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«Il faut qu’on arrête de faire la manche et se prendre en charge nous-mêmes»

Le cinéma africain n’a pas de secret pour Houda Amri. Elle nous invite, dans cet entretien, à découvrir un univers cinématographique à la fois poétique et identitaire en quête d’une petite place sous le soleil.

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Le Matin : Le cinéma africain subsaharien a donné de grands noms dans le domaine cinématographique. On peut citer, à titre indicatif, les réalisateurs Oussmane Sembene, Idrissa Ouedraogo, Souleymane Cissé ou encore Gaston Kaboré. Quel est l’état actuel du septième art du continent africain ? 
Houda Amri : On peut aussi ajouter Djibril Diop Mambety. Quand on évoque le cinéma africain subsaharien, je pense surtout au cinéma africain francophone. En effet, pour moi le cinéma africain est multiple, il est à conjuguer au pluriel. D’ailleurs, chaque pays a sa propre cinématographie. Puis il y a le cinéma francophone, anglophone et lusophone. Ce dernier, on a tendance à l’oublier et pourtant il existe.
L’état actuel n’est pas glorieux, il est à l’image de l’état de notre continent, donc le constat est amer. L’Afrique produit à peu près 15 films importants par an. Dans ce lot, il y a des pépites notables qui font le tour des festivals internationaux, Cannes compris. Ce sont des films d’une grande qualité cinématographique, mais ils sont mal distribués et attirent à peine le public africain dans le peu de salles dont le continent dispose. Le cinéma africain a du mal à percer et à exister même. Et ceci est dû à plusieurs causes. On peut citer, à cet égard, l’absence de financement étatique structuré, la quasi-inexistence d’écoles de cinéma, d’acteurs ou de techniciens et le manque de collaboration entre pays africains. Ces carences sont traitées depuis des années par la prise en charge des bailleurs de fonds étrangers, qui n’est pas sans conséquence. Le financement de l’étranger est forcément soumis à un cahier des charges et une ingérence dans le processus de création. La liberté de créer, de s’approprier sa propre image, sa vision du monde, exprimer ses maux avec ses mots sont souvent soumis à l’interventionnisme de celui qui finance ! Il faut qu’on arrête de faire la manche et se prendre en charge nous-mêmes. Cela ne peut se faire que par des politiques courageuses et efficaces.

Quelle est votre évaluation du cinéma marocain ?
Le cinéma marocain a beaucoup évolué. Ce que Nour-Eddine Saïl a réussi à faire à la tête du Centre cinématographique marocain (CCM), pendant 10 ans, est un exemple à suivre sur tout le continent. Grâce au fonds d’aide, le Maroc est passé de 5 à près de 25 films par an. Quand on produit beaucoup et en masse il y a forcement de la qualité qui émerge. Il y a au Maroc une dynamique remarquable et une jeunesse très active. Quand on parle de cinéma marocain, on pense à des cinéastes qui ont marqué le cinéma en Afrique du Nord : Mohamed Abderrahman Tazi (avec son film «À la recherche du mari de ma femme»), Mohamed Mouftakir (Étalon d'or de Yennega Fespaco – 2011 avec «Pégase»), Hicham Lasri («C’est eux les chiens»), Hicham Ayouch (Étalon d'or de Yennega Fespaco – 2015 avec «Fièvres»), Nabil Ayouch et le grand succès de «Ali Zaoua», Farida Benlyazid, Meryem Benm'Barek (Prix «Un Certain Regard» du meilleur scénario Cannes 2018 avec «Sophia»), etc.
Le cinéma marocain se porte bien et peut prétendre à une meilleure exposition avec une augmentation du nombre de salles de cinéma. C’est un handicap majeur qui frappe toute l’Afrique et qui fait obstacle au lien tant espéré avec le public. J’entends aussi les spécialistes du cinéma marocain qui ont un avis critique et acerbe, lié à des défaillances dans le financement des films depuis quelques années. Je les comprends et c’est le cas dans toute l’Afrique du Nord et même à l’échelle du continent.

Vous avez assisté à plusieurs éditions du Festival du cinéma africain de Khouribga (FCAK). Quelle est la valeur ajoutée de ce festival par rapport aux autres manifestations cinématographiques du continent africain ?
J’assiste depuis quelques éditions au Festival du cinéma africain de Khouribga, et j’ai eu aussi l’honneur d’être membre de jury, présidé par Edgar Morin en 2016. Le FCAK est La Mecque des cinéphiles purs et durs, «the place to be», l’endroit où il faut être. Son rythme est soutenu, on y voit des films, on assiste aux conférences de presse/débat le matin, en plus du rituel incontournable des séances de minuit. On revoit ou on découvre des films exceptionnels, les grands crus du cinéma mondial, débat et analyse filmique, à une heure où seuls les passionnés du cinéma peuvent tenir et résister. Un défi artistique et physique qui teste notre propre hypsomètre. Ce que le festival de Khouribga nous offre est unique dans son genre. On se sent en apesanteur. C’est l’unique manifestation qui donne de la visibilité à tous les cinémas de notre continent. C’est un engagement à haut risque, quand on sait que la cinématographie africaine est parcimonieuse et en difficulté alarmante. Le FCAK est une belle vitrine importante pour les films africains. Il leur donne une destinée et une raison d’être, il permet aux cinéastes de se rencontrer, de discuter, c’est un espace privilégié qui leur est dédié. Depuis sa création, le FCAK a un lien organique avec le public et les protagonistes des cinémas africains. 

Pensez-vous que le septième art africain a les capacités de résister aux vents violents de la mondialisation ?
Albert Camus disait «Il n'est guère de passion sans lutte». Il faut se rendre à l’évidence ; nous sommes à la traine dans l’industrie du cinéma, comme je l’ai dit nous manquons de tout pour briller et pour nous imposer comme une véritable esthétique cinématographique africaine qui compte. On a du mal à financer nos films, à les distribuer et à les mettre en valeur sur les grand et petit écrans. Nous sommes dans une époque où l’éphémère prend une grande place chez les jeunes. À l’heure où on consomme à outrance sans objectif, ni raison aucune, juste vaincre l’ennui, il est difficile d’établir les fondamentaux. Face à une telle offensive, comment nourrir les jeunes par nos produits locaux originaux et authentiques, avec l’invasion des produits d’une grande qualité, mais qui imposent leurs valeurs culturelles. Nous sommes capables de faire aimer nos propres créations et de faire rêver les jeunes avec notre propre imaginaire. Le cinéma c’est aussi conscientiser et réveiller l’intelligence. Se réapproprier notre propre histoire, et notre vision du monde. Bref, sublimer nos douleurs. On n’a pas d’autres choix ! 

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