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Ce qui rend la relation Banque mondiale-Maroc exceptionnelle, selon Jesko Hentschel

Le mandat de Jesko Hentschel en tant que directeur pays de la Banque mondiale pour le Maghreb se termine ce 12 juillet 2024. Dans cet entretien exclusif, il revient sur ses cinq années passées au Maroc, marquées par une collaboration étroite et fructueuse. La preuve, durant cette période, le Royaume a bénéficié de financements records de la Banque mondiale pour appuyer sa trajectoire de développement. Le portefeuille de l’Institution dans le Royaume compte actuellement 28 projets, pour un engagement total de 8,14 milliards de dollars, avec des investissements dans presque tous les secteurs clés de l’économie. Pour M Hentschel, la stabilité politique du pays, combinée à un environnement macro-économique favorable, constitue un élément clé du succès du partenariat Banque mondiale-Maroc. Détails.

Jesko Hentschel : «Si je devais choisir un seul mot pour décrire mon expérience personnelle et professionnelle au Maroc, ce serait le mot “précieux”, “tamin”.»
Jesko Hentschel : «Si je devais choisir un seul mot pour décrire mon expérience personnelle et professionnelle au Maroc, ce serait le mot “précieux”, “tamin”.»
Le Matin : Votre mandat au Maroc en tant que directeur pays de la Banque mondiale pour le Maghreb se termine ce 12 juillet 2024. D’un point de vue personnel, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit après avoir vécu dans notre pays pendant toutes ces années ?

Jesko Hentschel :
C’est une chance immense pour moi et pour les miens d’avoir vécu, dans un aussi beau pays que le Maroc, des années riches et passionnantes. Nous sommes arrivés au Maroc il y a cinq ans et avons très vite été fascinés par ses habitants, son riche patrimoine culturel, sa modernité et son solide ancrage dans l’histoire et les traditions. En famille, mais aussi professionnellement, j’ai eu la chance de pouvoir visiter de nombreuses villes, zones géographiques, coins et recoins du Royaume – et j’ai été impressionné par l’ouverture, l’hospitalité et la tolérance des Marocains. Des agriculteurs aux citadins, des startuppeurs aux enseignants, des écoliers aux universitaires, à ceux qui occupent de hautes fonctions au sein de l’Exécutif, en passant par des jeunes engagés dans la société civile, ces conversations ouvertes auront été pour moi, et pour nous tous, un précieux trésor qui nous a permis d’en apprendre davantage sur la société marocaine. Au cours de notre séjour ici, ma période préférée de l’année est devenue le mois du Ramadan, lorsque la vie devient plus sereine, moins cadencée, ainsi, le temps devient plus relatif et les interactions humaines plus profondes.

En tant que fervent amateur de football, un moment de grande émotion pour moi aura été de vivre la fierté du peuple marocain pour son équipe nationale, les Lions de l’Atlas – Dirou Enniya ! Et il était particulièrement émouvant de voir les joueurs, après d’incroyables victoires, courir directement vers leurs parents et tirer, pour certains, leurs mères sur le terrain afin de célébrer ensemble. J’ai également ressenti un grand moment d’émotion, mais aussi d’humilité et d’inspiration, en ayant été témoin de la réaction de la société marocaine à la suite du tremblement de terre dévastateur d’Al Haouz, le 8 septembre 2023. L’élan de soutien et de solidarité aura été sans pareil.

Le Cadre de partenariat Banque mondiale-Maroc pour 2019-2025 touche bientôt à sa fin. Durant ces cinq années, le pays a bénéficié de financements annuels record, particulièrement entre 2020 et 2023. Quels facteurs expliquent cette augmentation significative des financements ?

En effet, nous avons enregistré une forte augmentation de notre contribution financière pour appuyer la trajectoire de développement du Maroc ces dernières années. Avec le nouveau programme de financement, notre portefeuille au Maroc s’étend à plus de huit milliards de dollars américains, et compte près d’une trentaine de projets actifs, couvrant tous les secteurs clés et prioritaires du pays. L’augmentation des nouveaux financements est due à la fois à des facteurs externes, impactant tous les pays du monde, mais aussi à un ambitieux programme de réformes et de développement du Royaume, qu’il est essentiel pour nous de soutenir.

