Menu
Search
Jeudi 09 Mai 2024
S'abonner
close
Accueil next Chroniques

L’extraterritorialité : le droit comme enjeu de puissance de l’Occident (Raja Bensaoud)

Dans les relations économiques et commerciales internationales, le droit est un enjeu majeur de puissance. Il n’est pas surprenant que son application extraterritoriale émane principalement des grandes puissances économiques mondiales. Ces prétentions extraterritoriales tendent à instaurer un ordre juridique mondial gouverné par des rapports de force. Dans ce contexte, les systèmes juridiques des grands ensembles géopolitiques, et en particulier les États-Unis et l’Union européenne, prédominent. De ce fait, le droit peut être instrumentalisé pour affirmer, voire imposer leur influence, promouvoir leurs intérêts et ceux de leurs entreprises.

Raja Bensaoud.
Raja Bensaoud.

Par Raja Bensaoud, enseignante-chercheure en droit des affaires et du numérique

Dans le domaine des relations économiques et commerciales au niveau mondial, la globalisation des échanges et l’internationalisation des activités a conduit à une multiplication des réglementations. Ce phénomène ne manque pas de générer des conflits et des problèmes d’interprétation sur le droit applicable. Dans ce contexte, les systèmes juridiques des grands ensembles géopolitiques, et en particulier les États-Unis et l’Union européenne, prédominent grâce à leur puissance économique et à la quasi-absence d’un cadre juridique international. Et le droit peut ainsi être instrumentalisé pour affirmer, voire imposer leur influence, promouvoir leurs intérêts et ceux de leurs entreprises. Le levier utilisé est l’extraterritorialité : on établit une loi extraterritoriale et le reste du monde doit s’y conformer, combinée avec la pratique des sanctions ou «mesures coercitives unilatérales».

Fondement juridique de l’extraterritorialité

L’extraterritorialité s’oppose à la territorialité des lois qui signifie que chaque État souverain exerce ses compétences dans les limites de son territoire et sans porter atteinte à la souveraineté des autres États. L’extraterritorialité signifie ainsi que les normes d’un État ou son ordre juridique s’étendent au-delà de ses frontières et appréhendent des éléments, des situations ou des personnes qui se trouvent en dehors de son territoire.

L’extraterritorialité – au sens matériel – fait référence au champ d’application spatial d’une norme. Il s’agit donc d’une exception au principe de la territorialité ou du rattachement territorial de la norme à un État, principe qui découle de la souveraineté étatique. L’extraterritorialité bouscule ainsi une règle fondamentale du droit international : un État ne doit pas faire de sa compétence normative un usage qui risque de porter atteinte à la souveraineté d’un autre État (article 2 de la Charte de l’ONU). L’exercice de l’extraterritorialité par un État nécessite un titre de compétence. Le droit international reconnaît deux types de compétences aux État, développées par la Cour permanente de justice internationale (CPJI) dans la célèbre affaire du Lotus jugée en 1927.

• La compétence normative (le pouvoir d’un État d’élaborer des normes à travers ses organes législatifs, exécutifs ou juridictionnels) : la CPJI avait adopté une attitude libérale et reconnu la possibilité pour un État de donner des effets extraterritoriaux à ses règles de droit.

• La compétence d’exécution : implique l’exercice matériel par l’État de sa puissance publique, et l’utilisation, le cas échéant, de la contrainte. Cette compétence, qui s’oppose au principe de souveraineté des États, a été considérée comme strictement territoriale : «La limitation primordiale qu’impose le droit international à l’État est celle d’exclure – sauf l’existence d’une règle permissive contraire – tout exercice de sa puissance sur le territoire d’un autre État» (Affaire Lotus).

Dans une formule célèbre, le Professeur Rousseau distingue brillamment ces deux types de compétences : «Les compétences exécutives sont indépendantes, les compétences législatives sont interpénétrables».

Compétence normative et extraterritorialité

Elle présuppose l’existence d’un lien entre l’État émetteur de la norme et la situation qu’il entend réguler. La doctrine a développé essentiellement trois catégories de liens :

• Lien fondé sur la nationalité : l’État est habilité à légiférer à l’égard de ses nationaux où qu’ils soient.

• Lien fondé sur la souveraineté (ou sur le principe de protection) : un État peut affirmer sa compétence normative à l’égard de faits ou situations menaçant sa sécurité, l’intégrité de son territoire ou portant atteinte à ses intérêts fondamentaux (exemples : espionnage, contrefaçon de la monnaie).

• Lien fondé sur une convention : l’existence d’un accord entre les pays concernés par les faits ou la situation en cause.

