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Le creuset marocain ou comment le Maroc est devenu une terre d’immigration (Tribune)

L’intégration en marche des migrants au Maroc fait ressortir quelques fondamentaux du cycle migratoire, faisant passer cette migration de temporaire à permanente avec un effet générationnel. Les enfants migrants scolarisés et formés ne sont plus de passage, mais de brassage dans une sorte de recomposition populationnelle qui a toutes les allures de ce que Gérard Noiriel appelait le creuset.

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Par Zouhir El Bhiri et Brahim Labari sociologues, Université d’Agadir



«Regards croisés sur les enjeux contemporains de la migration des mineurs non accompagnés en Europe, Afrique et Amérique». C’est sous ce titre que l’Université Savoie-Mont-Blanc a réuni depuis plusieurs jours (du 2 au 6 septembre) une pléiade de spécialistes de plusieurs pays pour discuter et débattre des expériences migratoires depuis des contextes à la fois différents et néanmoins comparables. L’épineuse question des mineurs non accompagnés a concentré les débats et donné lieu à des échanges fructueux pour poser le diagnostic et trouver des issues quant à leur inclusion dans les pays d’accueil.



Conscients de l’acuité de la «question immigrée» dans le contexte marocain, nous avons présenté l’état des migrations subsahariennes au Maroc. Il s’agit de documenter et de contextualiser la transition migratoire aujourd’hui prégnante dans le contexte marocain : après avoir été longtemps émetteur de migrations et de transit vers l’Europe, le Maroc est devenu une société d’établissement de migrants. Nous avons défendu une hypothèse un tantinet iconoclaste : cette transition migratoire cheminerait vers une configuration analogue à celle de «creuset» que les recompositions générationnelles de migrants rendraient probantes. Nous nous sommes attelés à contextualiser les migrations subsahariennes au Maroc à la lueur de quelques chiffres empruntés au Haut-Commissariat au Plan (tout en étant conscient que ces statistiques ne reflètent pas l’étendue et la complexité de ce phénomène). Pour appuyer cette démarche, nous avons passé en revue les différents canaux d’intégration de ces migrants, à savoir la famille, entre autres au travers des mariages mixtes, l’école, qu’elle soit publique, privée ou confrérique, et le travail dans divers secteurs d’activité. Toutes données issues d’un travail de terrain de plusieurs années mené au sein du laboratoire interdisciplinaire des sciences sociales.

Qu’est-ce que donc l’intégration dans cette configuration transitionnelle ?

L’intégration doit être comprise comme cette possibilité pour le migrant de faire sa place dans la société d’accueil, marocaine en l’occurrence, en développant des rapports sociaux harmonieux avec les populations locales et en bénéficiant des politiques publiques offrant une assise positive avec le soutien des institutions socialisatrices, à savoir le travail ou ce que Robert Castel appelle la société salariale, l’accès au logement, aux soins de santé, à la pratique du culte, de sorte à éviter des situations anomiques attentatoires au vivre-ensemble. La nécessité d’intégrer est consubstantielle au fait de l’importance des migrations subsahariennes qui tiennent en quelques chiffres et estimations : en 2020, le nombre de migrants installés régulièrement et légalement au Maroc s’élève à 102.400. En revanche et étant donné le caractère volatil de leur mobilité, les migrants irréguliers transitant par le Maroc sont difficiles à quantifier, ni même à caractériser sociologiquement. Quelques estimations sont avancées avoisinant 50.000 personnes, chiffres minorés et circonstanciés, car ces migrations, provenant essentiellement de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale, sont tributaires des vicissitudes géopolitiques régionales (insécurités, guerres ou persécutions ethniques ou religieuses...). Auxquelles migrations il faut ajouter les candidats locaux à l’émigration clandestine, communément appelés Hraga, que nous pourrions traduire par bruleurs de frontière.

Certes, l’actualité de ces dernières années a propulsé les Subsahariens sur le devant de la scène, mais la société marocaine a toujours compté en son sein une composante étrangère. L’européenne est la plus ancienne, la chinoise plus récente, sans oublier les immigrés d’origine algérienne ou tunisienne pour ne citer que les plus emblématiques. Cependant, il est des migrations plus visibles que d’autres. Incontestablement, les Subsahariens le sont plus que d’autres. Leur nombre exagérément porté à la hausse, leur visibilité dans l’espace public, la médiatisation dont on les couvre périodiquement, le commerce itinérant auquel nombre d’entre eux s’adonne, les exposent à des contacts directs et constants avec les populations locales. Aujourd’hui, la tendance est de relever qu’un grand nombre de cette population est amené à vouloir élire domicile dans quelques villes-monde, à l’instar de Tanger ou de Casablanca. Parce qu’elle est irrégulière, improvisée et moins organisée, cette migration fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics.

