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Driss Jaydane : L’écriture de l’aventure ou l’aventure de l’écriture

Il est journaliste à Luxe Radio, essayiste, philosophe, politologue, un bel orateur, et romancier qui s’est frayé une voie singulière dans la littérature marocaine. Il porte comme une sorte de prédestination le nom de l’ancêtre de notre littérature. Il s’appelle Driss Chraïbi. Et pour se distinguer de son mentor, il a choisi le pseudonyme Jaydane et s’est engagé dans l’aventure de l’écriture au lieu de l’écriture de l’aventure à travers son dernier brûlot.

Le paratexte au service du texte

Le texte de Jaydane déconcerte autant que son paratexte, en particulier la première de couverture dont l’illustration a été très judicieusement choisie. Il s’agit d’un tableau du regretté Mohamed Drissi, peintre expressionniste de la joyeuse laideur de la condition humaine. Il représente un caveau funéraire empli de corps fragmentés : d’abord le personnage principal, sous la forme d’un visage géant à la bouche béante, à l’intérieur de laquelle on distingue d’autres visages similaires, tout aussi patibulaires ou sépulcraux, violemment recrachés sur le déversoir du divan où ils sont invités à s’épancher. On remarque aussi un essaim d’yeux hagards qui volettent à côté du divan. La lecture attentive de ce tableau annonce la structure narrative du roman et sa thématique principale. Ce visage gigogne préfigure donc le procédé des récits emboîtés ou à tiroirs, adoptés par l’auteur pour mettre en exergue la détresse de ses personnages. Ce tableau est donc le récit d’un cri qui rappelle, à bien des égards, les tableaux de Francis Bacon (peintre anglais de la tragédie humaine, s’il en est) traversés tous par le cri de la chair. L’atmosphère lugubre du tableau de Drissi participe donc de l’onirisme caractéristique des peintres et écrivains surréalistes (Salvador Dali, Man Ray, Paul Eluard, André Breton…).

De l’écriture de l’aventure à l’aventure de l’écriture

Aussi ce tableau explique-t-il à lui seul tout le roman, dans la mesure où il représente un cauchemar, à en juger par le climat lugubre de l’espace et la fragmentation des personnages, laquelle préfigure la fragmentation du texte de Jaydane qui fait parler une multitude de personnages, installés sur son divan. On pourrait même dire que ce tableau représente une sorte de big-bang artistique, qui «fera disperser» des fragments de récit que le lecteur doit recomposer pour former le puzzle narratif. À l’instar du monde onirique, la plupart des histoires du roman ont donc une forme entrecoupée ou évanescente. Au fil de la lecture, on comprendra la difficulté du lecteur à reconnaître les narrateurs, à suivre leurs cheminements labyrinthiques et à situer le cadre spatiotemporel. À peine le narrateur entame-t-il un récit, qu’il l’interrompt pour passer à un autre qu’il interrompt de nouveau, pour reprendre le précédent, utilisant maints détours et circonlocutions. «Reprenons où nous en étions, nous assène-t-il, je roule vers le lieu du rendez-vous, vers la villa de T., cette très belle maison, fermée depuis longtemps, ce qui en fait le lieu de rendez-vous idéal… Pour la deuxième fois, j’étais au volant de ma voiture et je roule vers la villa de T., sans ma petite bouteille de Vodka. Là, ce sont des chœurs de l’armée rouge que j’écoute. Avez-vous lu Michel Strogoff ? J’adore ce personnage, vous savez. Il porte de si beaux costumes ! De si jolies vestes. À ce propos, retournons en arrière, voulez-vous ? Et souvenons-nous de mes déguisements d’enfance.»

Ce ravissant tohu-bohu de voix, qui mime l’incohérence du rêve, prouve que l’auteur n’a eu nullement l’intention de raconter une histoire, «les histoires étant des putains vendues à bas prix par des proxénètes», mais de reproduire un cri, le cri des gens blessés, meurtris dans leur chair et résolus à conjurer leur calvaire et surtout leur peur. «Dis-leur que nous ne craignons plus rien, dis-leur que nous sommes désormais d’une chair inconnue… Un parchemin vivant, à la trame éternelle, qui nous fait immortels !»

