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Samedi 18 Mai 2024
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La langue amazighe, composante fondamentale de la culture marocaine

Moha Ennaji : Chercheur universitaire et auteur

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L'amazigh, qui est d'origine Hamito-sémitique (Afro-asia¬tique), est la langue maternelle d'environ la moitié de la population du Maroc. Les régions où il est parlé sont discontinues en ce sens qu'elles sont divisées en zones entourées de popula¬tions arabophones. Ces zones englobent soit un centre de population tel un village, soit une superficie plus vaste (voir Ennaji 1985).

L'amazigh est une langue orale qui possède une histoire écrite plus que millénaire. Les dialectes touaregs dans le sud de l'Algérie et de la Mauritanie ont gardé le système d'écriture appelé le «Tifinagh» qui a été transmis de génération en généra¬tion pendant des milliers d'années (environs 5000 ans).

En fait, le passage à l'écrit ne date pas d'aujourd'hui. Nous avons dans le sud marocain des manuscrits qui remontent au Moyen Age, notamment des textes religieux de l'Islam. Mais les écrits amazighs n'ont pas été diffusés largement comme les autres écrits en raison de facteurs historiques. La création de l'Institut Royal de la Culture Amazighe (IRCAM) et l'adoption du Tifinagh en tant qu'alphabet officiel de la langue amazighe contribueront à la diffusion et à l'apprentissa¬ge des caractères tifinaghs au Maroc et à l'étranger. Le Tifinagh, qui a été récemment modernisé et adapté à l'outil informatique par l'IRCAM va être bientôt répandu à l'aide de l'enseignement et des médias. Bien qu'il ait des similarités avec l'arabe dialectal, l'amazigh comporte une syn¬taxe et une phonologie distinctes de celle de l'arabe. En l'occurrence, il n'y a pas d'inter-compréhension entre les deux langues maternelles : l'amazighophone monolingue ne comprend pas l'arabe dialectal.

Du point de vue diachronique, l'amazigh a emprunté au latin, à l'arabe et plus récemment au français. Les résidus de l'emprunt de l'amazigh au latin sont limités à une dizaine de mots. Cependant, l'em¬prunt le plus répandu est l'emprunt à l'arabe dialectal et au français. La plupart de ces emprunts sont maintenant com¬plètement adaptés aux schèmes amazighs; par exemple, le mot latin asinus (âne) est prononcé asnus en amazigh du Moyen Atlas; le mot arabe l-mraya (miroir) devient lmri en tamazight; le mot français porte devient tapurt en kabyle.

Aujourd'hui, l'amazigh comprend beaucoup d'emprunts arabes. A titre d'exemple, des noms sont empruntés à l'arabe dialectal tout en gardant l'article défini al- , par exemple, l-kas (le verre), l-fdur (le petit déjeuner), l-qehwa (le café), etc. Beaucoup d'emprunts arabes ont remplacé des éléments lexicaux qui sont disponibles et parfaitement adéquats en amazigh pour la simple raison qu'ils sont très répandus. A titre d'exemple, dans la variété tamazight de Béni Warayn où les termes arabes shRul (travail), bRa (vouloir) et sme' (écouter) ont été substitués aux mots amazighs tawwuri, ira et islla respectivement. Les termes azlmad (gauche) et afasi ou ayffas (droite) ont été remplacés par leurs correspondants en arabe dialectal à savoir lisar et liman.

Selon le linguiste américain, Penchoen (1973), la population amazighophone était d'environ 10 millions dans tout le Maghreb dans les années soixantes. De nos jours, il est difficile de don¬ner des chiffres précis car il n'existe pas de statistiques officielles concernant le facteur linguis¬tique.
C'est au Maroc qu'il existe la plus forte population amazighophone. Trois dia¬lectes amazighs majeurs sont parlés au Maroc: le tarifit employé dans le Rif au nord du pays, le tamazight parlé au Moyen Atlas et dans l'est du Haut Atlas, puis le tashel¬hit parlé par les populations du Haut Atlas et de l'Anti-Atlas au sud du Maroc. Plusieurs linguistes considèrent que l'amazigh reste essentiellement une seule langue, malgré ses nombreuses variétés. En fait, i1 y a une certaine inter-compréhension entre les trois parlers amazighs marocains (cf. Cadi 1987, Ennaji 1985).

Nous pouvons avancer qu'il y a une grande ressemblance entre toutes les variétés amazighes aux niveaux phonologique, morpholo¬gique, syntaxique et lexical (cf. Basset 1959, Applegate 1958, Sadiqi 1997).
Ce découpage traditionnel des zones amazighophones en régions rurales ne reflète pas fidèlement l'effet de l'exode rural considérable qu'a vécu le Maroc depuis l'indépendance. Par consé¬quent, il existe aujourd'hui des popula¬tions amazighophones très importantes dans les grandes villes telles que Casablanca, Rabat, Agadir, Nador, Alhouceima, Fès, Méknès, Marrakech, etc. Les amazighophones sont en général des bilingues car ils parlent souvent l'arabe dialectal également.

