Par Dr. Lamiae Benhayoun, Professeur-chercheur en Management des Systèmes d’Information à UIR Rabat Business School
Aujourd'hui, les soldes de trésorerie et de réserve ne sont disponibles que pour certaines institutions, principalement des banques. Cependant, la situation pourrait assez rapidement évoluer avec l’avènement du digital qui transforme la façon dont nous effectuons des transactions financières. Dans un monde programmable, les utilisateurs cherchent la décentralisation en omettant les intermédiaires comme les avocats, les courtiers et les banquiers, afin d’effectuer des transactions plus rapides et moins chères. De telles mutations poussent à l'introduction des monnaies numériques dans nos sociétés, matérialisées par les crypto-monnaies et les monnaies digitales des banques centrales (Central Bank Digital Currency-CBDC).
Les crypto-monnaies sont des devises mondiales programmables sous forme de systèmes anonymes qui menacent les États-nations, puisqu’elles privent les gouvernements du contrôle de la politique monétaire et budgétaire. Leur valeur est principalement celle du stockage et de la spéculation, non dans l’usage. En revanche, une CBDC est une monnaie issue par une banque centrale, utilisée pour régler des paiements ou comme réserve de valeur. Elle constitue une monnaie électronique mais qui existe déjà sous forme de réserves de la banque centrale. La CBDC peut être soit une monnaie fiduciaire, ou non fiduciaire s'appuyant sur l'or ou un autre métal précieux. L'adoption des CBDC réduira l'utilisation du cash qui implique des coûts de stockage élevés, permettant ainsi une plus grande flexibilité du système financier.
Au-delà des défis techniques : une recherche pour examiner l’acceptation des CBDC par les ménages
Les formes centralisées de monnaies numériques sont encore principalement en phase de test pour affiner leurs fonctionnalités techniques et opérationnelles et éclairer les institutions quant à la conception précise de ces monnaies. En effet, les CBDC posent des défis concernant la traçabilité, leur nature symbolique ou liée à un compte réel, le degré d'anonymat des utilisateurs, et la génération d’intérêts. 10% des banques centrales sont susceptibles d'émettre une CBDC pour le public à court terme, ce qui représente 20% de la population mondiale et qui aura d’importantes retombées transfrontalières. L'e-yuan est en test dans plusieurs villes chinoises et devrait être la première grande CBDC du marché. Un test pilote est en cours pour l'e-krona en Suède qui devrait rendre compte des résultats fin 2022. Au Maroc, Bank-Al-Maghrib mène actuellement une réflexion sur le sujet avec l'aide d'experts internationaux et s’est doté récemment d’un cadre institutionnel dédié à la CBDC. Ces projets sont réalisés en collaboration avec des véhicules d’innovation internationaux tels que le BIS (Bank for International Settlements).
Cependant, des problèmes non techniques restent également à résoudre. L'une des principales difficultés est l'acceptation par les ménages de cette technologie disruptive. L'aspect marketing - identifier les motivations et les besoins - est absent dans presque tous les projets et études des CBDC. Ce n'est non seulement une lacune majeure mais aussi une erreur dans le processus de conception : nous concevons des modèles de CBDC avant de savoir ce que leurs futurs utilisateurs veulent réellement. Dans cette perspective, une étude couvrant des pays où des réflexions et des projets CBDC sont en cours, notamment la France, le Suède, le Maroc et la Chine, a été réalisée par Dr. Lamiae Benhayoun de UIR - Rabat Business School, en collaboration avec des académiques de l'Université de Halmstad en Suède*. La recherche, qui a révélé les facteurs incitant les ménages à adopter une CBDC, aidera les décideurs politiques à mieux concevoir et déployer des CBDC. Nous fournissons ici aux praticiens des recommandations quant à la manière d'agir sur ces facteurs propres aux consommateurs.
