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La leçon de Cordoue

Dans l’histoire occidentale depuis le XIVe siècle (mais surtout depuis les XVIIIe et XIXe siècles), l’humanisme correspond à un mouvement de pensée dont le but était de s’émanciper des ordres transcendants de la religion et du sacré. Il est d’une certaine façon l’aboutissement d’une société de plus en plus despiritualisée où la raison pense se libérer de sa source et se suffire à elle-même. Ce mouvement aboutit à l’impasse que l’on connaît. Peut-on aujourd’hui repenser la renaissance d’une pensée d’une inspiration akbarienne (d’Ibn Arabî) et finalement d’une nouvelle forme de civilisation qui nourrirait, sans l’entraver ni s’y substituer, la raison de sa source spirituelle ?

La leçon de Cordoue

Par Faouzi Skali

Vers 1180 se situe à Cordoue une rencontre devenue célèbre depuis que Ibn Arabî, le grand maître andalou du soufisme, en a rendu compte dans son œuvre maîtresse : «al futûhât al Makkiya» (Les illuminations mecqoises). Le père d’Ibn Arabî demanda à son fils, qui était à l’orée de l’adolescence  , de visiter à Cordoue  son ami Ibn Rushd (Averroës), alors philosophe et principal commentateur d’Aristote, largement connu et reconnu.

Voilà comment Ibn Arabî rapporte cette rencontre qui reste pour une bonne part énigmatique : «Je me rendis donc un beau jour, à Cordoue, à la maison d’Abû’l Wâlid Ibn Rushd (Averroës). Il avait exprimé le désir de me rencontrer personnellement, parce qu’il avait entendu parler des révélations que Dieu m’avait accordées au cours de ma retraite spirituelle, et il n’avait pas caché son étonnement devant ce qu’on lui avait appris. C’est pourquoi mon père, qui était un de ses amis intimes, m’envoya un jour chez lui sous prétexte d’une commission quelconque, en réalité pour permettre à Averroës d’avoir un entretien avec moi. J’étais encore à cette époque un adolescent imberbe. À mon entrée, le philosophe se leva de sa place, vint à ma rencontre en me prodiguant les  marques démonstratives d’amitié et de considération, et finalement m’embrassa. Puis il me dit : “Oui”. Et moi à mon tour je lui dis : “Oui”. Alors sa joie s’accrut de constater que je l’avais compris. Mais ensuite, prenant moi-même conscience de ce qui avait provoqué sa joie, j’ajoutais : “Non”. Aussitôt Averroës se contracta, la couleur de ses traits s’altéra, il semblait douter de ce qu’il pensait. Il me posa cette question : “Quelle sorte de solution as-tu trouvée par l’illumination et l’inspiration divine ? Est-ce identique à ce que nous dispense à nous la réflexion spéculative ?” Je lui répondis : “Oui et non...”»

Je saute ici un passage encore plus énigmatique pour passer au paragraphe suivant : «Plus tard, après notre entrevue, il interrogea mon père à mon sujet, afin de confronter l’opinion qu’il s’était faite de moi, et de savoir si elle coïncidait avec celle de mon père ou au contraire en différait. C’est qu’Averroës était un grand maître en réflexion et méditation philosophique. Il rendit grâce à Dieu, me dit-on, de l’avoir fait vivre en un temps où il put voir quelqu’un qui était entré ignorant dans la retraite spirituelle, et qui en était sorti tel que j’en étais sorti. C’est un cas dit-il dont j’avais affirmé moi-même la possibilité, mais sans avoir encore rencontré personne qui l’ait expérimenté...» (trad. Henry Corbin).

Il est assez remarquable qu’Averroës qui était à son époque le plus grand représentant de la pensée d’Aristote se trouvait en face de ce jeune adolescent qui allait, lui, être surnommé plus tard «le fils de Platon» (Ibn aflatûn). Nous sommes ici très précisément dans cette confrontation caractéristique de ces deux philosophes de l’antiquité grecque, entre un représentant de la pensée rationnelle, Aristote, et le maître de celui-ci, Platon, qui donnait la prééminence à la sagesse, à une intelligence spirituelle de l’existence. De telle façon d’ailleurs que pour Platon, grâce à un processus d’«anamnèse», de remémoration (qui n’est pas sans rappeler le dhikr soufi), cette connaissance d’abord enfouie au plus profond de notre être devenait de plus en plus consciente jusqu’à s’exprimer pleinement. C’est ce qui arriva à Ibn Arabî.

Il y a une discussion sur le fait de savoir quel était le sujet exact abordé par Ibn Rushd et Ibn Arabî. Je pense pour ma part que celui-ci concerne de toute manière les modalités de la connaissance, différentes chez l’une et l’autre de ces deux personnalités. Cette question s’éclaire si on la place dans le contexte général du soufisme et de son rapport avec la philosophie (ici aristotélicienne). Dans ce contexte, la lumière de la raison n’est que le reflet diffracté de la lumière de l’esprit  de la même manière que la lune reflète la lumière du soleil.

Dans son commentaire spirituel du Coran (dit tafsîr bi l ishâra),  le soufi et théologien marocain ibn ‘Ajîba (m. 1809) exprime ce symbolisme de la double dimension de l’intelligence,  à partir des versets de la Sourate «ash shams» (le soleil) : «Par le soleil et le jour montant, par la lune qui le suit [...] Par une âme ! - Comme Il l’a modelée en lui inspirant [ce qu’est] son libertinage et sa piété» (Cor. 91/1-7).

L’âme inspirée (an nafs al mulhama) est précisément le degré de l’âme qui ouvre celle-ci à une inspiration spirituelle et à une voie de l’unité qui va au-delà de celle de l’âme qui se blâme (an nafs al luwwâma), qui reste elle en prise avec une approche duelle. L’intelligence spirituelle (qu’Ibn Ajîba appelle la grande intelligence, al ‘aql al kabîr), c’est cette lumière directe qui émane du soleil de l’âme pour se refléter et se diffracter dans la «lune» de la raison. Ibn ‘Ajîba reprend dans plusieurs endroit de son œuvre la conception soufie de l’intelligence spirituelle, la grande intelligence, de laquelle découle  les lumières de la petite intelligence, celle d’une rationalité qui décrypte l’aspect matériel de l’existence.

 Dans l’histoire occidentale, depuis le XIVe siècle (mais surtout depuis les XVIIIe et XIXe siècle), l’humanisme correspond à un mouvement de pensée dont le but était de s’émanciper des ordres transcendants de la religion et du sacré. Il est d’une certaine façon l’aboutissement d’une société de plus en plus despiritualisée  où la raison pense se libérer de sa source et se suffire à elle-même.

Ce mouvement aboutit à l’impasse que l’on connaît. Peut-on aujourd’hui repenser la renaissance d’une pensée d’inspiration akbarienne (d’Ibn Arabî) et finalement d’une nouvelle forme de civilisation qui nourrirait, sans l’entraver ni s’y substituer,  la raison de sa source spirituelle ? C’est l’une des leçons, sans doute, de cette rencontre de Cordoue. 

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