Menu
Search
Vendredi 05 Décembre 2025
S'abonner
close
Vendredi 05 Décembre 2025
Menu
Search

Le cinéma d'animation africain face aux défis du financement, des technologies et de la transmission culturelle

Honorés à Meknès, les pionniers du cinéma d'animation africain, Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto et Zouhaier Mahjoub ont offert une plongée lucide dans l'univers de l'animation africaine. Face aux impératifs d'un financement souvent contraignant, à la nécessité de protéger un patrimoine riche et à l'impact des avancées technologiques, le continent cherche ses voies pour que ses propres imaginaires continuent d'éclore.

Le Festival international du cinéma d'animation de Meknès (FICAM) 2025 a vibré au rythme des hommages rendus à deux figures emblématiques de l'animation africaine : Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto, pionnier congolais, et Zouhaier Mahjoub, légende tunisienne. Ces deux autodidactes, dont le parcours a façonné des générations de créateurs, ont partagé leurs visions lors d'un point de presse riche en enseignements, soulignant l'importance de la persévérance, de la transmission et des défis propres à la production africaine.

Financement international et authenticité culturelle : une délicate équation

La question de l'influence du financement international sur la liberté de création, surtout quand il s'agit de transmettre le patrimoine africain, a été au centre des préoccupations. Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto, pionnier du cinéma d'animation en République démocratique du Congo, s'est exprimé sans ambages : «La main qui donne est celle qui dicte les règles. Avant même d'obtenir un financement international, il faut accepter des termes de référence qu'il faudra respecter. Mais au-delà de cela, en tant qu’auteur, il est essentiel de résister, de s’affirmer et de défendre son identité».

Il a également souligné que certains thèmes, liés par exemple à la décolonisation mentale ou à des réalités longtemps étouffées, ont été difficiles à aborder dans les circuits de sélection jusqu'à une période récente. «Ce sont des sujets qui ne passent pas dans les commissions. On trouve souvent des moyens pour les écarter», a-t-il précisé.

De son côté, Zouhaier Mahjoub, légende tunisienne de l’animation maghrébine, a confirmé cette vigilance, évoquant les limites des financements dans son pays : «Le ministère des Affaires culturelles a instauré une classification des sujets visant notamment à valoriser et protéger le patrimoine, et le cinéma d’animation y a désormais sa place. Cependant, le budget demeure restreint. Les subventions ne couvrent que trois ou quatre projets parmi des centaines de dossiers déposés». Il a insisté sur l’importance de proposer des sujets forts, ancrés dans le patrimoine ou traitant de réalités sociales significatives, pour capter l’attention et obtenir un soutien.

Une quête de formation et de moyens

Face à ces enjeux, se pose aussi la question de la formation et de la maîtrise des techniques. Kibushi a rappelé le manque criant d'écoles de cinéma sur le continent : «Il y a environ 180 écoles de cinéma dans le monde. Sur le continent africain, ces écoles sont extrêmement rares, se comptant littéralement sur les doigts d'une main.

Le Maroc, le Burkina Faso, le Ghana, l'Afrique du Sud et la Tunisie en sont des exemples notables. Ce déficit est d'autant plus préoccupant qu'il existe un écart abyssal entre le nombre d'habitants et celui des réalisateurs actifs, particulièrement en Afrique subsaharienne».

L'IA et le défi de la dématérialisation de l'art

Concernant les nouvelles technologies, et plus particulièrement l'intelligence artificielle (IA), Zouhaier Mahjoub a exprimé une position nuancée : «Je suis pour, mais aussi contre l’IA. La technologie doit être abordée avec réflexion et bonne connaissance». Il a revendiqué une pratique plus artisanale, utilisant des techniques de papier découpé et du matériel simple et maîtrisé.

«La 3D, par exemple, c’est bien, mais c’est éphémère. Elle nécessite des machines puissantes pour le rendu, et cela implique des financements lourds. Il faut rester simple, mais exprimer un vrai sujet», a-t-il expliqué. Il a également déploré les effets de la dématérialisation de l’art dans l’animation : «Cela devient virtuel, non palpable. C’est une approche hybride. Ces œuvres naissent dans une machine et y restent.» Il a aussi alerté sur les conséquences écologiques du développement numérique et de l’intelligence artificielle.

Kibushi a confirmé que, malgré quelques avancées, l'animation africaine reste marginalisée dans les circuits mondiaux. Elle souffre d'un manque criant de moyens pour produire et diffuser ses imaginaires. «Ni le numérique, ni l’intelligence artificielle n’ont résolu la question de l’accès aux ressources et à la reconnaissance», a-t-il affirmé. Ces interventions soulignent une volonté farouche de défendre une animation africaine authentique, enracinée dans ses réalités culturelles, tout en restant lucide sur les défis que posent le financement, la technologie et la place sur les scènes internationales.

Zouhaier Mahjoub : Une légende de l'animation maghrébine

Zouhaier Mahjoub, figure emblématique du cinéma d'animation maghrébin, a déjà été salué par le FICAM en 2008. Il a marqué l'histoire de l'animation en Afrique par une œuvre où tradition et modernité s'entremêlent harmonieusement. Dès les années 1960, fort de ses études en cinéma et animation en Europe, il a su allier réflexion sociale et artistique dans des films devenus des classiques de l'animation africaine, tels que «Les Deux Souris Blanches» et «Le Guerbagi», souvent primés. Parallèlement à sa carrière de réalisateur, Mahjoub est un acteur engagé dans la promotion de l'animation sur le continent ; il a notamment fondé A.Z.A. Production, la première société tunisienne spécialisée dans ce domaine, et a consacré une grande partie de sa vie à l'éducation, animant des ateliers à travers le monde. Son œuvre et son engagement résonnent comme un hommage constant à la quête d'identité de la Tunisie à travers le prisme de l'animation.

Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto : Une figure majeure de l'animation africaine

Jean-Michel Kibushi Ndjate Wooto est une figure emblématique et pionnier du cinéma d’animation en République démocratique du Congo (RDC). Déjà présent au FICAM en 2006, cette reconnaissance renouvelée souligne l'importance de son parcours.

Dès 1988, Kibushi a fondé le Studio Malembe Maa, le premier du genre en RDC, marquant un jalon décisif. Son premier film, «Le Crapaud chez ses beaux-parents» (1991), réalisé en stop-motion, est un exemple frappant de son ancrage culturel profond, puisant dans un conte traditionnel «Tetela». Au-delà des contes, ses œuvres n'ont pas hésité à aborder des événements politiques majeurs, comme en témoigne «Kinshasa Septembre Noir», un film qui dépeint les pillages de la ville en 1991 à travers le regard d'enfants.

L'engagement de Jean-Michel Kibushi dépasse largement le cadre de la réalisation. Il a inlassablement œuvré à la démocratisation de l'animation en Afrique, notamment avec des initiatives telles que la Caravane pour le Sankuru, un cinéma ambulant qui permettait de projeter des films dans les zones rurales du Congo.

Docteur en art et sciences de l’art de l’ULB en Belgique, ce réalisateur et producteur est actuellement chercheur au centre de recherche en Cinéma et Arts du spectacle de la Faculté de lettres, traduction & communication (LTC) de l’ULB, et Professeur à l’Institut national des arts de Kinshasa. Jean-Michel Kibushi incarne ainsi non seulement un talent cinématographique exceptionnel, mais aussi un rôle essentiel dans la promotion et la structuration de l’animation sur le continent africain.
Lisez nos e-Papers