des walis et des services déconcentrés dans le cadre d'un véritable dialogue. Ainsi et pour éviter que la procédure ne soit prisonnière des seules logiques budgétaires et sectorielles, il importe, d'une part, que prévale la référence aux travaux de planification existants ou en cours – travaux que la perspective contractuelle Etat-régions alimentera par ailleurs - et d'autre part, que la démarche s'inscrive en cohérence avec la préparation à venir de CDMT intersectoriels (Cadre de dépenses à moyen terme), en tant que dispositifs pluriannuels de planification stratégique, dans le cadre des prochaines étapes de réforme du cadre budgétaire. Vecteur de convergence au sein de l'Etat, la démarche contractuelle sur les territoires l'est tout autant vis-à-vis des autres acteurs de la scène locale. Elle trouvera, en effet, sa finalité naturelle dans la convergence continue des politiques de l'Etat avec des projets émanant de l'expression des collectivités locales et de la société civile. La démarche contractuelle devient aussi un outil de régulation maîtrisé des rapports entre les acteurs. Elle fournit à chaque stade de développement des rapports entre acteurs, les moyens de rythmer et de moduler la déconcentration, de soutenir la régionalisation, de contourner les obstacles institutionnels et de conférer des mandats qui opèrent comme des transferts de compétences et de moyens correspondants, soit pour les régions les plus avancées dans cette démarche, soit pour les projets intégrés.
Vous prônez la responsabilisation des acteurs par une politique de contractualisation. Qui fait quoi dans ce cadre?
L'effort de responsabilisation des acteurs gagnerait à se décliner au moyen d'une contractualisation par objectifs hiérarchisés entre l'Etat central et ses services déconcentrés, impliquant davantage le wali-gouverneur. L'outil contractuel donne l'assurance que les orientations nationales seront prises en compte localement dans la hiérarchisation des priorités. Il convient de poursuivre l'effort notoire engagé en matière de Contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens et glissants entre les administrations centrales et leurs services déconcentrés. Dans une perspective d'approfondissent de cette démarche, le succès de l'expérience française des Centres de responsabilités est, de ce point de vue, riche d'enseignements. Simultanément, il convient dans le cadre de la poursuite de la réforme budgétaire et de la révision de la nomenclature qui l'accompagne, que les enveloppes globalisées au titre des actions transversales, mises à la disposition des walis, soit lisibles et identifiables dans les rubriques de la loi de Finances.
Vous prônez un changement de mentalité dans la fonction publique. Comment, donc, peut-on initier ce changement ?
La fonction publique se caractérise aussi par son cloisonnement, sensible tant entre les ministères qu'au sein d'un même département. Les fonctionnaires se perçoivent eux-mêmes davantage comme membres d'un ministère particulier auquel certaines compétences et prérogatives sont dévolues, que comme les agents d'une même fonction publique concourant à l'action de l'Etat. Ce phénomène d'identification s'explique par la multiplicité des corps et des différences de statuts. Cette segmentation statutaire, conjuguée aux avantages différentiels, induit inévitablement des ‘'comportements de pré-carré'', peu favorables à un traitement interministériel des dossiers. En ce domaine et pour reprendre une expression devenue célèbre: «Le nationalisme des corps l'emporte bien souvent sur le patriotisme de l'Etat». Les pouvoirs publics, conscients de cette situation, ont commencé à engager des actions qui vont dans le bon sens, notamment en matières de gestion prévisionnelle des emplois et compétences, de formation continue et de mobilité des fonctionnaires en liaison avec la déconcentration. Une démarche progressive pourrait privilégier l'obligation de la mobilité des fonctionnaires de sorte que soit systématiquement valorisée et reconnue l'importance de la mixité des expériences, laquelle favoriserait la sensibilisation, voire l'appropriation par chaque agent d'autres cultures administratives. En mettant en lumière les différences les plus manifestes entre situations et statuts, cette démarche susciterait une demande de réforme sur laquelle le politique pourrait s'appuyer. La fusion de l'ENA et de l'ISA participe de la même logique et doit conduire à la formation de filières professionnelles interministérielles.
