Le Matin : Quel état des lieux faisons-nous aujourd’hui des violences à l’égard des femmes au Maroc ? Et quels sont, selon vous, les types de violence les plus difficiles à combattre ?
Leila Rhiwi : La violence faite aux femmes et aux filles constitue un véritable problème de santé publique qui touche plus d’un tiers de femmes dans le monde. Au Maroc, et selon les données du Haut-Commissariat au Plan (HCP), le taux de prévalence, toutes formes confondues, est de 57% (7,6 millions de femmes). Comme vous le savez, les enquêtes de prévalence de la violence à l’encontre des femmes fournissent des estimations sur la base d’un échantillonnage représentatif des pays et renseignent sur l’incidence de la violence à l’encontre des femmes dans la société en abordant ce phénomène sous ses différents angles : ses contextes, ses formes, sa prévalence ainsi que ses conséquences. Ces enquêtes sont généralement menées sur une périodicité moyenne de dix ans et permettent de suivre l’évolution du phénomène et d’orienter les politiques publiques en réponse aux enseignements tirés. La dernière enquête réalisée par le HCP avec l’appui d’ONU Femmes en 2019 fait suite à une première enquête nationale réalisée en 2009, et a fourni des statistiques précises, fiables et comparables et permis d’aider les différents acteurs à cibler leurs interventions. À noter que cette enquête contribue également aux efforts du Maroc en termes de suivi des Objectifs de développement durable (ODD) relatifs à la violence et plus particulièrement les indicateurs liés à l’ODD 5.
Cette enquête a révélé, par exemple, que le contexte conjugal demeure l’espace de vie le plus marqué par la violence et la violence psychologique reste la forme la plus répandue parmi les femmes âgées de 15 à 74 ans avec un taux de 47,5%, soit 6,4 millions de femmes. Les violences psychologiques, du fait qu’elles soient difficilement détectables et identifiables, et souvent invisibles, sont à mon avis la forme qui est la plus difficile à combattre. Les gens ont souvent tendance à associer les violences faites aux femmes aux violences physiques, mais les violences psychologiques, qu’elles soient verbales (insultes) ou sous forme d’intimidation, de menaces de violence ou de contrôle du comportement d’autrui n'en sont pas moins éprouvantes et destructrices pour les victimes, car elles touchent leur estime de soi et les font vivre dans un climat de peur et d’insécurité.Il est important de noter que la loi 103.13, qui est venue renforcer l’arsenal juridique national dans le domaine de la lutte contre les violences faites aux femmes et la protection et prise en charge des victimes, a défini la violence psychologique comme étant «toute agression verbale, contrainte, menace, négligence ou privation soit pour porter atteinte à la dignité de la femme, sa liberté et sa tranquillité, soit pour l’intimider ou la terroriser». C’est un pas important vers la reconnaissance de ces violences et leur incrimination.L’enquête du HCP a également mesuré pour la première fois la prévalence de la cyber-violence ou la violence numérique/électronique qui touche 1,5 million de femmes au Maroc, soit un taux de prévalence de 13,8% et permis en alertant dessus d’orienter l’action de plusieurs acteurs institutionnels. Je citerai notamment la campagne du ministère de la Solidarité et de l’inclusion sociale et de la famille, qui a décidé de consacrer sa vingtième campagne nationale contre la violence faite aux femmes et aux filles à la cyber-violence, de même que la DGSN organisera en partenariat avec ONU Femmes une journée d’étude sur les défis de la prise en charge des femmes et des filles victimes de violence avec un focus sur la cyber-violence. Enfin, la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel (CNDP) avec sa plateforme «Koun3labal», dédiée à la sensibilisation des enfants, des adolescents, des parents/tuteurs, ainsi que des enseignants et chercheurs à la vie privée numérique, s’inscrit dans le cadre de ses efforts.Pensez-vous que les services de la DGSN sont aujourd’hui plus sensibles à la problématique de la violence à l’égard des femmes ?