L’extraterritorialité d’un système juridique étatique ne soulève pas de problèmes particuliers dès lors qu’il est justifié par des critères de rattachement personnels, territoriaux ou liés à la souveraineté étatique. Cette pratique suscite des interrogations et des controverses lorsqu’un État l’utilise alors que les liens de rattachement sont ténus, fictifs et donc discutables.

Ce qui complique le problème est que le droit international est assez lacunaire sur le sujet puisqu’il n’existe pas de normes internationales claires gouvernant la compétence normative extraterritoriale des États. Cette situation a généré un développement du multilatéralisme en matière d’extraterritorialité de la part des grandes puissances et en particulier des États-Unis et de l’UE.

La pratique de l’extraterritorialité par les États-Unis

Les États-Unis ont développé à partir des années 2000 une offensive juridique extérieure basée sur des textes internes à portée extraterritoriale ciblant un grand nombre d’entreprises étrangères. Les domaines sont : le droit de la concurrence, la lutte contre l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et la lutte contre la violation des embargos. Le modèle juridique extraterritorial américain prend appui sur une batterie de lois qui, pour la plupart, ont été adoptées dans le sillage de différents scandales financiers au cœur desquels se trouvaient des firmes américaines (les affaires Enron, Worldcom Xerox et Global Crossing notamment). Trois de ces lois, toutes à portée extraterritoriale, sont particulièrement redoutées par le monde des affaires :

• Le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) voté en 1977. Prévu initialement pour s’appliquer aux entreprises américaines, ce texte a été étendu, en 1998, aux entreprises étrangères ayant un lien avec les États-Unis.

• Le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), mis en place en 2014 par l’Administration Obama, prévoit l’extension de la législation fiscale personnelle américaine aux citoyens américains non-résidents, même «accidentellement» américains. Cette loi est applicable aux institutions financières marocaines depuis 2018.

• Le Sarbanes-Oxley Act, loi adoptée en 2002 et permettant aux autorités américaines de contrôler leur marché boursier, afin de protéger les investisseurs et les petits porteurs, suite aux dérapages financiers des années 2000. Elle s’applique à toutes les sociétés cotées aux États-Unis et à leurs filiales. Les entreprises de droit marocain filiales de sociétés cotées aux Bourses américaines sont ainsi concernées par cette loi.

• Les lois qui criminalisent le commerce avec les États soumis à embargo américain (en particulier les deux lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy adoptées en 1996 à l’encontre de Cuba puis de l’Iran et de la Libye). Ces deux lois, de portée extraterritoriale, ont créé une épée de Damoclès juridique qui pend au-dessus des entreprises partout dans le monde.

• Le Patriot Act 2001 : dispose que les agences de renseignement US peuvent accéder à toute donnée personnelle hébergée par un prestataire américain en cas de suspicion de terrorisme ou d’espionnage sans autorisation préalable et sans en informer les détenteurs de ces données.

• Le Cloud Act 2018 : le gouvernement américain peut accéder aux données de toutes les personnes dès lors qu’elles sont stockées dans les serveurs d’une société américaine et de ses filiales non américaines, quelle que soit leur localisation (située aux États-Unis ou hors des États-Unis).

• La loi sur le dopage (2020) permet à la Justice américaine de poursuivre et sanctionner toute personne, quelle que soit sa nationalité, qu’elle juge coupable de dopage dans une compétition à laquelle au moins un athlète américain ou des intérêts économiques américains sont concernés.

Parallèlement à cet arsenal juridique, les autorités américaines (souvent extrajudiciaires) ont développé, et de manière extensive, des liens de rattachement (Nexus) qui servent de fondement juridique à leur compétence extraterritoriale. Il peut s’agir, à titre d’exemple, de l’emploi du dollar comme monnaie dans les transactions incriminées, de l’utilisation de serveurs américains ou de paiement transitant par le système bancaire des États-Unis.

Face à la puissance d’une machine juridique américaine sans équivalent dans le monde, plusieurs parlementaires et hommes politiques européens ont crié à l’unilatéralisme et à l’extraterritorialité. En utilisant ces différents éléments de rattachement décidés unilatéralement par les Autorités US, plusieurs entreprises notamment européennes ont été poursuivies. Ces entreprises ont préféré recourir à des transactions avec les autorités de poursuite pour éviter des sanctions pénales plus lourdes et pour ne pas être exclues du marché américain. La pluparts de ces affaires n’ont pas été portées devant le juge : la jurisprudence est rare en matière pénale aux États-Unis et cela tient à la nature même du système pénal américain basé plus sur la transaction que sur le procès.

