Le roman est le sombre récit de plusieurs lignées de femmes assignées à résidence dans des corps contrôlés. Et plus généralement encore, il est révélateur de toutes les oppressions, culturelles, religieuses, sociales ou néocoloniales. Car non, l’oppression ne vient pas seulement d’une culture d’origine perçue comme archaïque, mais aussi d’une terre d’accueil aux injonctions aliénantes. Dans «La hchouma», Sylia mitraille l’Orient et l’Occident, le conservatisme aveugle et la modernité factice, avec pour seule arme un esprit qui tangue entre les vents contraires, avant de couler dans un délire salutaire.
Loin des récits d’émancipation stéréotypés, Dounia Hadni inverse la perspective. Elle use d’un ton franc et incisif, pour dénoncer le double regard qui enferme et invisibilise, en affirmant une rébellion innée, plutôt qu’une libération concédée par l’Occident. Loin d’être un simple règlement de comptes, cette confrontation ouvre le dialogue débarrassé des délires de supériorité. Dans son premier roman, l’autrice s'inscrit dans cette nouvelle ère où l'autofiction ne s’encombre plus de justifications littéraires pour libérer la voix.
La honte gravée au corps
Lorsque «La hchouma» s’ouvre sur la mort du grand-père, on pourrait croire à une métaphore pour incarner l’effondrement du système patriarcal. Mais aucun système ne disparaît avec ses figures, car il s’est déjà infiltré dans les interstices de l’âme, par le biais d’une éducation où la culpabilité s’instille avec une régularité implacable. Dounia Hadni nous rappelle que le combat contre le patriarcat ne se limite pas à renverser une autorité visible, mais s’étend à l’intérieur de nous-mêmes, dans une lutte intime permanente contre les diktats intériorisés. Et son personnage, Sylia, l’illustre parfaitement.L’intensité de «La hchouma» se déploie dans l’exploration du rapport de Sylia à son corps et à sa sexualité. Elle, écrasée par les injonctions maternelles et enfermée dans les tabous pesant sur le corps féminin, porte des blessures qui façonnent son rapport au monde. Mais c’est en découvrant le destin brisé de sa cousine – forcée d’abandonner l’homme qu’elle aimait, puis d’avorter dans le secret et la honte – que Sylia bascule définitivement.
Dès lors, elle sombre dans un délire où réalité et fantasme se confondent. Et c’est là que Jade devient à la fois son refuge et son bourreau. Avec cet homme algérien, de rang inférieur et fortement névrosé, Sylia plonge dans une relation, marquée par une dépendance mutuelle, oscillant entre salut et destruction ; une sorte de danse toxique où chacun tente de panser ses plaies, en ravivant celles de l’autre. Dans cette spirale infernale, Sylia s’effondre peu à peu, glissant vers une décompensation psychiatrique où Jade est à la fois bouée et précipice.
Entre deux feux
Ce n’est pas la première fois que l’on brosse un portrait acerbe des élites marocaines, souvent perçues comme progressistes, mais engluées dans un traditionalisme pâteux. Mais étant elle-même issue de cette classe privilégiée, Sylia a la légitimité de démolir les clichés qui voudraient que le conservatisme soit l’apanage des classes populaires. «La hchouma» dévoile une bourgeoisie tiraillée entre apparente modernité et normes oppressives, oscillant entre rigorisme religieux et quête effrénée de plaisirs. À travers des figures féminines de Nawal, Amal et sa propre mère de, Sylia met en lumière l’hypocrisie sociale d’un milieu obsédé par les apparences, où l’on dissimule les pratiques «honteuses» sous les tapis des convenances.Le classisme qui règne dans la société marocaine est également dénoncé avec force et indignation, à travers de petites anecdotes disparates, mais ô combien parlantes. C’est peut-être dans une volonté inconsciente de réparation que Sylia se jette dans les bras d’un homme qui ne correspond en rien aux profils lisses et mariables à souhait qu’elle a toujours fréquentés. Malheureusement, Jade ne fait que confirmer les appréhensions de sa famille : il profite de son argent et de son aisance, incarnant à lui seul le préjugé de classe.
Dans «La hchouma», c’en est aussi fini du fantasme de la jeune maghrébine soumise, sauvée par l’Occident chevaleresque. Si Sylia espérait, en effet, trouver une liberté totale en quittant le Maroc pour Paris, elle réalise vite que les chaînes qu’elle pensait derrière elle persistent et qu’une autre forme d’assignation s’y ajoute. Fréquentant les cercles intellectuels parisiens, elle se heurte à un paternalisme déguisé, un néocolonialisme qui ne dit pas son nom, mais qui sous-entend que l’égalité n’est qu’un mythe, que son émancipation ne peut être qu’un don de l’Occident. Dounia Hadni nous régale d’une critique la bien-pensance de la gauche française, qui, sous couvert d’ouverture, perpétue des préjugés d’un autre temps. «La hchouma» est aussi un cri de cœur de plusieurs générations d’immigrés qui luttent au quotidien pour trouver leur place sans s’aliéner, sans se perdre...