La déconcentration constitue, par excellence, le terrain d'expérimentation d'une nouvelle culture politico-administrative inspirée des principes et des valeurs du nouveau concept d'autorité. Pouvez-vous approfondir cette idée?
Le «nouveau concept d'autorité», tel que je le comprends, c'est la distinction et le passage de la prévalence de l'argument d'autorité qui caractérisait «l'ordre ancien» à l'autorité de l'argument. Autrement dit, la distinction entre l'autorité de l'Etat qui doit s'imposer par la légitimité de ce qu'elle incarne et qui se lit dans ses méthodes d'intervention et l'autoritarisme de l'Etat qui trahirait sa fébrilité et son incapacité à évoluer pour répondre aux attentes.Au Maroc, l'équation politique que suggère le chantier de la déconcentration est traversée par une tension que résume l'idée suivante: l'acceptation et la viabilité du nouvel équilibre des pouvoirs qu'engendrera la déconcentration sont largement tributaires de la lisibilité du dispositif de gouvernance qu'elle dessine sur deux plans. D'abord, au plan de sa compatibilité avec le niveau de développement institutionnel. En ce sens, l'orientation prise par le schéma de déconcentration fonctionnera comme une mise à l'épreuve de l'évolution du régime de la responsabilité. Et particulièrement celle des gouvernants qui, en démocratie, ne peuvent répondre de leurs actes devant les citoyens que s'ils disposent de l'autorité politico-administrative et des ressources humaines et budgétaires qui vont avec. Ensuite, au plan de l'aptitude à éclairer de manière explicite et selon une vision unifiée au sein de l'appareil d'Etat, le contenu donné au triptyque subsidiarité, interministérialité et territorialité, dans ses implications effectives en termes de conception, de mise en œuvre des politiques publiques et de réorganisation des structures centrales et territoriales qui en ont la charge.Dans cette configuration, les services déconcentrés doivent passer d'une fonction de représentation de leurs administrations centrales à l'exercice d'une responsabilité reconnue et évaluée. Cela suppose de leur donner les moyens à la fois techniques, juridiques, budgétaires et humains. Le wali, incarnation de l'Etat, correspondant officiel de tous les ministres, se verrait conférer une autorité réelle et directe sur tous les chefs de services déconcentrés. L'Administration territoriale de l'Etat ne serait plus considérée comme les services extérieurs du ministère de l'Intérieur. Pour autant, vis-à-vis des collectivités locales et des acteurs de la société civile, elle ne deviendrait un interlocuteur crédible et efficace que si elle est placée sous l'autorité d'un responsable clairement identifié.
La reconnaissance de cette autorité doit en retour faire place à une nouvelle chaîne de la responsabilité dans le circuit de la décision. Des mécanismes et des procédures d'imputation, de suivi et d'évaluation permettant de distinguer ce qui relève de la responsabilité politique des ministres de ce qui renvoie à l'action administrative, doivent être mis en place.
<Le responsable clairement identifié serait donc pour vous le wali?