En ce qui concerne les facteurs externes, le Maroc, comme beaucoup d’autres pays, aura été frappé par un certain nombre de chocs exogènes, tels que la pandémie de Covid-19, le changement climatique et la sécheresse, mais aussi l’impact de la crise énergétique et alimentaire à la suite de la guerre en Ukraine et, plus récemment, le séisme d’Al Haouz. Au Maroc, environ le quart de nos nouveaux financements, entre 2021 et aujourd’hui, a d’ailleurs été consacré à l’aide d’urgence. Cependant, une bonne partie de l’augmentation de notre financement reflète l’ambition du Maroc de mener des chantiers de réformes stratégiques, et son orientation vers le développement à long terme.

Le Maroc s’est par ailleurs engagé au cours des dernières années sur un certain nombre de réformes et d’initiatives fondamentales en matière de développement, et ce sur la base du nouveau modèle de développement (NMD), préparé sous le leadership de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. Aussi, le Royaume a formulé des stratégies et des plans de développement ambitieux à long terme, notamment le plan Génération Green, des initiatives de croissance régionale (comme le développement de la région du Nord-Est autour du nouveau port de Nador) ou l’amélioration de la mobilité dans ses villes modernes. Ce sont là quelques-unes des nouvelles activités de financement des dernières années.



Quelles sont les réformes les plus importantes que la Banque mondiale a soutenues au cours de ces années dans le Royaume ?

Ces dernières années, nous avons travaillé en étroite collaboration avec le Royaume dans le Cadre du Partenariat stratégique 2019-2025 (CPF ou Country Partnership Agreement), parfaitement aligné avec le NMD. Le CPF se base sur trois axes : la promotion de la création d’emplois par le secteur privé, le renforcement du capital humain et l’appui à la transition climatique. Nous avons développé un portefeuille d’opérations au Maroc – le plus important de la région MENA – qui affiche de bonnes performances, avec 28 projets en cours de mise en œuvre. Dans le cadre du CPF, la Banque mondiale appuie des réformes phares du Royaume, à travers des financements et des services analytiques ainsi que des assistances techniques. Permettez-moi de faire mention de quatre thèmes importants de collaboration et de partenariat avec le Royaume.

• Premièrement, les réformes visant à accroître le capital humain du pays – un objectif principal du NMD. Nous accompagnons le Maroc dans la mise en œuvre d’un programme de réformes sociales complet, parmi les plus ambitieux au niveau des pays à revenu intermédiaire dans le monde.

Il s’agit de la conception et de la mise en œuvre du programme d’aides sociales directes, qui atteindra à terme 60% de la population sur la base du Registre social unifié (RSU). Cela inclut également l’universalisation de l’assurance maladie l’AMO-Tadamon et l’appui aux premières phases de sa mise en œuvre. Dans le secteur de l’éducation, nous appuyons les efforts du Maroc pour l’amélioration de la qualité de l’apprentissage depuis la petite enfance, jusqu’à l’obtention du diplôme universitaire. Je cite pour exemple l’introduction de l’École pionnière comme programme phare de la réforme de l’éducation de base.

• Deuxièmement, l’inclusion financière a également été un domaine prioritaire durant ces dernières années, avec des initiatives visant à élargir l’accès aux services financiers pour les populations marginalisées et les petites entreprises. Cela est crucial pour repousser les barrières de l’inclusion financière et numérique, stimuler l’entrepreneuriat et soutenir les économies locales.

• Troisièmement, l’efficacité de la performance des services publics a été un autre axe majeur de collaboration avec le Royaume. Un nouveau programme, récemment approuvé, a pour objectif d’appuyer le Royaume dans la mise en œuvre de la réforme des établissements et entreprises publics (EEP) au Maroc, visant ainsi à améliorer la gouvernance, la restructuration, la neutralité concurrentielle et le suivi des performances des EEP. Un autre programme de financement pour soutenir la performance du secteur public marocain, intitulé ENNAJAA, a pour objectif l’amélioration de la performance et la transparence des opérations gouvernementales, et de la prestation de services à la population.

• Quatrièmement, depuis de nombreuses années, la Banque mondiale soutient le Maroc afin qu’il puisse se préparer aux effets attendus du changement climatique, notamment en matière de réduction des apports annuels en eau, et la montée des températures.

L’effort de réforme du Royaume dans ces domaines est substantiel – depuis la garantie d’une plus grande efficacité de l’utilisation de l’eau (et la mise en place d’une valorisation appropriée des eaux souterraines), jusqu’à la mise en œuvre d’une budgétisation verte, d’achats écologiques et d’un financement vert. L’ensemble de ces réformes lancées par le Royaume sont soutenues par la Banque mondiale. Il est par ailleurs important de relever que l’ensemble de la programmation soutenue par la Banque mondiale intègre une étiquette genre. Chaque programme a un outil spécialement conçu pour surveiller rigoureusement la mise en œuvre de la stratégie genre de la Banque dans ses diverses opérations. Cet outil met particulièrement l’accent sur l’inclusion économique des femmes et l’identification des obstacles à leur employabilité.

