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Le lourd tribut des mauvaises décisions

Le lourd tribut des mauvaises décisions

Les décisions économiques sont rarement dictées que par des soucis d’efficacité et d’allocation optimale des ressources, comme nous l’enseigne la théorie de l’économie de marché. Elles sont surtout le résultat de contraintes politiques, voire de calendriers électoraux, de pressions géostratégiques, de choix idéologiques et de la nature et de l’intensité des rapports de force dans un pays. La manipulation des instruments de la politique économique peut s’avérer dans plusieurs cas plus dangereuse que celle des armes et ses conséquences bien plus désastreuses que les guerres, auxquelles de mauvaises décisions économiques mènent fatalement.

Selon ses partisans, la libéralisation du régime des changes s’inscrit dans la lignée des grandes réformes entreprises par le Maroc pour mieux s’intégrer dans l’économie mondiale, attirer des investissements étrangers et surtout s’affranchir de la contrainte de détenir continuellement des réserves en devises pour financer le déficit des échanges extérieurs. Pour ses détracteurs, les performances économiques d’un pays sur la scène internationale dépendent d’abord de la solidité de son appareil productif et accessoirement de son régime de changes et qu’en cas de déficit, si on n’ajuste pas par les réserves de changes, on ajustera par la valeur de la monnaie nationale, ce qui est plus ravageur pour le pays. Or en économie, seule l’observation de terrain valide ou non la pertinence d’une décision. Dans le cas de la libéralisation des changes au Maroc, les objectifs annoncés (attraction des Investissements directs étrangers et croissance économique) ne sont toujours pas au rendez-vous. En revanche, l’expérience d’autres pays peut nous éclairer sur les dangers de la manipulation des instruments de changes sur l’économie. Nous étudierons, à ce titre, avec beaucoup d’intérêt l’expérience argentine.

Crise Argentine
L’Argentine, qui fut jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la cinquième puissance économique du monde, a inauguré l’année 1992 par UNE décision économique catastrophique censée juguler une inflation devenue intenable. Son ministre de l'Économie Domingo Cavallo a aligné le nouveau peso sur le dollar américain, dans le cadre d'un système dit de currency board avec une parité de 1 dollar pour 1 peso. Dans un tel système, la Banque centrale abandonne son pouvoir d’émission monétaire et la monnaie locale n'est créée qu'en fonction directe des entrées d’une autre devise de référence. Les agents économiques peuvent, par conséquent, détenir des comptes libellés dans la monnaie de leur choix (locale ou devise de référence). L’objectif d’une telle politique est de maîtriser l’inflation, en dissuadant le gouvernement d’adopter la politique de «la planche à billets», puisque la création monétaire devient désormais liée à la devise de référence. Les résultats pour l’Argentine sont immédiats. Le taux d'inflation passe sous 10% en 1992 et la croissance du PIB, de -0,5% en moyenne au cours des années 80, dépasse les 10% en 1991 et 1992 et reste très forte entre 1991 et 1998. Les investissements directs commencent à affluer et le FMI annonce que la communauté financière peut désormais avoir confiance et doit investir en Argentine.

Les grands propriétaires terriens (campo) et les entreprises commencent à rapatrier en toute confiance l’essentiel de leurs avoirs à l’étranger. Le pays renaît de ses cendres et on parle dès lors abusivement de «miracle argentin». Ce système de changes reste bénéfique, tant que la devise de référence ne s’apprécie pas rapport aux monnaies des nations avec lesquels le pays commerce. Si tel est le cas, l’appréciation de la devise de référence s’accompagne mécaniquement d’une appréciation de la monnaie locale, rendant ses produits plus chers à l’export que ceux de ses concurrents. Or la crise monétaire mexicaine de 1995, la crise asiatique et russe de 1997 et la remontée brutale du dollar en 1998 ont mis en difficulté tout l’édifice. Les systèmes monétaires d'Asie craquent en premier, les primes de risque ont considérablement augmenté rendant le poids du service de sa dette insupportable.

La peur commence alors à gagner l'Amérique latine et en particulier l'Argentine. Certains, habitués aux revirements de la politique argentine, craignent que le couple dollar/peso ne soit finalement cassé. Après avoir tenté de résister par tous les moyens, les politiques finiront par tout lâcher. D’autant plus que les pays concurrents de l’Argentine, notamment son principal partenaire commercial, le Brésil, voyaient leur compétitivité augmenter à la suite de dévaluations, provoquant rapidement un blocage des exportations et entraînant le pays de Maradona dans une déflation sévère. Les dollars n'entrent plus assez provoquant, par les mécanismes mêmes du Currency board, une réduction de la circulation monétaire, un assèchement des crédits et une asphyxie de toute l’économie. Ainsi, au plus fort de la crise, la dette publique argentine a dépassé les 140 milliards de dollars, les quatre années de dépression (entre 1998 et 2002) ont conduit à un recul du PIB de 66% entre. En 2002, le taux de pauvreté a atteint 57%, le taux de chômage 23%, les retraits ont été limités à 250 dollars par semaine et tout envoi de fonds à l’étranger a été interdit. En un peu plus d’un an, cinq présidents se sont succédé à la tête du pays, sans pouvoir mettre un terme à la crise dont les effets sont ressentis à aujourd’hui.
Si la guerre est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux militaires, l’économie est une affaire trop sérieuse pour la confier aux non-économistes et une seule décision malheureuse peut confisquer l’avenir d’un pays et le projeter vers l’inconnu. 

 

Par Nabil Adel 
Nabil Adel est Chef d'entreprise, chroniqueur, essayiste et enseignant-chercheur à l'ESCA - École de Management.

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