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Amour et connaissance

Les soufis ont souvent eu à traiter du point de savoir lequel de l’amour ou de la connaissance, dans la voie spirituelle, était supérieur à l’autre. Même si au cours de la progression initiatique ils considèrent que l’amour est la vertu spirituelle la plus noble, ils disent également qu’au plus haut niveau, ces deux dimensions se confondent ou encore donnent réciproquement naissance l’une à l’autre sans qu’il soit possible de parler de supériorité.

Amour et connaissance

Par Faouzi Skali

L’amour spirituel est l’expérience d’un ravissement à soi-même et une absorption complète dans l’objet (ou plutôt le sujet) de la contemplation. Cette sensation d’amour divin qui s’épanouit dans la méditation ou l’évocation (dhikr) s’épiphanise dans notre rapport avec le monde et avec les hommes.
C’est à partir de cette réalité que les soufis ont choisi d’utiliser le symbolisme de la poésie courtoise (le culte de la Dame) pour exprimer cet état d’être : les pleurs sur ce qui fut jadis les traces des campements de Laylâ (la méditation des signes du monde), les souvenirs de l’amant, ses hallucinations mêmes là où il croit voir le spectre de son aimée (visions et dévoilements spirituels), tout ce symbolisme est mis à contribution pour évoquer  d’une manière «allusive» une expérience que le langage ordinaire serait incapable de traduire.
Les soufis distinguent une première sorte d’amour qui est celui qui, en fait, ne fait que refléter ou transférer sur une autre personne l’amour de soi-même. Dans certains cas, l’amour pour un enfant peut relever de la sensation, illusoire certes, de se perpétuer à travers lui. La seconde sorte d’amour est le fait d’aimer une personne pour elle-même. Appliqué à la source divine, cet amour dépasse toutes les contraintes du «moi» (an nafs ou ego) pour créer une relation libre et absolue. C’est l’amour divin préconisé par Rabia al Adawiya :

«Je T’aime de deux amours : l’un, tout entier d’aimer
L’autre, pour ce que Tu es digne d’être aimé
Le premier, c’est de me souvenir de Toi
En me libérant de qui ce qui n’est pas Toi
Le second, c’est l’enlèvement de Tes voiles
Afin que je Te voie
Ni de l’un ni de l’autre, je ne veux être louée
Mais pour l’un et pour l’autre, louange à Toi !»

Cette élévation spirituelle par l’amour implique nécessairement une connaissance concomitante. Nous pourrions même dire que la connaissance spirituelle est le préalable nécessaire à l’amour, car il n’est pas possible d’aimer pleinement ce que l’on ne connaît pas. 
Les soufis ont souvent eu à traiter du point de savoir lequel de l’amour ou de la connaissance, dans la voie spirituelle, était supérieur à l’autre. Même si au cours de la progression initiatique ils considèrent que l’amour est la vertu spirituelle la plus noble, ils disent également qu’au plus haut niveau, ces deux dimensions se confondent ou encore donnent réciproquement naissance l’une à l’autre sans qu’il soit possible de parler de supériorité. Dans ce chemin qui mène vers la Proximité divine, il ne peut y avoir de connaissance sans amour ni d’amour sans connaissance. Tels le feu et la lumière, la connaissance dévoile et l’amour insuffle la force de l’envol,  ravit.
Mais ce même cheminement par lequel on transcende les limites de notre «moi» est celui même par lequel on peut mieux connaître celui-ci. Se regardant en quelque sorte de l’intérieur, on prend conscience des défauts de notre ego qui ne vivent que de rester occultes, cachés à la perception ordinaire.
C’est en vertu de cette connaissance de soi que l’âme acquiert les qualités nécessaires pour avancer dans ce chemin de transformation et d’accomplissement de soi. Ainsi, l’humilité par exemple est le résultat de cette transformation intérieure et non pas seulement d’une injonction ou impératif moral. Le détachement intérieur aussi n’est possible que parce que le cœur trouve dans sa contemplation des attributs de la Beauté divine une jouissance infiniment supérieure au monde et à ce qu’il contient. Dans cette voie de la connaissance, les soufis ont développé toute une approche psycho-spirituelle extrêmement précise des différents états ou degrés de l’âme dans son voyage vers la Présence ou la Proximité divines. C’est ainsi qu’ils ont pu décrire les nuances des états ou sensations intérieures qui peuvent survenir lors de ce voyage. Au bout du chemin, l’amour et la connaissance s’unifient.
De cet Amour que Rabia place au-delà du Paradis et de l’Enfer et dont Rûmi atteste de l’embrasement et la dévastation («J’étais cru et ensuite cuit, disait-il, je suis maintenant consumé»), Ibn Arabî attire notre attention sur le fait qu’il restera pour toujours un mystère. C’est pourtant aux pieds de ce guide invisible qu’il remettra les clés de son âme : «En quelques directions que se tournent ses montures, l’Amour est ma religion et ma foi !»
De cet Amour, que reste-t-il aujourd’hui ? Il est, comme disent les soufis, un océan et une soif intarissables. Il faut se plonger dans les textes, la poésie, les témoignages d’action et de vie, qui en irriguent le cœur et l’esprit. Pressé de s’expliquer sur sa déraison, le Majnûn de Layla répondait à ses contempteurs qu’il n’y avait de saveur dans la vie que pour ceux dont cet amour s’est saisi. Mais il reste une question essentielle. Comment cette énergie d’amour peut-elle fonder un vivre ensemble, une société ? Et au-delà encore, dans cette extrême diversité du monde, veiller à distiller plus de fraternité et d’empathie ?  Une question qui va au-delà d’une utopie, car la puissance de l’amour est le fruit d’une expérience bien réelle. Une ressource concrète à laquelle il faudrait apprendre à puiser :
«Si j’étudie la science des livres
Le plaisir que j’en retire s’arrête à ma langue
Si je goûte à la science des saveurs
Elle me touche au tréfonds de mon cœur»

Dit le grand saint marocain du 16e siècle, Sîdî Abd er Rahmân al Majdhûb. 

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