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Manager les vulnérabilités en pratique : Quand l’entreprise devient un espace d'humanité

À l’ISCAE, le Book Club Le Matin a réuni, autour de l’ouvrage Manager les vulnérabilités en pratique, une table ronde inédite consacrée à la place de l’humain au cœur des organisations. Un échange riche, porté par la co-autrice Boutayna Burkel, l’experte RH Amina Ben Amar, ainsi que deux voix du monde corporate : Salima Amira, directrice générale de Microsoft Maroc, et Hicham Zouanat, président de la Commission sociale de la CGEM. Ensemble, ils ont débattu d’un thème aussi sensible qu’essentiel : comment allier performance et bienveillance dans un monde professionnel traversé par les crises et la complexité humaine.  

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Dès l’ouverture, Mohammed Haitami, PDG du Groupe Le Matin, rappelle l’ambition du "Book Club Le Matin" : tisser des liens entre littérature et management pour accompagner l’évolution des organisations. Né d’abord autour des fictions, le cycle s’est progressivement ouvert à des ouvrages spécialisés afin d’interroger les mutations du monde du travail et de favoriser une réflexion collective. « En tant que patron, nous sommes confrontés à différentes vulnérabilités : financières, sociales, de genre, ou encore liées au handicap », souligne-t-il, donnant le ton d’une rencontre tournée vers l’expérience humaine autant que professionnelle.

La modération d’Amina Ben Amar ancre la discussion dans les préoccupations du terrain. Elle insiste sur la pertinence d’organiser cette édition au sein de l’ISCAE, une institution qui a formé de nombreux cadres et où s’est construite une partie du parcours de l’autrice. « C’est un retour aux sources pour Boutayna Burkel, et l’occasion d’offrir au public étudiant une réflexion majeure sur le management contemporain », a-t-elle expliqué.

La vulnérabilité, un concept en redéfinition constante

L’échange démarre par une question simple mais essentielle : qu’évoque le mot “vulnérabilité” ? Les réponses jaillissent — « peur », « handicap », « stress », « angoisse », « risque psychosocial » — autant de perceptions qui traduisent la multiplicité du concept. Pour Boutayna Burkel, définir la vulnérabilité a été l’une des étapes les plus exigeantes dans l’écriture de l’ouvrage. Elle la résume comme « l’évaluation d’une sous-performance supposée, qu’elle émane de soi ou de son entourage ». Cette définition souligne à quel point la vulnérabilité est un construit social et relationnel : elle dépend du regard que l’on porte sur soi et de celui que les autres posent sur nos comportements, nos trajectoires, nos expériences.



L’autrice distingue la vulnérabilité, qui relève d’un potentiel perçu, de la fragilité, qui correspond à son expression concrète. « La fragilité est le symptôme observable de la vulnérabilité », précise-t-elle. Cette nuance est fondamentale : un burn-out passé peut révéler une fragilité, mais n’implique pas nécessairement une vulnérabilité permanente. Ces distinctions permettent d’appréhender les situations professionnelles non plus comme des faiblesses définitives, mais comme des réalités évolutives appelant écoute, adaptation et accompagnement.

La pandémie : accélérateur de prise de conscience

La crise sanitaire du Covid-19 a constitué le point de départ du projet d’écriture. « Ce qui m’a frappée pendant le Covid, c’est la solitude », confie Burkel. L’expérience de l’enfermement a révélé des fractures profondes : inégalités de conditions de vie, isolement, surcharge mentale, anxiété, pertes familiales. « Des étudiants se sont retrouvés en décrochage scolaire parce qu’ils n’ont pas connu la vie sur campus », souligne-t-elle, évoquant une génération marquée durablement par la privation de lien social.

La pandémie a servi de révélateur, mais aussi de catalyseur. L’autrice, frappée par l’absence de garantie qu’un bien naisse de cette crise, a préféré anticiper : « Comme je n’avais aucune garantie qu’un bien naisse de cette crise, j’ai préféré écrire un livre. » En filigrane, on comprend que le sujet des vulnérabilités n’est pas conjoncturel : il s’inscrit au cœur de transformations majeures, au croisement du psychologique, du social et de l’économique.

