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Entretien avec Mohamed El Ouali : «La traduction, acte de participation et non d'observation passive»

Mohamed El Ouali est professeur universitaire, spécialiste en langue et littérature arabe. Réputé par ses travaux sur la rhétorique et ses traductions de textes vers l'arabe. Il est actuellement chercheur au centre de la traduction à l'IRCAM. Sa traducti

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Traduire c'est trahir, nous dit l'étymologie. Comment assurer le passage d'un texte, avec les valeurs qui le sous-tendent et les spécificités langagières de la langue d'origine, vers une autre langue ? En quoi la traduction participe t-elle au rayonnement d'une langue et d'une culture. ? Des questions auxquelles tente, modestement, de répondre cet entretien.

Que représente pour vous l'activité de la traduction, particulièrement dans le domaine de la langue et de la culture amazighe ?
L'activité de la traduction pour moi est tout d'abord un hobby parallèle à ce que sont ma profession et spécialité : la poétique, la rhétorique et l'argumentation. Mais j'ai toujours senti la nécessité d'aérer mon petit espace avec des textes étrangers. L'étrangeté m'attire, me rajeunit. L'habitude et la routine m'angoissent. La simple lecture d'un livre en espagnol ou en français dans le domaine peut provoquer mon désir de le traduire en arabe. Mais la traduction est devenue dans ma carrière plus qu'un hobby. J'ai publié plus de sept livres traduits et un seul non traduit.

Dans le domaine de l'amazighité, la traduction est un outil indispensable. Il y a un trésor français et espagnol qui traite tout les aspects des imazighen. Les Français et les Espagnols en tant que colonisateurs et chercheurs se sont intéressés beaucoup à notre société. Cette tradition, nous devons la traduire en arabe et en amazighe, pour instruction scientifique et idéologique. Mais ces traductions doivent être accompagnées d'un autre travail de «nettoyage» idéologique de cette tradition très importante.

Que peut apporter la recherche en traduction pour l'amazighité ?
L'amazighité vit, actuellement, une situation particulière. Dans cette atmosphère de démocratie et d'ouverture, elle devrait profiter des chances qui lui sont offertes. Nous sommes normalement témoins d'une révolution : la presse, des émissions télévisées, le théâtre, le cinéma, la poésie, la critique littéraire, des conférences dans nos facultés et des thèses universitaires ne sont plus des pêchés.

Mais le plus important est la création de l' IRCAM par Sa Majesté Le Roi Mohamed VI. Cette institution est chargée de la recherche dans tous les domaines de l'amazighité : l'histoire, la linguistique, la communication, la pédagogie, la littérature …etc. L'IRCAM est une chance pour tous les marocains, mais aussi pour la recherche scientifique.

La recherche en traduction est d'une actualité brûlante. La traduction amazighe est un champ très vaste. Et pour éviter tout empirisme, nous devons faire aussi de la traduction un champ de recherche théorique. La traduction a deux facettes, l'une pratique, l'autre théorique. Nous ne sommes pas des praticiens à la manière des techniciens de l'interprétariat. Notre travail est différent. Nous travaillons sur des textes riches en matière de signification et le traducteur est créateur comme les auteurs de ces textes. Nos moyens sont très modestes, mais cela ne doit pas nous empêcher de contrôler notre traduction amazighe. Nous ne nous pressons pas vers les solutions et la satisfaction rapides. Nous n'avons pas peur des «défaites», parce que dans les défaites, nous apprenons et enrichissons nos connaissances et notre savoir scientifique.

Quelles sont vos préoccupations au sein de l'IRCAM? Comment définissez- vous les priorités ?
Dans ce domaine et dans notre centre de traduction de documentation d'édition et de communication (CTDEC)), je me suis engagé dans la traduction de deux textes. Le premier est l'étude écrite par un militaire espagnol (1935), Emilio Blanco Izaga, sur la structure tribale rifaine des Ait Waryaghel et leur droit coutumier. C'est une étude très importante du point de vue collecte de données sociologiques, historiques et anthropologiques. Je prépare une traduction de l'espagnol vers l'arabe.

Cette traduction représente pour moi «une affaire personnelle», sinon intime. Il y a même une sensation de nostalgie des origines et un sentiment d'amour et de respect. Le Rif est l'espace où je suis né et où j'ai fait mes premiers contacts avec la société et l'école.