À cet égard, la nouvelle donne migratoire a abouti à la mise en place d’une nouvelle politique d’immigration et d’asile qui a vu le jour en 2013, avant que soit définie dans ses grandes lignes la Stratégie nationale d’immigration et d’asile l’année suivante. Il en a découlé des mesures de régularisation sur critères d’environ 23.056 migrants. Une autre campagne a eu lieu en 2017 incluant des réfugiés syriens et yéménites consécutivement aux instabilités dans les deux pays. Il serait donc faux de réduire cette migration uniquement à son versant subsaharien qui n’est que trop visible et médiatiquement porté au pinacle. La cartographie est plus hétéroclite et embrasse de nombreuses nationalités qui affluaient vers le Maroc pour y trouver refuge et/ou s’y établir. À partir de 2018, un nouveau profil sociodémographique des demandeurs d’asile se fait jour : outre une progression quasi continue d’environ 20%, ces demandeurs sont majoritairement de sexe masculin, entrés solitairement au Maroc, étant majoritairement jeunes, mineurs et en provenance de l’Afrique de l’Ouest, de Syrie, du Yémen et, depuis 2021, du Soudan, et ce en raison des vicissitudes politiques en Libye. Cette imposante stratégie nationale d’immigration et d’asile consacre les droits à la mobilité et celui à la sédentarité des migrants, ceux-là mêmes revendiqués par la société civile nationale et transnationale et en pleine symbiose avec les référents inamovibles du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR). Cette stratégie est également un solide appui à la diplomatie du Royaume, en particulier en direction des pays africains. Cette politique entend respecter les droits humains des migrants tout en étant ferme et pragmatique quant aux opérations de régularisation, d’accueil et de séjour de ces migrants. Cette assise étant proclamée par l’État, il convient de relever et d’analyser la façon avec laquelle empiriquement ces migrants s’intègrent dans la société marocaine et la perception qu’ils en ont.

La langue ou la porte d’entrée au Maroc

La darija, la langue parlée au quotidien au Maroc, est également pratiquée par ces Subsahariens. Une langue apprise sur le tas par environs 82% des Subsahariens les trois premiers mois de leur établissement au Maroc. La darija est la langue populaire par excellence, du commerce et du/dans le travail. À noter que cette langue se parle indistinctement sur l’ensemble du territoire national. Et, semble-t-il, elle est la première instance de socialisation en contexte migratoire et la clé d’accès à l’acceptabilité sociale du migrant. Et en particulier en tant que tremplin à l’accès au logement.

Le logement des migrants subsahariens : un «petit chez-soi» vaut mieux qu’un «grand chez les autres»

Des statistiques du HCR datant de 2020 ressort que plus de la moitié des migrants (55,3%) occupent des appartements ou des maisons marocaines, 20,1% une chambre individuelle et 20,9% une chambre collective. Tout cela dans les quartiers populaires des villes d’accueil, Casablanca, Tanger, Oujda ou Agadir. Environ un ménage de migrants sur deux (46,4%) occupe un logement d’une seule pièce d’habitation, 20,3% de 2 pièces et 27,4% de 3 pièces. Le nombre moyen de pièces occupées est de 1,9 pièce et le taux d’occupation est de 2,1 personnes par pièce d’habitation. Presque tous les ménages de migrants au Maroc (95,7%) sont locataires de leurs logements, sans différence significative selon le pays d’origine. Les logements occupés par les ménages de migrants (quelques mariages mixtes dans les grandes villes – Casablanca et Tanger – sont rapportés, mais guère quantifiés) ont un accès quasi généralisé aux différents services sociaux de base : 99,8% des logements sont connectés au réseau d’électricité, 99,3% au réseau d’eau potable et 99,4% au réseau d’égout. Aussi bien pour l’électricité que l’eau potable, près de la moitié des ménages de migrants (49,3%) en disposent dans un cadre commun. La possession de toilettes à l’intérieur du logement n’échappe pas à cette règle puisque 99,6% des ménages de migrants en disposent, dont 45,1% dans un cadre commun. Plus de six ménages de migrants sur dix (61,9%) ont déclaré avoir rencontré des difficultés pour accéder au logement. La cherté du loyer est avancée par 62,1% des ménages de migrants comme principale difficulté rencontrée, beaucoup plus parmi les réfugiés (76,7%) que parmi les migrants irréguliers (57,2%). Les autres raisons exprimées reviennent à l’exigence de nombreuses garanties et à la difficulté d’obtenir un contrat de bail avec 21,9% (respectivement 10,3% et 25,7%) et au fait que les Marocains se gardent de louer aux migrants ou n’acceptent pas leur présence dans le voisinage avec 13,3% (respectivement 10% et 14,5%). La stabilité résidentielle est gage de scolarisation pour enfants.