Avec l’arrivée, lentement, à terme de la stratégie de partenariat 2019-2025, pourriez-vous nous donner un aperçu sur la performance du portefeuille pays, ainsi que les enseignements tirés ?

Nous finançons actuellement 28 projets, pour un engagement total de 8,14 milliards de dollars avec des investissements dans presque tous les secteurs clés de l’économie. Dans l’ensemble, la performance du portefeuille est satisfaisante, ce qui a permis des résultats notables. Permettez-moi de partager trois remarques plus larges sur le fonctionnement global de notre portefeuille.

Le Maroc exige de plus en plus que son soutien au développement soit lié à l’obtention de résultats concrets – et cela porte déjà ses fruits. Aujourd’hui, plus de 70% de l’ensemble de notre portefeuille de financement est structuré de cette manière, soit un niveau élevé comparé à d’autres pays. Cela implique que le financement n’a lieu que lorsque des critères – ou résultats – spécifiques et convenus sont atteints. Nos financements soutiennent directement des résultats tangibles pour les bénéficiaires. Pour ne citer que quelques exemples, nous soutenons des résultats aussi variés que le fonctionnement efficace d’un nouveau système de bus rapides de zones urbaines, l’amélioration de la qualité de services aux citoyens délivrés par les municipalités ou l’augmentation du nombre d’enfants inscrits en primaire dans les zones rurales. Ceci diffère quelque peu du financement des projets d’investissement plus classiques, qui se concentrent sur les intrants : la construction de voies et installations pour les bus rapides (plutôt que le bon fonctionnement du système par exemple à travers la réduction du temps de transport pour les passagers), la construction d’écoles (plutôt que le nombre d’élèves bénéficiant de l’approche «Teaching at the Right Level» qui a un impact direct sur l’amélioration de la qualité de l’apprentissage). En se concentrant ainsi sur les résultats, le Royaume garantit que le financement de la Banque mondiale est effectivement dépensé de manière efficace et efficiente.

Par ailleurs, une part importante de notre contribution au développement du Maroc ne provient pas uniquement du financement, mais repose également sur des études analytiques et des dialogues continus, menés souvent conjointement – ou en étroite collaboration – avec le gouvernement, le monde universitaire, les think tanks, le secteur privé et la société civile. Souvent, ces démarches analytiques constituent la base de nouvelles opérations de financement. Par exemple, nous avons achevé, en novembre 2022, le rapport «Climat et Développement» (CCDR) pour le Maroc, qui fait ressortir l’urgence de l’action climatique, notamment dans le domaine de la lutte contre la rareté de l’eau et de la décarbonation de l’économie. Le rapport nous a conduits à entreprendre plusieurs opérations de financement importantes telles que le Programme Climat et le Programme Sécurité de l’eau. De même, nous nous concentrons actuellement beaucoup sur l’agenda de l’emploi, après avoir entrepris un certain nombre d’études, notamment sur les raisons de la faible participation des femmes au marché du travail (qui est en déclin au Maroc) – il s’agit d’un thème crucial, également mis en évidence dans le NMD.

De plus, et en lien étroit avec les points précédents, il y a l’importance fondamentale des données pour formuler des programmes et des politiques, mais également pour permettre d’évaluer si les programmes de financement obtiennent les résultats et l’impact escomptés. Ainsi, les données fournissent aux décideurs politiques les affirmations et les informations nécessaires pour prendre des décisions éclairées, garantissant que les politiques de développement soient basées sur des besoins et des conditions réels, plutôt que sur des hypothèses. Les données précises aident également à identifier les domaines prioritaires et à allouer efficacement les ressources, maximisant ainsi l’impact des initiatives de développement. Les données permettent aussi un suivi et une évaluation continus des programmes, permettant ainsi d’évaluer leur efficacité et de procéder aux ajustements nécessaires pour améliorer les résultats.