La pratique de l’extraterritorialité par l’Union européenne

L’UE a veillé à se doter d’armes juridiques équivalentes à celles développées par les États-Unis. Dans un Rapport d’information déposé par la Commission des Affaires étrangères étrangères à l’Assemblée nationale française (2016), on peut lire : « ...En l’absence d’harmonisation internationale des normes, les droits et les pratiques internes à portée extraterritoriale se sont développés sous l’impulsion des principales puissances économiques, à commencer par les États-Unis, mais aussi l’Union européenne...» (page 12 du Rapport).

Lois extraterritoriales de l’UE

1. Le droit de la concurrence : les autorités de l’UE se sont octroyé le droit de contrôler des fusions entre des entreprises non européennes en invoquant les effets sur le marché européen, donc les consommateurs européens.

2. Le RGPD (2018) s’applique par-delà les frontières de l’Europe avec deux critères : la localisation des entités traitant les données et l’audience ciblée (art. 3 §2). Il s’applique ainsi à toute organisation située en dehors de l’Union européenne dès lors que ses activités de traitement de données sont liées à des offres de biens ou services ciblant des personnes situées au sein de l’UE (art. 3 du RGPD).

3. En 2022, les Règlements «DMA» (Digital Markets Act) et «DSA» (Digital Services Act) ont entériné cette vision européenne plus offensive d’une extraterritorialité destinée à donner à l’Europe le leadership mondial dans le domaine de la réglementation numérique.

4. La directive sur le reporting de durabilité des sociétés du 14 décembre 2022 qui s’appliquera dès janvier 2024 a une portée extraterritoriale, puisqu’elle s’appliquera aux entreprises étrangères qui réalisent un chiffre significatif au sein du marché intérieur. (Concerne le reporting extra financier).

Comme lien de rattachement, l’Europe n’a certes ni le dollar ni les serveurs américains ni leur technologies. Si elle mise sur l’euro, elle risque de décourager les transactions en euros, dans un contexte de concurrence exacerbée entre cette monnaie et la livre anglaise. Par conséquent, dans ce rapport de force, l’UE va jouer un atout majeur : son Market power. Cette démarche est souvent mise en avant par les différentes instances de l’UE. Ainsi, et à titre d’exemple, dans une Communication de la Commission européenne, il est signalé : «En tant que premier marché unique au niveau mondial, l’UE peut fixer des normes qui s’appliquent dans l’ensemble des chaînes de valeur mondiales» (le Pacte vert pour l’Europe, COM-2019, p. 26).

L’UE, puissance normative

La puissance normative de l’Union européenne et sa capacité à diffuser ses règles à l’échelle mondiale est une réalité qui se vérifie dans de nombreux domaines. L’Europe a une influence normative qui s’étend au-delà du seul territoire européen, qualifiée d’«effet Bruxelles». Cette capacité de l’UE d’exporter hors de ses frontières ses normes et ses valeurs est facilitée par sa forte présence au sein des différentes agences de l’ONU, à travers les 27 voix de ses États membres. Elle l’est également par la dimension du marché qu’elle représente, composé de 500 millions de consommateurs. L’UE utilise plusieurs leviers pour la promotion de son modèle réglementaire dans les pays tiers et l’exportation de ses règles de droit et de ses valeurs.

• La politique commerciale commune (PPC), mise en œuvre à travers des accords avec les pays non membres de l’UE, constitue un de ces leviers majeurs.

• L’Europe est aussi un pourvoyeur de normes techniques au niveau mondial. À titre d’exemple, les règles de sécurité européennes doivent être respectées pour tous les produits à destination du marché européen. Ces règles sont devenues des standards applicables à l’échelle mondiale.

• L’Europe s’est ainsi donné le rôle de chef de file mondial dans le domaine de l’élaboration des normes industrielles. (ex : produits comme les jouets, l’électroménager, les voitures automobiles). Et les normes UE sont devenues des normes standards qui s’appliquent au monde.

Conclusion

Le droit étant un instrument parmi d’autres de la puissance, il n’est pas surprenant que son application extraterritoriale émane principalement des grandes puissances économiques mondiales : les États-Unis, l’Union européenne, mais aussi de plus en plus la Chine, qui ne cache pas ses ambitions normatives sur la scène internationale. Ces prétentions extraterritoriales tendent à instaurer un ordre juridique mondial gouverné par des rapports de force.

Dans cet univers, on constate l’absence de la Commission du droit international de l’ONU, alors que dans ses statuts, ce type de sujets relève de sa compétence. Il faut que la communauté internationale reprenne la voie du multilatéralisme dans ce domaine. La compétence normative universelle doit être cadrée pour qu’elle cesse d’être utilisée comme une arme diplomatique et économique aux mains des grandes puissances et au service de leur leadership mondial.
Lisez nos e-Papers