Pour cela, les entreprises doivent repenser leur approche de la formation, en la rendant plus flexible, accessible et continue. Cela inclut la mise en place de parcours de formation personnalisés, de plateformes d’apprentissage en ligne, de mentorat interne et de collaborations avec des institutions académiques ou des experts extérieurs.
Contacté par «Le Matin», Mohamed El Bouzidi, consultant en gestion, ressources humaines et ingénierie de formation, confirme cette réalité en soulignant que la réussite de l’objectif d’emploi dans le secteur numérique repose directement sur la capacité du Maroc à former des talents qualifiés et à répondre ainsi aux exigences croissantes du marché du travail. Selon lui, le développement d’un écosystème numérique performant et compétitif nécessite non seulement l’investissement dans les infrastructures technologiques, mais aussi, et surtout, dans le capital humain.
Parmi les mesures concrètes qui pourraient être prises dans ce sens, l’expert cite, entre autres, le renforcement des programmes éducatifs de qualité, les incitations pour les entreprises et leur accompagnement ainsi que la création de centres d’excellence.
À cela s’ajoute l’encouragement de l’innovation et de l’entrepreneuriat numériques par le biais de financements et d’incubateurs. Ce qui peut également générer des emplois tout en développant les compétences nécessaires. Selon El Bouzidi, ces mesures pourraient contribuer à augmenter significativement le nombre de diplômés dans les domaines numériques et soutenir ainsi les ambitions du «Maroc Digital 2030».
Interrogé sur l’objectif que ce plan ambitieux souhaite atteindre, à savoir la création de 400.000 nouveaux emplois d’ici 2030, l’expert révèle que cet objectif ambitieux est réalisable sous certaines conditions importantes et déterminantes.
«En surmontant les défis par des actions concrètes, le Maroc peut se rapprocher de son objectif ambitieux d’augmenter l’emploi dans le secteur numérique», conclut-il.
Entretien avec l’expert en communication et transformation numérique
Yasser Monkachi : «C’est un véritable renforcement des capacités dont nous avons besoin pour relever les défis de cette stratégie ambitieuse»
Le Matin : Le programme «Maroc Digital 2030» a été officiellement lancé le 25 septembre 2024. Quelle évaluation faites-vous de cette nouvelle stratégie pour l’avenir numérique du Maroc ?
Yasser Monkachi : La stratégie «Maroc Digital 2030» a mis beaucoup de temps avant de voir le jour. Cela témoigne de la vigilance des responsables qui ont pris le temps de la réflexion avant de passer à l’action. Une évaluation à chaud ferait dire qu’il s’agit d’un programme que l’on connaissait déjà, mais en prenant le temps de l’analyser, il s’avère qu’il recèle les ingrédients essentiels d’une stratégie adaptée au contexte marocain. Cette nouvelle vision ne doit en aucun cas nous faire oublier un facteur de succès incontournable qui est l’exécution sur le terrain de la stratégie. Les fondamentaux sont là, mais l’action seule peut garantir la mise en œuvre et le succès.
Le budget alloué à cette opérationnalisation (240 millions de dirhams) est, certes, correct, mais insuffisant au vu des grandes ambitions affichées. Il serait donc utile d’accompagner la mise en œuvre par des mesures susceptibles de garantir l’intégrité et l’optimisation. À rappeler que la stratégie est articulée sur deux axes majeurs : une administration forte et un écosystème entrepreneurial dynamique. Le premier étant le plus important, car tous les pays ayant réussi leur transformation digitale ont tablé sur une administration en plus d’être digitalisée, constitue le premier client des entreprises et des startups opérant dans le numérique. La simplification et la numérisation des procédures administratives devraient absolument refaire surface en écho aux Appels incessants de Sa Majesté le Roi Mohammed VI dans ses discours, et dont le plus récent n’est autre que celui de la Marche Verte du mois de novembre 2024.
Cela dit, il ne faut pas voir les deux axes stratégiques comme étant des piliers séparés, mais comme deux facteurs interdépendants, le piège étant de se focaliser sur l’écosystème de l’innovation en oubliant le volet eGov. Pour ce faire, il serait utile de revoir de fond en comble la relation liant l’administration aux entreprises afin d’améliorer et accélérer les processus d’achat et de règlement. Sans une relation de confiance entre ces deux piliers, le succès de la transformation globale désirée risque d’être pénalisé, voire compromis.
Pour ce qui est des catalyseurs de cette transformation, à savoir les talents numériques, le Cloud et la connectivité, leur choix est loin d’être fortuit, car ils préfigurent comme des «must have» de la transformation digitale. Encore une fois, le défi ici est la réussite sur le terrain avec des projets d’infrastructure, des programmes et des mesures d’accompagnement concrets ainsi qu’une continuité à toute épreuve : les ruptures et les recommencements peuvent être fatals à de tels chantiers.