Le deuxième texte que je traduits est le corpus le plus important du conte amazighe collecté, transcrit en caractères latins et traduit en français, par Emile Laoust. Ce dernier a illuminé ce texte avec des notes explicatives très instructives du point de vue littéraire, philologique, historique en comparaison avec les contes des autres sociétés et cultures. C'est une injustice douloureuse que celle qui a frappée implacablement ce monument littéraire. Dans l'histoire littéraire ou des idées, écrite par des occidentaux ou français, on ne cite pas Laoust. Est -ce un accident ou un acte prémédité ? Ce texte est une relique de la littérature marocaine.

La traduction de ce texte vers l'arabe peut changer un peu la physionomie de l'histoire littéraire marocaine. Et derrière cette traduction, il y a l'intention de colorer un peu l'image de l'identité marocaine, l'image de notre passé, de notre avenir et de notre culture.

Tout cela s'insère dans le cadre qu'on peut qualifier de politique. Il y' a une volonté de bâtir une culture plurielle. A coté de l'arabe il y a l'amazigh. Deux cultures, un seul peuple. Les priorités sont tout d'abord : normaliser cette langue, bâtir une grammaire et un dictionnaire. Et parallèlement, transcrire toute la tradition orale amazighe : la poésie, les contes, les mythes, les légendes, les discours rituels, le lexique dans toute ses variétés dialectales. Dans ce domaine, la traduction doit être un acte de participation et non seulement une observation passive. La traduction et une nécessité vitale pour l'enrichissement des langues à moindre diffusion et qui se préparent au passage de l'oralité vers l'écriture. Aucune langue ne peut vivre seule.

Chaque langue, dans ce monde, s'insère dans un réseau de rapports entre langues. Prenez l'exemple de l'allemand : il n'est devenu langue unifiée, sur cette mosaïque de dialectes, opaques les uns par rapport aux autres, que grâce à la traduction. Surtout la traduction de la bible. L'anglais présente les mêmes caractéristiques. La traduction est une tache vitale. On conseille dans ce contexte la traduction des textes littéraires à renommée mondiale. Je pense à Homère, Dante, Tagore, Cervantès, Balzac, Marquez, Neruda, Almaarri, Mahmoud Darwich…etc. Le choc de l'amazighe avec ces textes peut provoquer une nécessité d'enrichir la langue d'accueil.

Ces textes arrivent d'autres horizons culturels, chargés de visions du monde et de valeurs esthétiques différentes. Ils iront fleurir sur la terre amazighe sous formes d'emprunts, de métaphores, de tournures syntaxiques, de néologismes et d'archaïsmes. La traduction est un défi et une provocation à la langue pour un auto enrichissement. Le contraire est aussi vrai : l'amazighe peut participer à la promotion d'autres langues qui accueilleront nos contes, fables, proverbes, mythes et poésie. L'amazighe a beaucoup de ressources symboliques esthétiques dignes d'être exposées sur le marché mondial de ces produits.

Une approche scientifique de ce patrimoine peut nous aider, non seulement à comprendre notre société, mais à la transformer dans un sens progressiste et humain. Tourner le dos à cette tradition peut exposer notre société aux aléas de hasards aveugles et catastrophiques.

Vous êtes spécialiste de littérature, quel serait l'apport de cette dernière en matière de traduction des ouvrages amazighes vers d'autres langues ?
Dans l'état actuel de la langue amazighe, je pense que la littérature est l'héroïne. Partout la littérature est sollicitée:
A) Le grammairien frappe à sa porte en venant à la recherche des exemples pour les manuels ;
B) Les spécialistes des dictionnaires font la même chose. Les mots et les phrases ne tombent pas des cieux, ni de la bouche du marchand, mais sont extraits nécessairement de chefs d'œuvres littéraires consacrés par la nation et les institutions, universités, maisons d'édition, académies à vocation linguistique... etc.