Possibilités d’usage de la CBDC rapportées par les consommateurs
Notre étude montre que les CBDC ne sont pas seulement acceptées par une jeune génération, ce qui était peut-être attendu, mais par des utilisateurs potentiels de tout âge. Les consommateurs sont largement prédisposés à transformer leurs dépôts bancaires en CBDC, et à utiliser cette monnaie fréquemment dans leur quotidien pour plusieurs finalités: des opérations de virement, des transactions bilatérales, les paiements transfrontaliers, les achats en ligne et physiques, et la perception de leurs salaires. Par conséquent, les gouvernements doivent émettre des CBDC puisque cette monnaie pourrait servir d’outil par lequel l'État créerait un système social plus efficace et plus sûr grâce à des paiements directs, immédiats, et plus flexibles.
L’adoption des CBDC encouragée par son utilité, la sphère sociale et les ressources disponibles
L’utilisation par les ménages des CBDC est favorisée lorsque cette technologie fonctionne comme prévu en termes de convivialité, de facilité des transactions financières, de rentabilité, de rapidité, et de productivité par rapport aux autres moyens de paiement. Ainsi, les banques centrales doivent sensibiliser les utilisateurs à la performance de la CBDC pour améliorer la flexibilité et la qualité de leurs transactions financières. Ceci contribuerait à l’utilisation de cette monnaie de façon continue, fréquente, et quotidienne par les ménages.
Par ailleurs, la recommandation et promotion de la CBDC par la sphère sociale accélère son adoption chez les ménages. Cette sphère se compose de la famille et amis proches, de personnalités publiques estimées, et d'experts. Les institutions doivent, de ce fait, inciter à la recommandation des CBDC sur les réseaux et à travers des personnes modèles, afin d’inspirer les utilisateurs potentiels.
Aussi, lorsque l'utilisateur a accès à des ressources facilitant l'utilisation de la CBDC, il est susceptible de l'adopter dans ses transactions financières quotidiennes. Les ressources nécessaires à la CBDC comprennent de nouveaux appareils, Internet, des connaissances spécialisées, la compatibilité avec d'autres appareils, et la présence d'un support professionnel. Dès lors, les banques centrales doivent mettre en place un soutien constant et un environnement numérique adéquat aux CBDC chez les ménages. Elles doivent aussi s'assurer que les consommateurs sont conscients de la facilité d’adopter une telle monnaie lorsqu’ils ont accès aux connaissances et au support des banques centrales.
La confiance en la CBDC : Le facteur central pour son adoption par les ménages
Une conclusion importante de cette étude est que les CBDC peuvent être émises par les gouvernements comme un moyen de reprendre un meilleur contrôle de la politique monétaire, si et seulement si les utilisateurs ont confiance dans le système de cette monnaie. Cette confiance inclut la capacité de la banque centrale à gérer les salaires en monnaie numérique et les portefeuilles, et à garantir l'aspect privé des transactions. La CBDC digne de confiance doit aussi être une monnaie à l’échelle nationale, contrôlée par l'état. En particulier, notre recherche démontre que, même si la CBDC est compréhensible et facile à utiliser, ces fonctionnalités ne peuvent bénéficier à son adoption par les ménages que lorsque la confiance en cette monnaie est installée. Ainsi, les banques centrales doivent proposer une CBDC flexible et accessible, tout en veillant à accentuer la confiance des utilisateurs en cette monnaie. Un usage commercial par ces banques de la confiance des ménages est nécessaire pour motiver ses potentiels usagers.
La confiance dans le système existant des principales monnaies fiduciaires interdépendantes menées par le dollar américain, a été sérieusement érodée suite à la rupture de Nixon avec le système de Bretton Woods en 1971 et la politique fédérale de dépenses déficitaires sous Alan Greenspan. Elle a été aggravée par la crise de 1995-2000 (bulle dot-com), 2007-2008 (crise des prêts hypothécaires), et maintenant 2020- (crise Covid-19) et 2022 -(guerre russo-ukrainienne). Alors que les crypto-monnaies semblent être une alternative potentielle, nos recherches fournissent des preuves que les monnaies numériques émises par les banques centrales sont perçues comme plus fiables par les ménages. Nous montrons que les CBDC sont susceptibles d'être largement utilisée pour le stockage de valeur lorsque la confiance est installée dans ce système monétaire.