La Direction générale de la Sûreté nationale (DGSN), en tant que point de contact initial à recevoir, enregistrer et orienter les cas de violence, a érigé la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles et leur prise en charge en tant que chantier prioritaire. Nous avons été à ONU Femmes très fiers d’avoir accompagné les efforts menés durant ces quatre dernières années par la DGSN. Ces actions ont concerné tant la restructuration profonde et opérationnelle de leurs services en conformité avec la loi 103.13 que la formation des agents de police ou encore l’établissement d’un circuit de prise en charge de qualité dans l’interaction avec les autres parties prenantes que sont la santé, le Ministère public, le ministère de la Solidarité ou encore les centres d’écoute des ONG. Nous estimons ce partenariat avec la DGSN comme stratégique dans le domaine de la prévention, mais également de la provision de services essentiels de qualité aux survivantes conformément aux normes et standards internationaux en la matière.
Parmi les axes principaux de ce partenariat, on peut citer le renforcement de capacités des chefs de Cellules de prise en charge des femmes victimes de violence pour répondre à toutes les formes de violences, également la mobilisation et la sensibilisation internes au sein du corps de la police pour promouvoir une culture de l’égalité en son sein et, enfin, la communication à destination des citoyennes sur les services disponibles et fournis par la DGSN en la matière.Quelles sont, d’après vous, les actions à mener pour changer les mentalités et sensibiliser les citoyens à la lutte contre la violence ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que la violence à l’égard des femmes n’est pas une fatalité et que nous pouvons grandement la réduire, voire l’éradiquer, avec suffisamment de volonté politique et de ressources. Les recherches mettent en évidence le fait que la violence à l’encontre des femmes est intrinsèquement liée à des inégalités de pouvoir structurelles qui existent entre les femmes et les hommes ainsi qu’à des expressions violentes de la masculinité.
Toute société qui souhaite éradiquer le phénomène des violences faites aux femmes et aux filles sera ralentie et bloquée dans ce processus si les causes structurelles de ces inégalités ne sont pas adressées. En effet, les normes et stéréotypes rigides de genre perpétuent des pratiques et mentalités peu favorables à l’égalité entre les sexes et favorisent les résistances culturelles au changement. C’est pourquoi il est primordial d’intervenir sur le changement des normes sociales en tant que partie intégrante de toute stratégie qui vise à prévenir et lutter contre les violences faites aux femmes et aux filles. Pour cela, l’accent devrait être mis sur la déconstruction des rapports traditionnels déséquilibrés entre les hommes et les femmes qui contribuent à reproduire une culture de la domination des hommes sur les femmes et légitimer ainsi les violences. En effet, les attentes sociales vis-à-vis des hommes les incitent à faire preuve de force physique, d’autorité, de dureté et de manque de sensibilité et les enferment dans ce rôle. Or ces rôles affectent aussi bien l’intégrité des femmes que des hommes.Pour sensibiliser de manière innovante les citoyens et citoyennes à mettre fin aux violences basées sur le genre, il faudrait impliquer les hommes et les garçons dans ce combat et les inviter à prendre connaissance et à se familiariser avec le rôle positif qu’ils peuvent jouer en faveur de l’égalité entre les sexes en promouvant une nouvelle manière d’exprimer et vivre la masculinité. Ces actions peuvent se matérialiser à travers des approches transformatrices innovantes comme l’art et le sport pour faire résonner auprès des jeunes cette dénonciation d’une masculinité toxique. Mais c’est aussi à l’école que tout se construit, lorsqu’on éduque les garçons et filles à la mixité, lorsque les enseignements, exercices et jeux ne consacrent pas les stéréotypes, mais plutôt une culture de l’égalité entre les sexes et la paix. Et bien entendu au sein des familles, lorsque les parents élèvent les garçons et les filles dans une totale égalité des rôles.Enfin, et sur la base des données mondiales relatives aux faibles taux de dénonciation et de recours aux autorités compétentes par les victimes, eu égard à l’ampleur du phénomène, il est crucial d’encourager les survivantes de violence à porter plainte contre leur agresseur et les accompagner dans cette démarche difficile qui leur fait revivre le traumatisme. De même, il est essentiel de sensibiliser davantage au rôle important de l’entourage pour soutenir et accompagner les victimes à dénoncer les violences qu’elles subissent, car elles sont souvent les premières à la sentir. La lutte contre les violences faites aux femmes est notre responsabilité. Unissons-nous et mobilisons-nous contre ce fléau !Quel est le thème de la célébration de la Journée mondiale contre la violence à l’égard des femmes cette année ?
