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Entreprises familiales au Maroc : des valeurs pour capital

À Casablanca, héritiers et dirigeants de grandes familles économiques ont parlé sans détour. Ils ont raconté leurs expériences et les valeurs qui leur ont permis d’affronter les défis inhérents à la pérennité, au réinvestissement et à la compétitivité. Le Forum international de recherche sur les entreprises familiales (IFBRF), accueilli pour la première fois en Afrique à l’ESCA du 24 au 26 septembre 2025, a mis en lumière l’importance stratégique pour ces groupes de se doter d’une vision qui transcende les ego et les conflits culturels.

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Plus de 70% du tissu entrepreneurial marocain est constitué d’entreprises familiales. Ces groupes, parfois centenaires, emploient des milliers de personnes, irriguent des territoires et représentent une part essentielle du PIB. «Les entreprises familiales sont les plus attachées à l’emploi et à la communauté locale», souligne Diana Zniber, à la tête de Diana Holding. Leur particularité : une vision de long terme. Là où les sociétés cotées doivent satisfaire des actionnaires pressés de recevoir des dividendes, les dynasties familiales privilégient l’investissement patient. À l’image du groupe Coficab, dirigé par Elyes Rekik, devenu en quarante ans un fournisseur mondial de câbles automobiles. «Chez nous, une nouvelle société peut fonctionner dix ou quinze ans sans distribuer de dividendes. Comme disait mon grand-père: les entreprises doivent être riches, pas les personnes», raconte-t-il. Cette stratégie de réinvestissement systématique a permis d’implanter des usines aussi bien au Mexique qu’en Chine et de gagner la confiance des constructeurs aussi exigeants que Volkswagen.

Hériter, mais aussi prouver

Mais si le modèle a de quoi séduire, il n’en reste pas moins fragile. La plupart des entreprises familiales dans le monde ne survivent pas au-delà de la troisième génération. La question de la transmission est donc omniprésente dans les débats. «Je suis le troisième fils d’une fratrie de quatre. Je dois toujours prouver que je mérite ma place», confie Amine Berrada Sounni, CEO d’Aiguebelle – Holding Omnipar. Un aveu rare dans un univers où l’on préfère généralement évoquer la vision que les les frustrations. D’autres dirigeants partagent ce même sentiment de pression. Elyes Rekik, du groupe tunisien Coficab, rappelle que dans les grandes familles, «la confiance se gagne par les résultats : chaque nouvelle responsabilité, je ne l’ai obtenue qu’après un grand succès, une transaction majeure. C’est la seule façon de convaincre la génération précédente de vous céder du terrain.»

Pour Diana Zniber, le sujet reste un tabou, mais il faut l’aborder avec lucidité: «Nous savons tous que la succession est l’étape la plus délicate. Elle doit se préparer sur des années, avec diplomatie et empathie. Car pour le fondateur, céder le flambeau est souvent un traumatisme.» Amine Sekkat, représentant de la quatrième génération d’IMACAB, insiste de son côté sur la nécessité de maintenir l’élan entrepreneurial : «De la deuxième à la troisième génération, beaucoup vivent dans le confort et perdent la faim d’entreprendre. Il faut cultiver cette audace, cette frustration positive qui pousse à avancer.» In fine, pour Mohamed Senounni, à la tête de son groupe familial, la clé reste la transparence. «Même en tant que CEO, je dois constamment partager les résultats et préserver les droits de chacun. Le pacte d’actionnaires n’est jamais figé : il faut l’adapter en permanence pour maintenir l’équilibre entre les branches et éviter les conflits», affirme-t-il.

Et parmi les causes justement qui pourraient alimenter la mésentente, il y a «l’ego». D’ailleurs, ce mot est revenu à plusieurs reprises dans la discussion. «Même avec les meilleures intentions, l’ego peut vous trahir», reconnaît Amine Sekkat (IMACAB). Comment céder sa place quand on a dirigé trente ans ? Comment accepter que les «champions» de demain ne soient pas toujours des héritiers, mais parfois des managers venus de l’extérieur ? La réponse, selon M. Sekkat, passe par l’humilité : «La famille doit garder la vision stratégique, mais déléguer l’exécution à ceux qui savent faire.» Puis, à mesure que les générations s’empilent, la difficulté est aussi de maintenir l’intérêt des héritiers éloignés du cœur du métier. «L’un des plus grands risques est le désintérêt», prévient Diana Zniber. D’où la nécessité de multiplier les pactes actionnariaux, les déjeuners familiaux, les retraites entre cousins, pour «garder tout le monde à bord».

Un capital de valeurs

Si la gouvernance et la stratégie ont toute leur importance, la question des valeurs reste centrale. L’intégrité, la transparence et la philanthropie sont invoquées comme autant de boussoles. « Sa parole valait plus qu’un contrat », racontait Elyes Rekik à propos de son grand-père, résumant en une phrase ce qui permit à Coficab de nouer ses premiers partenariats internationaux. Au Maroc, la philanthropie et la responsabilité sociale sont souvent perçues comme une extension naturelle de l’entreprise familiale. «Nous avons grandi avec la Zakat. C’est essentiel de transmettre cette valeur aux générations futures», rappelle Amine Sekkat. Le groupe Berrada Sounni a ainsi créé la fondation Omnia, qui finance la formation de jeunes en pâtisserie et en chocolaterie, tandis que Diana Holding revendique son rôle d’«employeur protecteur» face aux crises.

Un modèle sous pression

Entre héritage et innovation, stabilité et ouverture, ces entreprises marchent sur une ligne de crête. La mondialisation impose d’être compétitif sur les marchés européens, américains ou asiatiques, tout en restant ancrés localement. La succession impose de gérer les sensibilités familiales, tout en protégeant la performance économique. Pour Oumaïma Kaddi, professeure à l’ESCA et organisatrice du forum, l’enjeu est clair. «Ce forum n’est pas seulement un espace de dialogue, mais une plateforme internationale pour rapprocher la recherche et la pratique. Les entreprises familiales sont appelées à devenir des acteurs clés du développement économique et social». À travers les différents témoignages, il semble clair que les dynasties économiques marocaines ont survécu grâce à leur résilience et leur capacité à se réinventer. Mais pour durer encore, elles devront apprendre à maîtriser leur ego, préserver leur héritage... et cultiver cette solidarité discrète qui, de génération en génération, demeure leur plus grand capital. n
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