L'exigence accrue d'une territorialisation de l'action publique requiert des moyens et des pouvoirs appelant un renforcement des capacités de l'appareil de l'Etat dans une région, ordonné autour de l'affirmation du rôle du wali. Le rôle de pivot qu'assigne l'approche territoriale au wali appelle, par nature, un engagement substantiel de l'échelon régional au niveau de l'Etat (Administration territoriale et services déconcentrés) et des collectivités régionales. C'est pourquoi l'implication des walis en tant qu'exécutifs et coordonnateurs de l'action de l'Etat dans les régions est incontournable. Elle revient à impulser et à encadrer une pratique de l'interministérialité au niveau local, laquelle peut être assimilée à la recherche permanente d'un équilibre entre des orientations globales fixées centralement et ayant un caractère prescriptif et/ou incitatif, et une marge d'action suffisante octroyée aux walis afin de permettre, avec l'aide des services de l'Etat, l'adaptation des structures et des procédures aux situations locales. C'est donc les modalités de déconcentration envisagées dans une perspective de renforcement des capacités de l'Administration territoriale qui sont ici en cause. Elles déterminent les conditions d'exercice de la mission de coordination des politiques sectorielles, comme préalable à une territorialisation de l'organisation consacrant le nouvel et unique référentiel de l'Etat sur les territoires. L'exercice de coordination en amont qu'appelle la logique territoriale suppose une capacité d'arbitrage entre les logiques sectorielles des services déconcentrés. Cette faculté doit pouvoir reposer sur une expertise relativement autonome permettant de soustraire la décision de l'Administration territoriale, à l'emprise exclusive des services déconcentrés les mieux dotés en ressources humaines et matérielles. Surtout, l'émergence progressive sur la scène locale d'un véritable Etat territorial et non la simple juxtaposition d'administrations sectorielles est le meilleur antidote au risque de fragmentation de l'action publique inhérent à tout processus de territorialisation. Pour aboutir, cette démarche au niveau est le pendant d'une démarche similaire au niveau central, dont le pivot serait le département du Premier ministre. Dans ce sens, le renforcement des capacités et des pouvoirs de l'Administration territoriale est un signal fort adressé aux services déconcentrés et aux collectivités et constitue la première étape d'un processus préfigurant une recomposition de l'équilibre des pouvoirs, au service de l'élaboration d'un référentiel compris et partagé dans le rapport de l'Etat aux territoires.
Renforcer le rôle du wali, c'est également lui donner les moyens et les pouvoirs pour une meilleure conduite des politiques publiques territoriales?
Tout à fait, il faut doter le représentant de l'Etat des pouvoirs et des moyens nécessaires à la mise en œuvre des actions interministérielles. Des marges de manœuvre plus franches, en termes de pouvoirs de synthèse et d'arbitrage au nom de l'Etat sur les services déconcentrés, doivent être accordées au wali de sorte qu'il dispose des moyens incitatifs suffisants pour mieux assurer la mise en cohérence et la coordination des politiques locales dans un premier temps et enclencher le processus de territorialisation dans les conceptions des politiques publiques dans un second temps. Deux orientations majeures peuvent être considérées à cet effet: d'une part, un renforcement des capacités humaines et techniques d'analyse et de pilotage de l'action régionale, par la création d'un Etat-major resserré autour du wali, susceptible de faire valoir dans le dialogue avec les services déconcentrés une expertise en propre donnant de la substance à une autorité supra-sectorielle. D'autre part, un plan de modernisation des wilayas touchant les organigrammes et le personnel dans le but de renforcer les capacités managériales de l'Administration territoriale.
La question lancinante de la pertinence des découpages administratifs est bien évidemment au cœur de cette interrogation. Faut-il chercher ou créer un niveau territorial de synthèse et de mise en cohérence des territoires administratif, politique et socio-économique ou plutôt prendre acte du caractère arbitraire du territoire administratif et politique et susciter à partir de ce dernier la multiplicité des regroupements, des combinaisons territoriales pertinentes?
Cette question n'a pas trouvé, à ce jour, de réponse définitive standard. Autrement dit, il n'y a pas de découpage définitivement pertinent. Pour autant, des ajustements «primaires» pourraient être trouvés qui, sans résoudre cette question, néanmoins, introduiraient des éléments de cohérence, suggérés par la lecture des dynamiques territoriales (sans évoquer les questions d'identité locales) s'agissant autant du périmètre de certains territoires que de leur statut juridique.Les élus perçoivent mal ce que le changement d'échelle dans la conception des politiques publiques, selon une logique de projet, peut leur apporter. Cela est dû aux motivations qui sous-tendent leur rapport au territoire : les élus s'identifient, en effet, à un territoire d'élection qu'ils défendent auprès d'administrations susceptibles d'allouer des ressources. Le territoire est conçu comme un espace politique borné par un périmètre et non comme un territoire support de l'action collective comme le suggère l'approche territoriale.
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