La stratégie «Maroc Digital 2030» aime à se définir comme agile, ce qui lui confère un caractère novateur qui se doit d’être pratiqué et intégré dans les mindsets et les projets par le renforcement de capacités à tous les niveaux de l’écosystème numérique. Enfin, s’agissant de leviers transverses, la stratégie donne beaucoup d’importance à l’intelligence artificielle : une arme à double tranchant, car il va falloir en faire un usage contextualisé et responsable tout en évitant les revers d’ordre éthique et le Tech Washing. À l’instar du Cloud, s’inscrire absolument dans une démarche souveraine est primordial : nos données restent chez nous !
Le deuxième levier transverse, qui n’est pas des moindres et qui se doit d’être valorisé, est l’inclusion. En effet, aucun développement durable ne peut être atteint sans la participation du plus grand nombre en permettant l’accessibilité et l’utilisabilité du numérique à toutes les composantes et les couches sociales. Une démarche souveraine et inclusive est somme toute la clé du succès d’une telle stratégie.
Le «Maroc Digital 2030» est présenté comme une révolution pour le secteur numérique. Quels leviers le Maroc doit-il actionner pour réussir cette transformation ambitieuse ?
Plutôt une évolution, car la stratégie gagnerait à capitaliser sur l’existant, surtout en matière de e-Gov et de modernisation de l’administration publique, qui constitue comme souligné plus haut un jalon prioritaire et une locomotive indéniable.
L’univers des startups et de l’innovation est, certes, important, mais ne doit en aucun cas constituer l’arbre qui cache la forêt. Tout en étant ambitieuse, la stratégie «Maroc Digital 2030» met en exergue des catalyseurs d’envergure pour garantir l’atteinte des objectifs fixés. À leur tête, le facteur humain et l’intelligence artificielle devraient «faire équipe» pour maximiser l’efficacité et l’impact. Comme tout le monde sait, le Maroc regorge de potentialités sur le plan humain. Il s’agit là de notre cher capital immatériel, et nos jeunes en sont la figure de proue. Toutefois, et malgré une abondance de talents, dont plusieurs sont qualifiés ou à haut potentiel, le Royaume n’arrive pas à les retenir et la fuite de cerveaux constitue un challenge de taille.
La valorisation et la motivation de nos jeunes sont un enjeu crucial. Des expériences comme la «1337 Coding School» démontrent l’efficience de programmes valorisant le capital humain et la jeunesse marocaine, mais de tels projets restent très rares. La stratégie prévoit aussi de l’offshoring, ce qui n’est pas mal si l’on retient les leçons de longues années de sous-traitance pour passer à des statuts plus valorisants. L’importance donnée à l’Intelligence artificielle dans cette stratégie et au Cloud sont des catalyseurs technologiques indispensables à toute transformation digitale réussie. Lesquels se doivent d’être novateurs et souverains. Une relation dialectique peut voir le jour, sous forme de cercle vertueux, entre le facteur humain et la technologie matérialisée par l’Intelligence artificielle (IA). Mais les deux leviers méritent d’être traités avec le plus grand tact pour en assurer la synergie désirée. De nos jours, aucun processus de transformation ne peut être pensé sans IA et aucune IA ne peut être «effective» et sécurisée sans une éthique et une responsabilité purement humaines.
Pourquoi le développement des compétences numériques représente-t-il un enjeu crucial dans le cadre du «Maroc Digital 2030» ?
Le développement des compétences numériques est un «must have» pour suivre les évolutions technologiques fulgurantes et les intégrer dans les processus et les projets, que ce soit en entreprise ou au sein de l’administration publique. Au-delà de s’informer utilement sur les tendances technologiques, il s’agit d’un apprentissage continu permettant de cumuler des connaissances pouvant être assimilées et utilisées dans les programmes et les applications liées à la transformation digitale.
Les DSI, les CDO et les DRH sont aujourd’hui conscients qu’aucune transformation n’est possible sans l’adhésion de tous les collaborateurs. On parle beaucoup d’agilité en ce moment, au point de faire porter au concept ce qu’il ne peut soutenir et en faire un mot valise. La réalité est loin de se conformer à la théorie avec toutes les résistances et les difficultés que l’on connaît. «La culture, comme disent les Américains, ne mange-t-elle pas la technologie au petit déjeuner ?» Une «acculturation» reste indispensable afin de doter les talents marocains du Mindset et des compétences nécessaires à cette transformation.
Des compétences techniques pointues, une intelligence collaborative et une ouverture sur le monde interconnecté, couplées à un rapport étroit au contexte marocain sont nécessaires pour innover à l’heure de grands défis nationaux et internationaux. Agir localement a toujours été une nécessité absolue tout en s’inspirant des bonnes pratiques internationales.
L’objectif de créer 400.000 nouveaux emplois d’ici 2030, répartis sur différents secteurs allant des technologies de l’information à l’e-commerce, est un élément central de cette stratégie. Cet objectif vous semble-t-il réaliste et réalisable ?