Ainsi, Jaydane s’est-il nettement défroqué des vieilles habitudes de la littérature marocaine intimiste, qui raconte l’enfance confisquée de l’auteur ou la révolte de l’adolescent, parti en Europe et qui revient se ressourcer dans son petit patelin. Force nous est de constater, à cet égard, que la plupart des écrivains marocains ressassent la même histoire (l’école coranique, la frustration sexuelle de l’enfance, la révolte contre le père, le rapport à la langue française…). Avec Driss Jaydane, la littérature marocaine s’est frayé une autre voie, si bien qu’on est passé de l’écriture de l’aventure à l’aventure de l’écriture. Et ce n’est pas un hasard si le roman de Jaydane se donne à lire comme un tableau surréaliste, qui exige un grand effort d’analyse de la part du lecteur, entraîné de plain-pied, dès l’incipit, dans les méandres des rêves du narrateur. «Si vous le désirez, je peux vous raconter mon rêve. Je ne sais pas exactement où il se déroule... Je respire l’insupportable odeur de la chair carbonisée à laquelle se mêle le parfum frais et enivrant de la menthe sauvage. Cela m’écœure. Mais cela provoque chez moi comme une sorte de joie…»

Ce récit onirique n’est pas sans nous rappeler le roman de Kafka «La métamorphose» où le narrateur relate les mésaventures houleuses du personnage de Gregor, qui un matin se réveille transformé en cancrelat, ou l’œuvre de Lautréamont «Le chant de Maldoror» dont le personnage est aux prises avec l’hostilité d’un monde immonde et loufoque, ou bien encore le roman de l’artiste-peintre marocain Kamal Lakhdar (que peu de lecteurs connaissent malheureusement), au titre insolite «Dirimance», où se mêlent le fantastique, le lyrisme et l’humour baroque dans un monde chtonien, peuplé d’humains tératologiques.
Le narrateur pousse l’aventure de l’écriture aux confins même de la folie, en se livrant à une sorte de sadisme langagier, à travers le personnage de son beau-père, le banquier, qu’il découpe en morceaux, en le forçant à chaque fois de dire que le fragment détaché est toujours au même endroit puisque le terme désignant la pièce de chair existe toujours dans le dictionnaire et peut donc être mis dans des phrases ou des expressions idiomatiques, qu’on contraindra le banquier à écouter puis à répéter. Ainsi, lorsque la mère dira à son mari qu’elle est pendue à ses lèvres, on lui coupera la bouche. Au fur et à mesure qu’on découpera des morceaux du pauvre banquier, la «Méthode» deviendra alors une réalité. Puis on le recoudra, avant de lui demander de livrer ses sentiments, dans un langage raffiné.

Pluralité des «je»

Comme le tableau de Drissi l’annonce, Jaydane adopte la technique du récit gigogne (les récits emboîtés les uns dans les autres), permettant aux personnages de s’exprimer en toute liberté.
Un «je» en quête de son identité : Dès l’incipit, un «je» narrateur nous annonce son intention de raconter un rêve… à travers lequel on découvre un jeune adolescent tourmenté, qui n’a pas encore dépassé le stade œdipien, éprouvant le désir de se débarrasser de son prétendu père. «Il semble qu’ici, des forces invisibles, oui, de terribles puissances veuillent me forcer à éprouver de l’amour pour cet homme, au teint cuivré qui doit être mon père. Cet homme au regard vide qui lèche consciencieusement chacun de ses doigts, alors que sa femme, elle, se contente de le regarder avec admiration… Oui, c’est bien lui… Et là, il faut que je le crie, que je le hurle, que je dise… Oui, je veux que tout le monde sache que cet homme n’est pas l’auteur de mes jours.»

Le narrateur évoque aussi en filigrane la question de la diversité culturelle qui doit être perçue comme un enrichissement. Il nous indique «la méthode» efficace pour que nous ne soyons pas doubles, acculturés, des âmes à deux têtes, mais bien des âmes possédant chacune son propre esprit. Ainsi, toutes ces choses qui s’opposent ne sont-elles pas en harmonie ?
Le «je» est hanté par sa quête de l’identité, son rêve de supprimer son père (son double), en lui faisant subir une métamorphose consistant à le découper en morceaux puis le reconstituer sans défauts. Cette métamorphose est peut-être un clin d’œil au tableau surréaliste de Dali «La métamorphose de Narcisse». Elle n’est pas sans nous rappeler le mythe égyptien d’Osiris et sa femme Isis qui rassembla le corps démembré de son époux, jeté dans le Nil. Le narrateur en reconstituant le corps de son beau-père ne fait en réalité que reconstituer sa propre identité : «Bien sûr, nous recoudrons le Banquier. Mais par contre, nous lui demanderons de décrire dans un langage plus élaboré qu’avant la découpe, tout ce qu’il ressent, pendant qu’il est recousu. Et c’est là, oui, c’est bien là, à ce moment précis que ce que j’attends, depuis si longtemps, arrive en moi. Et que j’imagine, tout arrive pour nous aussi. Car c’est à partir de cet instant que je peux enfin ressentir au plus profond de mon être que je suis transformé…»

Ainsi le «je» narrateur, dès lors qu’il affirme son identité, convie-t-il les autres personnages à son divan cathartique, pour qu’ils puissent à leur tour subir la métamorphose, leur permettant d’être aussi des Narcisse s’exprimant à la première personne. Force nous a été de constater que les personnages sont soit anonymes, soit désignés par une lettre : les personnages F, D, Z, S, K. Ce qui prouve qu’ils sont en quête d’une identité. Cet anonymat des personnages et des espaces peut aussi avoir valeur d’universalisation de la littérature marocaine, qui ne doit pas se cantonner dans l’ethnocentrisme ou le folklorisme.

