À travers cette sentence, il exprimait l’idée d’une existence imposée, d’une vie qui aurait mieux fait de ne jamais être. Pourtant, cette vision du monde, aussi poignante soit-elle, se heurte à une vérité plus ancienne, plus vaste et plus absolue.
Le Coran rapporte un moment que nul ne se souvient avoir vécu, mais qui engage pourtant chaque être humain.

«Et lorsque ton Seigneur prit des reins des fils d’Adam leur descendance et les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-Je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons...” – afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : “Nous n’y avons pas fait attention.”» (Sourate Al-A‘raf, 7:172)
Ainsi, l’homme n’est pas un être égaré dans un monde qui lui serait étranger. Avant même de fouler cette terre, il a reconnu son Créateur, scellant un pacte dont il ne garde plus souvenir. Mais l’oubli n’est pas une injustice, il est une partie intégrante de l’épreuve. L’acceptation du pacte ne relève pas d’un choix rationnel tel que nous le concevons dans notre condition terrestre. Elle est instinctive, naturelle, immédiate, comme l’évidence du jour qui succède à la nuit. Face à la manifestation de la Vérité absolue, l’âme ne pouvait que répondre par l’affirmative, non par contrainte, mais parce qu’aucune autre réponse n’avait de sens. Il ne s’agissait pas d’un débat, ni d’une hésitation, mais d’une reconnaissance spontanée de Celui qui Se révèle. C’est en ce sens que la «Fitra», cette disposition innée à connaître et adorer Dieu, trouve sa source dans cet instant primordial où chaque âme a témoigné de son Seigneur. Ainsi, l’existence humaine elle-même découle de cette acceptation première, et le retour à Dieu n’est pas une découverte, mais la réminiscence d’un engagement inscrit au plus profond de l’être. Car si la mémoire immédiate du pacte a été effacée, tout, autour et en nous, est conçu pour en raviver le souvenir.
Les prophètes sont venus rappeler cette promesse originelle, les écrits saints ont été révélés pour en être le témoignage, et la splendeur de la création elle-même en porte l’empreinte. L’univers déploie ses signes comme une écriture immense que seuls les cœurs ouverts peuvent déchiffrer. L’homme n’est pas abandonné à l’oubli, il est invité à chaque instant à reconnaître ce qu’il sait déjà en son for intérieur.
Mais ce choix a-t-il été pleinement mesuré ? Savions-nous ce que nous acceptions ? Le Coran nous parle d’une autre scène fondatrice, où l’homme, en toute inconscience, s’est chargé d’une responsabilité dont la portée dépassait son entendement :

«Nous avions proposé le dépôt (Al-Amana) aux cieux, à la terre et aux montagnes, et ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l’homme s’en est chargé ; certes, il est très injuste [envers lui-même] et très ignorant.» (Sourate Al-Ahzab, 33:72)
Ainsi, l’Homme n’a pas simplement accepté un fardeau que cieux et terre ont refusé, il s’est vu offrir une opportunité inédite, un statut auquel aucun autre être n’a eu accès. Par cette épreuve du libre arbitre, il lui est donné la possibilité de s’élever bien au-delà de sa condition initiale, jusqu’à mériter une proximité exceptionnelle avec son Créateur. Les prophètes en sont la plus belle illustration, Saydouna Ibrahim (PSL), honoré du titre de Khalîl Allah (l’ami intime de Dieu), Saydouna Moussa (PSL), qui a eu l’immense privilège d’entendre la parole divine, et Saydouna Mohammed (SAWS), Habîb Allah, l’aimé de Dieu, qui a atteint un degré de proximité jamais égalé. Cette potentialité n’est pas réservée aux élus, chaque être humain, par la sincérité de sa foi et la droiture de son engagement, peut espérer une élévation spirituelle et l’accession à la vie éternelle auprès de son Seigneur. Ce n’est pas un fardeau imposé, mais une occasion inouïe d’atteindre une félicité éternelle, là où d’autres créatures, soumises sans choix, n’ont pas accès à ce privilège. Le véritable sens du libre arbitre ne réside donc pas dans la rébellion, mais dans la soumission éclairée, celle qui mène à l’ultime récompense.
L’audace de l’Homme, souvent entachée par une méconnaissance profonde des conséquences de son choix, porte en elle le risque de l’échec et ses répercussions éternelles. Depuis l’aube de sa conscience, il oscille entre la reconnaissance implicite d’un engagement qu’il pressent et la tentation d’en nier l’existence.
En réalité, ce choix ne se limite pas à un instant fondateur, il s’inscrit dans chaque battement de l’existence. À chaque souffle, à chaque épreuve, dans chaque éclat de beauté qui croise son regard, l’Homme est confronté à ce pacte intime qui le lie à son destin. Libre à lui d’en embrasser le sens ou de détourner le regard, d’accueillir la vérité ou de s’abandonner à l’oubli.
Dans ce même contexte, le Coran nous rappelle que la naissance n’est pas une première rencontre avec l’existence. L’être humain passe par un cycle plus vaste que ce qu’il perçoit durant sa vie sur terre :

«Comment pouvez-vous renier Allah alors qu’Il vous a fait mourir et qu’ensuite Il vous a redonné la vie ; puis Il vous fera mourir, puis Il vous redonnera la vie, et c’est à Lui que vous retournerez ?» (Sourate Al-Baqara, 2:28)
Ce verset s’adresse à nous en plein cœur d’un processus existentiel continu. Il nous rappelle que nous avons déjà traversé une première «mort», celle de l’âme en dehors du monde matériel, suivie d’une naissance dans cette vie terrestre. Pourtant, le cycle ne s’arrête pas là : il nous est annoncé qu’après cette existence, nous connaîtrons une nouvelle mort, puis une renaissance, marquant ainsi l’achèvement et la perpétuation de notre destinée spirituelle.
Par ailleurs, de prime abord, il est aussi difficile de comprendre pourquoi l’on meurt deux fois alors qu’on croit naître une seule fois. En réalité, ce verset révèle un enchaînement subtil. Avant d’être façonnée dans le monde matériel, l’âme a été créée pour prendre une décision lourde, accepter ou refuser Al-Amana. Une fois le pacte porté, l’âme a connu une première «mort», une période d’absence et d’attente jusqu’à sa naissance dans la vie terrestre.
Cette séquence explique pourquoi l’âge réel de l’âme dépasse largement celui du corps physique. L’existence terrestre, aussi longue puisse-t-elle sembler, n’est qu’une brève halte dans un voyage bien plus vaste. Cette réalité explique aussi pourquoi l’homme ressent souvent en lui une jeunesse intérieure intemporelle, un sentiment d’éternité qui ne s’efface pas malgré le poids des années. Car l’âme ne vieillit pas, elle traverse des phases, mais son essence reste inaltérée.
Ainsi, si l’homme ne naît qu’une seule fois, c’est parce que son entrée dans l’existence a été précédée d’un choix primordial. Si la mort survient deux fois, c’est parce qu’il s’agit non pas d’une fin, mais d’un passage vers une réalité plus vaste.
Abu al-Ala al-Maari voyait dans la naissance un crime dont il aurait préféré être épargné. Mais le Coran nous enseigne que l’homme n’est pas ici par accident ni par contrainte. Il est là en vertu d’un pacte, d’une responsabilité qu’il a librement endossée. Si son cœur se ferme, il voit l’existence comme une prison. S’il s’ouvre, il y découvre un rappel, une invitation à retrouver ce qu’il sait déjà.
La question n’est donc pas «Avons-nous choisi de naître ?», mais «Que faisons-nous de ce choix ?»