L’intégration par l’école ou comment la méritocratie opère un creuset...

Les enfants issus de l’immigration subsaharienne sont scolarisés dans les écoles publiques marocaines : il est à signaler, même si les statistiques ne sont que parcellaires, que les ménages urbains envoient leurs enfants dans les écoles modernes où l’enseignement est assuré en langue arabe et accessoirement en français. Même les mineurs non accompagnés sont pris en charge par les associations locales et sont logés dans les internats des établissements appelés Dar Attalib (la maison de l’étudiant). Réfectoire, dortoir et salles de révision non mixtes rythment la scolarité des garçons et des filles aussi bien locaux que migrants. Une mixité sociale en quelque sorte. Dans le milieu rural, nombreux sont les jeunes migrants qui suivent un enseignement religieux où les Sénégalais sont majoritaires. L’islam confrérique, qui est le dénominateur commun entre Marocains et Sénégalais, devrait en fournir l’explication. La prise en charge par les fondations, notamment de quelques entreprises familiales, y est totale. La formation au sein de ces écoles coraniques consiste à inculquer des valeurs islamiques de tolérance. À l’université se trouvent également une petite partie de jeunes migrants, notamment pour l’apprentissage des langues et de la finance. Parmi eux, quelques migrants intègrent le marché du travail.

L’intégration par le travail

Une grande partie des migrants subsahariens, hommes et femmes – nous limitons notre propos à la région d’Agadir, à la lumière des enquêtes sociologiques réalisées depuis 2018 – s’insèrent dans le marché du travail, partagent avec leurs camarades marocains les mêmes conditions du travail et perçoivent le même salaire. La salarisation des migrants subsahariens concerne principalement deux secteurs d’activité.

En premier lieu, les centres d’appel dans lesquels l’usage de la langue française est de mise. Ce sont essentiellement les pays francophones d’Afrique de l’Ouest qui y sont les mieux représentés. Représentant plus que le double du SMIC marocain, le salaire d’une opératrice ou d’un opérateur dans un centre d’appel équivaut à environ 7.000 dirhams (700 euros). Malgré les conditions du travail inhérentes aux postes de téléopérateurs et le stress de la vie professionnelle à la taylorienne, un tel salaire permet de compter parmi les ménages urbains et d’avoir accès aux commodités de la vie quotidienne. Les résultats sociologiques collectés font ressortir que ces jeunes migrants subsahariens, dont l’âge n’excède pas 35 ans, forment avec leurs collègues marocains «un ensemble populationnel cohérent», développant les mêmes subjectivités au travail et s’adonnant aux mêmes activités de loisir le dimanche, se rendre à la plage, pratiquer le football et fréquenter les mêmes salles de sport. Le deuxième secteur d’activité est le salariat d’exécution dans les fermes agricoles aussi bien celle détenues par les nationaux que par le patronat espagnol ou français. Les migrantes subsahariennes partagent avec les ouvrières agricoles marocaines (elles aussi migrantes) les mêmes sociabilités au travail, les mêmes lieux de résidence appelés secteurs, les mêmes repas, les mêmes endurances au travail. Elles sont payées toutes les quinzaines, en espèces, la plupart ne disposant pas de compte bancaire. Les primo-arrivants développent un commerce itinérant dans le circuit de l’économie populaire. Les souks et les gares routières sont leurs sites de prédilection. Hommes et femmes vendent des produits artisanaux de l’art africain, des vêtements, des cigarettes et des téléphones portables.

En guise de conclusion

En conclusion, nous pourrions avancer que l’intégration en marche fait ressortir quelques fondamentaux du cycle migratoire, faisant passer cette migration de temporaire à permanente avec un effet générationnel. Les enfants migrants scolarisés et formés ne sont plus de passage, mais de brassage dans une sorte de recomposition populationnelle qui a toutes les allures de ce que Gérard Noiriel appelait le creuset. D’un point de vue sociologique, nous faisons voir, en chiffres et en verbatim, la physionomie des migrations en terre marocaine et ouvrons des pistes quant à la communautarisation de la réalité migrante, l’internationalisation de la société marocaine, les proportions de brassage des populations en son sein ou les avatars du processus de la mondialisation des migrations dans les sociétés locales. À cet égard, nous préparons la publication d’un ouvrage «Le creuset marocain. Comment le Maroc se mue en terre d’intégration des migrants»...
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