C'est le cas surtout de la jeune génération et des personnes âgées de moins de 50 ans. Les monolingues amazighs appartiennent générale¬ment à la vieille génération qui ne participe plus aux activités socio¬économiques, ou ils sont des enfants d'âge pré¬scolaire appartenant à des régions mon¬tagneuses isolées. Abbassi (1977) estime que le nombre des amazighophones monolingues au Maroc est d'environ 45% de la population amazighophone. La langue amazighe est le véhicule d'une culture marocaine authentique, tra¬ditionnelle et spécifique aux régions où elle est parlée. Nous assistons à une littéra¬ture orale extrêmement riche, un patrimoine de chants, légendes, poèmes, proverbes et anec¬dotes qui ont besoin d'être rédigés et diffusés par le biais de l'enseignement et des médias. En plus de la poésie, du chant et de la danse, la culture amazighe est représentée par un art décoratif trois fois millénaire.

Un certain nombre de facteurs ont contribué à la renaissance de l'amazigh. Premièrement, la volonté royale d'officialiser la dimension amazighe. Deuxièmement, l'ouverture du Maroc sur l'occident, à travers la démocratisation du pays et son engagement à protéger tous les droits humains y compris les droits linguistiques et culturels. Troisièmement, il y a le travail louable des chercheurs et associations amazighs qui ont pu réactiver la revendication amazighe. Au niveau des mass médias, les programmes amazighophones diffusés quotidiennement par la RTM, et qui sont destinés aux amazighophones, ont pu garder un lien de communication avec leurs auditeurs. Enfin, il y a l'importance symbolique et psychologique de la création du journal télévisé dans les trois dialectes et qui est diffusé quotidiennement depuis août 1994.

Depuis le discours royal d'Ajdir (17 octobre 2001), nous assistons à un vrai renouveau de la langue et de la culture amazighes au niveau des domaines sociaux où il est utilisé. L'usage de l'amazigh est devenu plus répandu que par le passé dans les villes, les familles, à l'université, au marché, etc. D'après une enquête que nous avons menée à l'université de Fès, un grand nombre de jeunes citadins arabophones souhaitent apprendre l'amazighe dont ils connaissent seulement quelques éléments lexicaux et quelques expressions de politesse ou de commu¬nion (voir Ennaji 1997).

Bien que des facteurs sociaux et historiques aient dans le passé joué contre l'amazigh, cette langue est restée vivante et riche. Elle a résisté grâce à son dynamisme en tant que langue maternel¬le surtout dans les régions rurales. Dans les villes, la langue amazighe a gardé sa vitalité car elle est toujours celle du foyer et des amis, la préférée de ses locuteurs natifs, qui sont fiers de leur langue maternelle (cf. Aherdan 1980). Malgré la polémique qui a accompagné le débat (qui devait être scientifique) sur l'alphabet à adopter pour l'amazigh, tous les partis politiques marocains favorisent la promotion de la culture amazighe et l'enseignement de cette langue.

La récente commémoration du discours royal d'Ajdir par des représentants de divers partis politiques en est un témoignage retentissant. Il est réjouissant de constater que les marocains s'emploient de mieux en mieux à préserver et à promouvoir leur patrimoine culturel. Grâce à leurs attitudes positives et grâce aux recherches linguistiques modernes, l'amazigh n'est plus un sujet tabou. La renaissance de l'amazigh et sa prise en charge par l'Etat reflètent l'attitude favorable des élites marocaines à la culture amazighe, composante fondamentale de la culture marocaine.

Cette reconnaissance se reflète aussi par les dispositions de la charte nationale de l'éducation qui prévoit l'enseignement de la langue amazighe et l'ouverture de départements de la langue et culture amazighes dans les universités. Le ministère de l'Education nationale et de la Jeunesse a donné le feu vert à l'enseignement de la langue amazighe en septembre dernier dans 300 écoles primaires à travers le pays. Cette reconnaissance officielle se reflète aussi dans la place que la langue et la culture amazighes occupent au sein des programmes de la radio et de la télévision, où les fêtes nationales et les cérémonies officielles sont souvent animées par le folklore, les chants et les danses amazighs.

Sur le plan de la communication, le ministère de la Communication a entamé la mise en place d'une stratégie pour l'intégration de la culture et de la langue amazighes dans les médias en augmentant le temps d'antenne réservé pour chaque dialecte et en présentant un seul journal télévisé en langue amazighe avec une terminologie unifiée. À la lumière de cet article, la conclusion suivante peut être tirée concernant l'évo¬lution de la langue amazighe au Maroc. Nous avons pour la première fois en histoire une reconnaissance officielle de la dimension amazighe.

Depuis la création de l'Institut Royal de la Culture Amazigh, la langue amazighe ne sera plus limitée aux confins du foyer, des amis intimes, et aux régions rurales surtout après son introduction dans le système éducatif. L'enseignement de l'amazigh ouvrira de grandes portes sur la culture du Maroc. Etant porteur de la diversité culturelle et de notre identité plurielle, l'amazigh, nous aidera à mieux connaître le Maroc et contribuera aussi bien à l'enrichissement de notre patrimoine culturel qu'au développement durable du pays.
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