C) Pour les poéticiens et les stylisticiens, la littérature est leur objet où leur pouvoir est indiscutable.
D) Pour les philologues, la littérature constitue un vaste champ qu'on doit transporter du monde de l'oralité vers le monde de l'écriture.
E) Enfin, pour les idéologues, la littérature est la clef de voûte de l'identité. Sans mythes, légendes, contes, proverbes, métaphores, discours rituels, on ne peut pas parler de l'identité, et tout cela relève de la littérature.
Vous conviendrez que cet immense continent de l'amazighité n'est pas aussi simple comme le pensent certains ne vivent que grâces aux slogans éphémères.

Pourquoi avoir choisi de consacrer votre première traduction (au sein de l'IRCAM) au droit coutumier amazighe dans le Rif ?
Nous l'avons fait pour simplement:
A) mettre entre les mains des lecteurs marocains, qui ne maîtrisent pas l'espagnol, une traduction arabe,
B) avoir une connaissance de notre société par le biais des recherches effectuées par le colonisateur,
C) pour la conquête de notre passé, conquête qui facilite la tâche pour comprendre notre présent et bâtir notre avenir.

Peut-on parler d'une spécificité rifaine ? Que peut-elle apporter à la collectivité nationale sur le plan identitaire ?
Je pense que le Rif est très pauvre en matière de ressources naturelles. La nature y est très avare. La Méditerranée est presque morte à cause des abus incontrôlés des pécheurs espagnols. Le peuple, dans cette zone, s'est transformé en mine de main d'œuvre pour l'Europe.

Le climat chez nous est implacable et très variable. L'Etat est absent par ses services, omniprésent par ses moyens de contrôle. Mais le rifain est d'une endurance exemplaire. C'est cela le trait distinctif du nord. On peut le caractériser aussi par un esprit très conservateur, un « instinct» de migration, à la recherche d'un travail qui lui assure la survie. La mémoire du rifain est habitée par les souvenirs de famine et des aventures de l'émigration, tantôt vers l'Algérie tantôt vers l'Europe.

Les nécessités de la vie ne lui laissent pas de temps pour se réjouir des productions esthétiques. On oublie souvent les évidences parmi lesquelles l'appartenance du Maroc à la méditerranée grâce au Rif. Mais tous ces facteurs sont très mal investis. Le courage des rifains n'est investi que dans les livres d'histoire et des combats contre les agresseurs. L'endurance des rifains n'est investie que dans les usines de France, d'Allemagne et de Belgique …etc. La méditerranée se résume, dans la tête de la foule aveugle et misérable, dans la culture de hachich. Voilà, une identité complètement perdue.

Si la traduction constitue un pont entre les cultures, quelles valeurs devraient la gouverner ?
La traduction, comme tout métier, a une déontologie. A) Tout d'abord, le respect des textes qu'on traduit. Le respect du message véhiculé. Une écoute attentive de l'autre. Modestie totale devant les textes les plus simples et les plus faciles. Tester toujours nos évidences et nos apparences quand on est devant les textes. B) Le respect de cette langue médium qu'on utilise dans la traduction.

Il faut faire économie au lecteur de comparer les deux textes, source et cible, pour s'emparer du sens. La possession linguistique du medium accueillant doit être forte et une préparation à la créativité dans ce système et très louable. Ce respect du medium accueillant fait partie du respect de notre lecteur. Il faut à la fin de chaque paragraphe, prendre du recul, comme le peintre après chaque touche de son pinceau sur la toile, et mettre en relief les attentes du lecteur. Le traducteur assume toutes les responsabilités scientifiques et morales.

Il remplace l'auteur et le lecteur ; son rôle est dépendant du lecteur et de l'auteur ou de leurs images réfléchies dans sa mémoire. Le bon traducteur doit satisfaire les demandes de tous ses partenaires. Une harmonisation de tous ces facteurs par le traducteur est une tache primordiale.

Deux mots pour conclure :
Un traducteur doit être chez lui entouré de toutes sortes de dictionnaires. Son labeur est une guerre de mots, des mots pleins de sens fuyants. Tous les mots, même les plus utilisés, peuvent être suspects et « méchants».

Les meilleurs traducteurs peuvent commettre des erreurs les plus banales et ridicules.

Qu'on n'oublie jamais de céder nos traductions à des lecteurs les plus variés, et les soumettre a toutes sortes de tests. L'expérience montre avec éclat que le lecteur le plus naïf peut être d'une utilité inimaginable pour le traducteur le plus averti.
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