Le «je» massif : L’ami F du narrateur est un cinéaste rebelle, n’ayant plus peur de révéler la vérité, quand bien même on l’enlèverait ou le torturerait, il crierait tout son soûl que sa ville n’est qu’une pâle imitation des autres métropoles libres, qu’elle n’a pas, une seconde, été pensée, conçue, pour Spiderman et que chez nous tous les héros finissent dans les tôles ou les asiles. Le gardien anonyme et complice du narrateur est si dévoué, si fidèle, mais tellement vaincu par l’amertume qu’il a juré au narrateur que tous les deux, ils libéreraient ce peuple opprimé et écriraient une belle page de l’histoire de ce pays. Hélas, pour des raisons expliquées dans le roman, ce grand Rendez-vous avec l’Histoire est raté.
Un autre «je» anonyme, renvoyant à un chauffeur, était lui aussi présent sur le divan, à l’écoute du narrateur qui parlait de ses problèmes d’enfance, d’adolescence, de ses rêves ratés à cause de ses parents. Mais ce chauffeur aigri par le destin voulait absolument parler des vrais problèmes, à commencer par la Démocratie dans ce pays.

Une voix de femme se manifeste pour dénoncer la pédophilie dont l’enfant éclaté fut victime «… C’est une étrange histoire que la sienne… Sa mère cachera qu’elle l’offre à son second mari pour qu’il puisse en jouir comme il veut. Et à chaque fois que l’enfant se plaint de douleurs de plus en plus fortes, sa mère le fait taire. Elle lui assène que son beau-père l’aime comme son propre fils. Ne lui paye-t-il pas ses études ? Ne lui a-t-il pas promis qu’il le ferait un jour entrer à la Douane ?»
Une autre voix féminine s’insurge pour dénoncer la fourberie de ces défenderesses averties des droits des femmes ; ces bourgeoises, qui courent après les micros pour être sous les feux de la rampe, n’hésitent pas à prendre des avions pour aller défendre la cause de la femme, dans de très beaux palaces. Couvertes d’honneurs et de cadeaux, ces dames n’arrêtent pas de se plaindre des effets du décalage d’horaire.
Le «je» enfant de la rue : il a une voix rauque et grave comme du métal fondu avec de la morve ou de la merde ou du vent ou du bitume ou quelque chose, qui la fend comme une hache ou un long couteau ou le rocher de Gibraltar où ses frères finissent brisés comme des merdes sèches, sur lesquelles marchent les mangeurs de gâteau à la crème, les enfants qui sont nés dans les cliniques… Cette voix nous fait cracher les quelques pièces recouvertes de mépris, accordées au feu rouge lorsque ces enfants se jettent sur nos parebrise pour les nettoyer avec leurs corps pleins de colle respirée.

Le narrateur fait parler aussi l’agent de police qu’on ne cesse de diaboliser, de déshumaniser tout en le condamnant au silence : «Serpents ! C’est le surnom que vous nous avez donné… Ces hommes en uniformes bleus que vous pensez définitivement mauvais. Et dont vous avez fait les ennemis publics de toute la communauté des pauvres ! Si vous saviez ce que nous endurons, chaque jour, vous nous verriez comme des habitants de ce pays. Et mieux comme des êtres en chair et de sang. À elle seule, notre corporation doit bien peser un bon million de fractures… Et de plâtre. Nous endurons le soleil de midi, le froid coupant de mars… Et avec tout cela, vos voitures nous roulent dessus !»

Mais, tous ces personnages qui se sont épanchés finissent par s’insurger contre leur Pygmalion qu’ils traitent de fourbe et traître à la cause du peuple. En effet, tout ce temps passé sur le divan n’est en fait que du vent. Peut-être leur attitude nous rappelle-t-elle la désillusion et l’amertume des jeunes, au lendemain du printemps arabe qui les a bercés de tant d’espoir d’un avenir radieux. Toutefois, si le rêve des personnages du divan a tourné court, celui de leur hôte continue à scintiller à l’horizon, même si les mots se sont évanouis sur le parchemin de l’oubli, ils renaîtront de leurs cendres sur le palimpseste têtu de nos espérances. 

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