La création d’emplois dans le numérique est rattachée au principe de destruction créatrice consistant au fait que les révolutions technologiques détruisent des emplois tout en créant de nouveaux. L’objectif de 400.000 emplois dans le numérique dont, si je ne m’abuse, 240.000 emplois directs est très ambitieux, car cela consiste à créer près de 50.000 nouveaux emplois par an d’ici 2030. La condition sine qua non pour atteindre cet objectif est la création de nouvelles entreprises et startups d’une part, mais aussi de veiller au développement et, disons-le, la non fermeture des structures existantes, d’autre part.
Or ce que l’on remarque sur le terrain, aujourd’hui, est loin d’être encourageant à cet égard. Dans un contexte inflationniste par excellence, la tendance de création d’emplois est gravement baissière, quant aux entreprises qui mettent la clé sous le paillasson, leur nombre est en nette augmentation. La pression fiscale, la morosité économique, le découragement des entrepreneurs et des entrepreneurs en herbe, la fuite de cerveaux... tant de facteurs systémiques à prendre en ligne de compte avant de planifier les actions susceptibles de nous rapprocher de cet objectif décidément fort optimiste.
L’objectif est aussi de réaliser le rêve de «Success-Stories» et de licornes marocaines. Une licorne étant définie aujourd’hui comme une startup technologique évaluée à plus de 1 milliard de dollars. Si face à de grands défis naissent de grandes responsabilités, l’enjeu est de taille et la barre placée aussi haut devrait constituer un challenge pour tous les acteurs de l’écosystème, car comme le disait à juste titre Bernard Stiegler : «L’emploi est mort, vive le travail !»
Mener à bien l’objectif de l’emploi dans le domaine digital est tributaire de la capacité du Maroc à assurer une formation qualitative et quantitative des talents et des compétences ? Quelles mesures concrètes devraient être prises pour augmenter le nombre de diplômés dans les domaines numériques ?
Plus que de formation, c’est de renforcement de capacités dont nous avons besoin pour affronter les défis inhérents à cette stratégie ambitieuse. Les mesures concrètes se doivent de se matérialiser sous forme de programmes multisectoriels touchant à la fois l’administration publique, le secteur privé et l’univers des startups technologiques.
Une «Révolution de Mindset» si j’ose dire est nécessaire, car les formations classiques ont démontré leurs limites face aux grandes mutations de notre temps.
Au-delà du Mindset, c’est de compétences clés qu’il va falloir doter les fonctionnaires, les cadres et les startupers marocains. L’innovation pédagogique devra faire l’objet d’une réflexion profonde afin de concevoir, planifier et mettre en œuvre les cursus susceptibles de répondre aux besoins du marché de travail émergent et la création d’emplois désirée. D’une part, la formation académique devrait moderniser ses cursus et en créer de nouveaux au diapason des métiers du numérique, ce qui est déjà le cas de pas mal d’établissements. D’autre part, les administrations et les entreprises devraient prévoir dans leurs plans de formation des modules intégrant l’IA, la Data et les Soft Skills nécessaires au développement professionnel de leurs collaborateurs. C’est un processus en cours qui, pour la plupart des institutions et des entreprises, entre dans le fameux credo du «Test & Learn», mais qui gagnerait à être formalisé dans le cadre d’une gouvernance numérique structurée à l’échelle organisationnelle et étatique.
Pourquoi l’accompagnement des startups est-il essentiel pour atteindre les objectifs ?
Comme mentionné plus haut, l’innovation ne doit pas constituer l’arbre qui cache la forêt. Il s’agit bien d’un moyen et non d’une finalité et le piège du Tech Washing, de la coquille vide et du «show business» n’est jamais loin. Les startups sont, en effet, le cœur battant et l’espoir incontesté de cette stratégie, car le succès de cette dernière dépend étroitement de leurs succès.
Face à un marché local peu prospère avec en prime une inflation qui s’inscrit dans la durée, il faudrait réduire la pression notamment fiscale sur les startups et les TPME et trouver les moyens de motiver leurs troupes à travers des mesures matérielles et immatérielles. Les pratiques venues directement de Silicon Valley comme le Googleplex sont des cas d’école visant à créer des environnements propices à l’innovation, la co-création et la résilience. La création de sous-écosystèmes dédiés à l’innovation, de Fablabs et de pépinières de startups et d’auto-entrepreneurs à l’image de StationF ainsi que d’autres expériences de par le monde, où jeunes et moins jeunes pourraient sortir de leur isolement pour échanger et co-créer des solutions innovantes, a déjà prouvé sa capacité à favoriser l’émergence et la croissance sous d’autres cieux, mais un modèle marocain est fortement requis. Enfin, il faudrait trouver le moyen de rétablir la confiance. Laquelle préfigure comme un facteur culturel déterminant pouvant tout faire balancer. Sans confiance, le commerce électronique ne peut prospérer et les relations commerciales d’une manière générale risquent d’être mises à mal. Sans une confiance tous azimuts, le développement d’un écosystème numérique fort et durable reste hors de portée. Cela dit, un climat des affaires novateur reste à réinventer pour propulser le Maroc haut et fort au sommet des classements internationaux.