L’entreprise, dernier lieu de mixité

Pour Mme Burkel, l’un des constats les plus saillants est que l’entreprise demeure l’un des rares espaces où se côtoient, encore aujourd’hui, des individus issus d’horizons très différents. « C’est le dernier tiers-lieu où des personnes de différentes classes sociales, origines, formations se retrouvent pour créer ensemble », affirme-t-elle. L’ISCAE illustre bien cette diversité : « On y trouve des étudiants de la bourgeoisie comme d’autres venus de territoires isolés ; c’est un ascenseur social unique. » Cette mixité constitue une richesse pour les organisations, mais elle peut aussi amplifier les tensions : différences de références culturelles, inégalités d’accès, disparités de capital social et informationnel. D’où l’urgence, selon l’autrice, de former des managers capables de comprendre ces dynamiques pour transformer ces vulnérabilités en leviers de performance collective.

Replacer l’humain au centre

Au fil de la discussion, Amina Ben Amar ramène le sujet à l’essentiel : le travail est tissé de relations humaines. « C’est là que naissent les sources de vulnérabilité, mais aussi les solutions », rappelle-t-elle. Manager les vulnérabilités, ce n’est pas corriger des “défaillances”, mais accueillir la personne dans sa globalité. « Manager les vulnérabilités, c’est apprendre à voir l’humain derrière le collaborateur », insiste Mme Burkel.

Ce regard renouvelé permet d’éviter l’exclusion silencieuse. « Les personnes les plus vulnérables sortent du système. Quand l’organisation ne voit pas, elle exclut », avertit l’autrice. La prise en compte du vécu de chacun, sans stigmatisation, devient alors une condition de juste intégration et de performance durable.

Un terrain encore en construction

L’étude menée par les autrices auprès de DRH de multinationales montre que les pratiques managériales s’adaptent aux contextes nationaux. « Ils n’assument pas complètement, mais oui, ils adaptent leurs standards aux réalités locales », note Mme Burkel. Les vulnérabilités ne se présentent pas de la même manière selon les cultures, les législations, les structures familiales, les dynamiques sociales. L’essor de l’intelligence artificielle renforce ces défis : « L’IA expose à de nouvelles vulnérabilités, y compris dans des métiers auparavant épargnés par le numérique. »

La prévention apparaît alors comme une nécessité. Former les managers à l’écoute active, adapter les rythmes de travail, identifier les signaux faibles, offrir des espaces de dialogue : autant de gestes simples qui participent à transformer la vulnérabilité en dynamique constructive.

La vulnérabilité, un enjeu stratégique autant qu’humain

Pour Salima Amira, la démarche est loin d’être théorique. Chez Microsoft, la gestion des vulnérabilités fait partie intégrante de la culture d’entreprise. “Le fait de laisser les vulnérabilités devenir des fragilités finit toujours par impacter la performance et le revenu de l’entreprise”, a-t-elle souligné, rappelant que cette prise de conscience découle d’une expérience personnelle du CEO Satya Nadella. Ce dernier, inspiré par le handicap de son fils, a insufflé une philosophie d’inclusion et d’empathie au sein du groupe : “Nous développons des produits pour toute l’humanité, mais pour cela, il faut d’abord que nos développeurs soient conscients de leurs propres vulnérabilités.”

Cette approche a conduit Microsoft à instaurer une véritable “culture de l’apprenant”, où chaque leader a le droit de dire “Je ne sais pas”. L’entreprise a même intégré dans ses pratiques managériales la reconnaissance de situations longtemps taboues, comme la ménopause. “C’est aussi ça, manager les vulnérabilités : déconstruire les tabous, les transformer en outils de gestion, et les inscrire dans le catalogue managérial”, explique Salima Amira.

Zouanat : “Sortir du déni collectif”

Hicham Zouanat, président de la commission sociale de la CGEM, a livré un témoignage sans détour sur ce qu’il qualifie de “double pathologie de nos entreprises : le déni et la schizophrénie.” “Le déni, c’est le refus de voir la souffrance au travail. Il existe à trois niveaux : public, organisationnel et intellectuel. Même les moteurs de recherche associent le mot ‘vulnérabilité’ à la cybersécurité, jamais à l’humain”, dénonce-t-il.