Enfin, la collecte et l’analyse des données favorisent la responsabilité et la transparence dans le processus d’élaboration des politiques publiques, permettant aux parties prenantes de suivre les progrès et de tenir informés les autorités responsables des résultats. Au Maroc, même si notre portefeuille compte de plus en plus de programmes de collecte et d’évaluation de données appropriées, il reste encore un écart important à combler. En effet, comme le souligne le NMD, des efforts additionnels en termes d’accès aux données seraient nécessaires. Cela permettrait entre autres de fournir un accès aux données provenant de sources publiques aux universitaires, et de manière plus large, aux chercheurs afin qu’ils puissent contribuer aux travaux d’analyse et aux évaluations efficaces des politiques publiques.

Si vous comparez le Maroc à d’autres pays dans lesquels vous avez travaillé, qu’est-ce qui distingue le Maroc ?

Je mentionnerai ici trois éléments distinctifs : l’accent mis sur les stratégies de développement à long terme, le processus d’élaboration du NMD et la relation de longue date et de confiance qui existe entre le Royaume et la Banque mondiale. Le Maroc a une vision de développement à long terme qui est assez unique parmi les pays dans lesquels j’ai travaillé. Les orientations Royales fournissent un point d’ancrage sur la manière dont le pays lie son histoire et ses traditions à une voie d’ouverture et de modernité, renforçant ainsi son rôle de pôle clé de l’activité économique à proximité de l’Europe et de l’Afrique subsaharienne. De plus, ces orientations de développement plus larges, sous la haute direction de Sa Majesté, sont stables et offrent donc une certitude aux acteurs économiques ainsi qu’aux autres nations pour une collaboration continue. Cette stabilité politique, combinée à un environnement macro-économique favorable, constitue un élément clé du succès. J’ai travaillé dans un certain nombre de pays, notamment en Amérique latine, dans lesquels des points d’ancrage aussi importants et stables étaient absents – et où les politiques publiques changeaient radicalement en quelques années (par exemple, ouverture au commerce versus protectionnisme, régime de change fixe versus régime totalement flexible), ce qui rend un engagement sur un horizon temporel à plus long terme très difficile pour les partenaires.

Deuxièmement, la manière dont le Maroc a débattu et façonné le NMD sous le leadership de Sa Majesté était exceptionnelle. J’ai eu la chance au cours de ma carrière d’avoir suivi l’élaboration de telles stratégies dans de nombreux pays – mais je n’ai jamais vu une telle vocation publique de la part de ceux chargés de leur élaboration, une réflexion aussi profonde, une capacité d’écoute et d’examen. Certains des témoignages ad verbatim recueillis au cours du processus sont durs à lire, parfois déchirants. Mais cela a été utilisé comme stimulant, pour un appel au changement tels que : repenser la relation entre les citoyens et les institutions étatiques, libérer la concurrence pour que les nouvelles entreprises puissent croître et mobiliser l’ensemble de la société pour autonomiser les femmes marocaines et améliorer de manière significative leur inclusion économique.

Troisièmement, notre relation Banque mondiale-Maroc est unique. Ma vie professionnelle à la Banque mondiale s’étend sur plus de trois décennies, couvrant presque toutes les régions du monde. Et je n’ai jamais ressenti une relation d’une telle histoire, d’une telle profondeur, d’une telle stabilité et d’une telle continuité institutionnelle dans les autres pays où j’ai eu l’occasion de travailler. On fait facilement référence à la façon dont le Maroc et la Banque mondiale ont travaillé ensemble il y a trente ou quarante ans, y compris à des réunions spécifiques ou à des discussions animées. Une telle relation s’accompagne d’une confiance institutionnelle et personnelle. Et c’est ce que j’ai ressenti au cours des dernières années. Parce que le développement est difficile et complexe, un partenaire de confiance est aussi censé soulever des problématiques qui peuvent parfois être incommodantes.

Une dernière pensée/impression que vous souhaiteriez laisser à nos lecteurs ?

Si je devais choisir un seul mot pour décrire mon expérience personnelle et professionnelle au Maroc, ce serait le mot «précieux», «tamin». L’ouverture et l’hospitalité du peuple marocain, sa tolérance, son riche patrimoine culturel, son solide ancrage dans l’histoire et les traditions : tout cela est fort précieux.

La volonté et la capacité du Maroc à comprendre ses propres défis et à concevoir ce qu’il est important de changer, même si c’est difficile, sont également précieuses. Et cette relation entre la Banque mondiale et le Maroc est précieuse, car ancrée dans une longue histoire de coopération, un partenariat honnête et une coopération fructueuse basée sur une confiance mutuelle qui permet aussi, parfois, de poser des questions inconfortables.

Mes sincères remerciements à tous ceux qui m’ont accompagné au cours des dernières années, pour cette période passionnante et enrichissante.
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