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Rencontre avec Claude Barras, le réalisateur de «Sauvages» qui refuse l'IA et célèbre l'humain

Le réalisateur suisse, connu pour son film d’animation «Ma vie de Courgette», a présenté «Sauvages», son dernier long métrage en stop motion, dans le cadre du Festival international du cinéma d’animation (FICAM). Cette œuvre poignante sur la déforestation, les peuples autochtones et les espèces menacées est née d’un voyage à Bornéo.

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Nous l’avons rencontré à Meknès, dans l’ambiance feutrée du Festival, où il est arrivé d’un pas tranquille, presque discret. Claude Barras n’a pas besoin d’élever la voix pour captiver. De son sac en cuir marron, il a sorti Keria, la jeune héroïne de «Sauvages», et Oshi, le petit orang-outan qui l’accompagne. Il les a présentés avec une fierté douce, comme on présenterait des membres de sa famille. Ces marionnettes, façonnées à la main, sont les âmes de son cinéma. À travers elles, Barras nous invite à voir le monde autrement.

De la Suisse aux écrans du monde : Une carrière au service du sens

Claude Barras a grandi en suisse, au cœur des montagnes. Après des études d'illustration à Lyon, il s’est lancé dans le court-métrage. Lors du tournage de Max & Co, il a découvert la stop-motion et a contracté ce qu’il appelle «le virus des marionnettes». C’est avec «Ma vie de Courgette» que son nom a franchi les frontières, récoltant deux César, une nomination aux Oscars et une immense reconnaissance du public. Ce succès a posé les fondations de «Sauvages», un film co-produit par la Suisse, la France et la Belgique, pour un budget de 12 millions d'euros «assez serré pour cette technique», précise-t-il.

Sauvages : Une fable écologique à hauteur d’enfant

L’histoire de «Sauvages» se déroule à Bornéo, en bordure de la forêt tropicale, où Keria recueille un bébé orang-outan orphelin, Oshi, dont la mère a été tuée dans la plantation de palmiers à huile où travaille son père. Au même moment, Selaï, son jeune cousin, vient trouver refuge chez eux pour échapper au conflit qui oppose sa famille nomade aux compagnies forestières. Ensemble, Keria, Selaï et le bébé singe baptisé Oshi vont braver tous les obstacles pour lutter contre la destruction de la forêt ancestrale.

En 2018, Claude Barras s’est rendu à Bornéo pour s’imprégner de cet univers en mutation. Il y a découvert l’ampleur de la déforestation, les conditions de vie précaires des peuples autochtones et le lent effacement des orangs-outans, chassés de leur habitat naturel. Ce voyage marquant a profondément nourri l'écriture de «Sauvages», qu’il souhaitait dès le départ un film engagé, à hauteur d’enfant.

«Ce qui m’a bouleversé, c’est cette dualité que vivent les peuples indigènes. Ils veulent des téléphones portables, internet, la modernité... mais ils savent que si la forêt disparaît, ils disparaissent aussi», confie-t-il. Loin de tout misérabilisme, Sauvages montre la complexité de leur réalité et le dilemme entre tradition et survie économique.

Huit années se sont écoulées entre ce voyage fondateur de Claude Barras à Bornéo et la sortie de «Sauvages». Trois années furent d’abord consacrées à un important travail de documentation et d’écriture du scénario, en collaboration avec sa co-scénariste Catherine Paillé. Deux années supplémentaires ont été nécessaires pour réunir les financements, une période durant laquelle Barras est également devenu père, un événement qui l’a naturellement absorbé. Suivirent enfin trois années de réalisation proprement dite : une première année pour la fabrication des marionnettes et des décors, en France ; une seconde année de tournage, image par image, en Suisse ; et une dernière année dédiée à la postproduction, tant sonore que visuelle, menée en Belgique.

Réalisme et poésie : Une approche unique

Quand on lui demande s’il pense ses films pour deux publics – enfants et adultes – Claude Barras répond sans détour : «Je ne fais pas deux niveaux de lecture. J’aborde des thématiques complexes à hauteur d’enfant.» Ce regard enfantin permet à tous les spectateurs, petits et grands, de se plonger dans une même émotion, une même quête. L’enfant au centre de l’histoire est une porte d’entrée vers la sincérité. Dans «Sauvages», le choix de Keria, dont les grands-parents sont originaires de la forêt, sert de guide au spectateur : «Keria sert de guide : elle découvre la forêt et ses codes comme le spectateur. Elle aide à créer une passerelle entre deux mondes.» Et surtout, celui d’un bébé orang-outan comme figure d’identification amplifie cette tendresse qui invite à protéger. Le film pousse cette immersion jusqu’à intégrer le langage autochtone Pénan non traduit, pour forcer le spectateur à ressentir, à deviner, à écouter autrement.

L’animation artisanale comme acte de résistance

Chez Claude Barras, le choix de l’animation en stop motion relève d’un véritable engagement, presque d’un acte de résistance. Ce long processus témoigne d’un engagement collectif fort, porté par une équipe fidèle à Claude Barras, dont plusieurs membres l’accompagnent depuis ses précédents projets. Loin des productions numériques accélérées, il revendique un travail artisanal, collectif, minutieux : «Je préfère cette méthode à la production numérique rapide. Je refuse de travailler avec l’intelligence artificielle. C’est un travail artisanal, humain, fait en équipe». En pleine ère de l’intelligence artificielle (IA), il oppose une autre temporalité, une autre éthique : celle de la lenteur assumée, du geste valorisé, du lien humain. «Le plaisir de fabriquer à la main, en équipe, ne peut pas être remplacé. Le chemin pour faire le film compte autant que le résultat». Chez lui, la forme épouse le fond : patience, respect du vivant, attention aux détails — autant de valeurs qui résonnent avec les thématiques qu’il aborde. La poésie fragile des marionnettes animées image par image entre en tension avec la gravité des sujets traités, et c’est dans cette tension que naît l’émotion singulière de ses films.

Une forêt de sons, pas de musique

Il n’y a pas de musique dans «Sauvages», seulement des sons enregistrés au cœur de la jungle par l’ingénieur son Charles De Ville. Trois semaines d’immersion à Bornéo ont permis de capter les bruissements, les cris, les silences vivants de la forêt. «Ces sons sont retravaillés de manière musicale, mais sans instrument. La forêt devient personnage, respiration, mémoire». Ces enregistrements, ensuite retravaillés musicalement, permettent de créer des moments de silence ou des moments où la forêt reprend le dessus, une immersion saluée par les Pénans eux-mêmes, qui reconnaissent leur environnement et les animaux.

Le film comme transmission

Pour Claude Barras, raconter des histoires, c’est aussi transmettre une mémoire. Né de parents paysans de montagne suisses, il a vu le monde changer vite. La réflexion sur le film découle de l'accélération des changements de société et de la transmission des valeurs. «Il y a des ponts entre la Suisse rurale de mes grands-parents et la forêt de Bornéo. C’est ce que j’ai voulu explorer».

L'émotion comme fil conducteur

La magie opère dans les marionnettes silencieuses de Barras. Keria, dans ses mains, semble presque respirer. Au FICAM, Claude Barras l'a posée sur la table, son regard teinté de fierté, mais aussi d’humilité. Il ne cherche pas à faire la leçon, mais à partager une émotion, à donner des pistes de réflexion plutôt que d'imposer une morale. Il nous invite à regarder le monde autrement.
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