Quant à la schizophrénie managériale, elle consiste selon lui à “afficher une culture du capital humain tout en refusant la flexibilité, le télétravail ou le droit à la déconnexion.” Il appelle à redonner à la fonction RH son rôle d’influence et de pilotage stratégique : “Plus un DRH est influent, moins les phénomènes de fragilité restent tabous.”

Pour M. Zouanat, la prévention passe par quatre leviers : reconnaître la vulnérabilité, la mesurer, la traiter et la prévenir. “On ne peut pas améliorer ce qu’on ne peut pas mesurer”, rappelle-t-il, plaidant pour des enquêtes régulières d’engagement et de satisfaction, suivies de plans d’action concrets. Et de conclure : “La fonction RH doit redevenir la deuxième plus influente de l’entreprise, juste après le DG.”

Face à ces constats, les professionnels évoquent une méthode pragmatique pour “apprendre à manager les vulnérabilités sans intrusion”, baptisée SAPIENCE : Soutenir, Analyser, Piloter, Intégrer, Entr’Aider et Prendre soin de soi. Une approche qui combine stratégie, écoute et bienveillance. Il y a également la “roue de la vulnérabilité”, un outil d’aide au questionnement pour les managers : comment poser les bonnes questions sans franchir la limite de l’intime ? Comment détecter les signaux faibles avant qu’ils ne deviennent des signaux d’alerte ? “Le manager n’est pas un psychologue, mais il peut être un repère, un soutien, une présence”, explique l'autrice, avant d’ajouter : “Parfois, il suffit d’un mot, d’un geste, d’un message pour rompre la solitude d’un salarié malade ou en deuil.”

Vers une nouvelle culture managériale

À travers les échanges, une conviction se dessine : la vulnérabilité n’est plus un impensé ou un tabou. Elle devient un objet stratégique, constitutif d’une culture managériale plus mature. Reconnaître qu’elle existe — et qu’elle nous traverse tous — permet d’en faire une clé de lecture pour mieux collaborer, innover et se développer. Cette reconnaissance est d’autant plus importante que la vulnérabilité est variable et changeante : ce qui constitue une difficulté pour l’un peut être indolore pour l’autre.

Ce changement culturel dépasse le seul cadre corporatif. Il reflète une exigence sociale plus vaste, dans un monde où les frontières entre vie personnelle et professionnelle s’effacent, où les repères évoluent, où l’incertitude est devenue la norme. En mettant en lumière ces dynamiques, l’ouvrage invite les entreprises à être non seulement des lieux de performance, mais aussi des espaces d’apprentissage et de résilience.

À l’heure où l’IA bouleverse les métiers, où la précarité psychologique progresse et où les attentes des collaborateurs évoluent, reconnaître les vulnérabilités n’est plus un luxe. C’est un impératif de durabilité, d’inclusion et d’efficacité. Il ne s’agit plus de nier la fragilité : il s’agit de la regarder en face, d’apprendre à l’accompagner et d’en faire un moteur.

Book Club Le Matin ouvre ainsi un espace fécond, où l’écrit nourrit l’action et où la pensée façonne les pratiques. Une dynamique appelée à se poursuivre, au service d’un monde professionnel plus conscient, plus juste et plus humain.

BONNES PRATIQUES

Manager les vulnérabilités : par où commencer ?



1) Partager un langage commun

Clarifier : vulnérabilité ≠ fragilité ≠ handicap.

2) Former les managers à l’écoute

Repérer les signaux faibles avant la rupture.

3) Désamorcer l’isolement

Encourager les espaces d’échange, de dialogue, de co-développement.

4) Adapter les rythmes

Horaires flexibles, réintégration progressive, gestion individualisée.

5) Penser prévention

Inclure les vulnérabilités dans les politiques RH et non dans l’urgence.

6) Reconnaître la diversité des vécus

Ce qui constitue une vulnérabilité pour l’un ne l’est pas pour l’autre.

7) Sortir de la stigmatisation

Faire de la vulnérabilité un signal, non une étiquette.
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