Ce 25 novembre, les pays du monde entier commémorent la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes sur le thème «Tous UNiS ! L’activisme pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et des filles !»
Le thème de cette année vient mettre en relief le rôle important que jouent les associations pour défendre les droits des femmes grâce à leur activisme constant et leur plaidoyer. Mais également, la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles occupe une place de plus en plus importante dans l’agenda politique avec un renforcement du cadre légal, le développement de politiques dédiées, et l’établissement de services essentiels et de stratégies de prévention. Cependant, malgré les mobilisations et les différents mouvements internationaux et nationaux depuis #MeToo pour encourager la prise de parole des femmes, dénoncer publiquement les violences faites aux femmes et aux filles et porter cette problématique dans le débat public, dans le monde entier, les violences à l’égard des femmes demeurent la violation des droits humains la plus répandue et la plus persistante, exacerbée davantage par les effets de la pandémie de la Covid-19.Éradiquer ce fléau social nécessite, bien entendu, la mobilisation des pouvoirs publics pour la protection des victimes, la prévention des violences et le renforcement des services de qualité pour les survivantes, mais aussi le soutien et le financement des organisations de défense des droits des femmes et des mouvements féministes solides et indépendants. C’est pour cette raison que le thème proposé pour cette édition de la campagne «Tous UNiS» constitue un appel à un soutien renforcé envers l’activisme pour prévenir et éliminer toute forme de violence à l’égard des femmes et des filles. L’édition 2022 de la Campagne mondiale appelle donc, aux côtés de la mobilisation de tous les défenseurs et toutes les défenseuses des droits des femmes, les gouvernements, le secteur privé, les syndicats, et le système des Nations unies, à travailler conjointement pour prévenir la violence à l'égard des femmes et revendiquer, ensemble, un monde sans violence.Et quel est le programme des 16 jours d’activisme pour cette année au Maroc ?
Tout au long des 16 jours d’activisme, une série d’événements sera menée aussi bien par les institutions nationales que par les organisations de la société civile, les médias et le secteur privé pour attirer l’attention et galvaniser l’action collective en vue d’éliminer la violence à l’égard des femmes et des filles, mais aussi pour intensifier les efforts de mobilisation et partager les connaissances et les innovations en la matière. Au Maroc, nous sommes témoins, ces dernières années, d’une mobilisation de plus en plus importante de différentes institutions qui s’engagent et adoptent des mesures pour contribuer chacune de sa perspective et mandat propre à l’éradication de ce phénomène.
Cette année, nous serons aux côtés de nos partenaires de la Direction générale de la Sûreté nationale et la Gendarmerie Royale dans le cadre de leur application de la loi 103.13 et les services offerts par ces institutions en direction des victimes. Nous serons également aux côtés du ministère de la Solidarité dans sa campagne de sensibilisation aux violences digitales. Aussi, avec la Commission nationale de protection des données à caractère personnel, nous contribuerons avec plusieurs agences des Nations unies à l’initiative de la plateforme digitale «Koun3labal» visant à sensibiliser le large public à cette problématique avec une mention sur la protection des filles et des femmes quant aux cyber-harcèlement. Également, et en partenariat avec Le ministère de la Jeunesse, de la culture, et de la communication et la Cinémathèque marocaine et avec l’appui des Ambassades du Canada, de la Suisse et d’Australie, nous organisons la première édition de la Semaine du film pour les droits des femmes. Cette semaine de films et documentaires de différents continents illustre combien, dans des contextes et cultures différentes, les femmes vivent les mêmes discriminations et violences. Modestement, cette Semaine se veut une contribution pour faire connaître au grand public les luttes des femmes pour l’égalité de différentes perspectives. En tant que coordonnateurs de la campagne du secrétaire général des Nations unies, nous allons également réitérer cette année la communication digitale pour promouvoir les efforts de nos partenaires institutionnels et de la société civile en matière de prévention et lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles et sensibiliser le grand public et notamment les jeunes à cette problématique.