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Islam et diversité des religions

Pourrions-nous construire aujourd’hui une approche de l’Islam basée sur un tel humanisme spirituel qui considère comme un patrimoine et une richesse de notre humanité la diversité de ses cultures et religions ? L’histoire nous montre qu’il y a un chemin lumineux depuis le début de la fondation de l’Islam qui nous permet de fructifier la richesse immatérielle de ce patrimoine. Y compris au cœur de notre société marocaine, car c’est déjà sur un tel modèle que se fonde sa civilisation, nourrie en grande partie de son héritage andalou médiéval.

Islam et diversité des religions

Par Faouzi Skali

Il est assez convenu de considérer que le soufisme représente une face éclairée de l’interprétation des textes scripturaires de l’Islam à même d’accepter et de reconnaître le principe de diversité des religions et des cultures.  Il est remarquable d’observer que toute l’histoire de l’Islam a été et continue d’être traversée par ces deux  tendances contradictoires du «clos et de l’ouvert» (selon une terminologie de Jacques Berque). 
De nombreuses recherches (et encore récemment avec le Coran des historiens) ont essayé d’établir la généalogie de ces deux tendances en émettant diverses hypothèses. L’une d’elles, quelque peu dépassée maintenant, a voulu voir une différence structurelle à cet égard entre les Sourates dites mecquoises et celles de Médine. Ou, exprimé un peu différemment,  entre un Islam qui serait celui de la prédication avec une visée essentiellement spirituelle et celui qui se serait  élaboré avec pour principal objectif la création et la gestion d’un État politique. De là à y voir la différence originelle entre l’Islam spirituel (tel qu’il s’est développé dans le soufisme) et l’Islam dit politique, il n’y a qu’un pas qu’il nous paraît bien imprudent de franchir. En réalité la question de la relation entre l’Islam et les autres religions, notamment celles appelées du «Livre» (ahl al kitâb),  est au cœur du texte coranique. Citons quelques-uns des versets qui évoquent cette diversité religieuse, justement à l’époque médinoise :
«Dis : Nous croyons en Dieu, à ce qu’Il nous révèle, à ce qu’Il a révélé à Abraham, Ismaël, Isaac, Jacob et les Tribus, à ce qui fut révélé à Moïse, à Jésus et aux prophètes par leur Seigneur. Nous ne faisons pas de différence  entre eux, nous Lui sommes soumis» (Cor. 3/84). Cette Sourate annonce le fait que l’Islam reconnaît l’ensemble des prophètes qui l’ont précédé.

Un verset dans une autre Sourate médinoise  (La Table) est explicite à cet égard. Salmân le Perse a demandé au Prophète (PLS) quel était  le sort qui serait réservé aux prêtres chrétiens qu’il avait rencontrés lorsqu’il était lui-même à la recherche du Dieu d’Abraham. Il s’est entendu dire que ceux-là étaient destinés à la perdition. Ce qui l’a profondément troublé et bouleversé. Cet épisode fut cependant l’occasion, en réponse à ce questionnement, de la révélation suivante  : «Les croyants, les juifs, les chrétiens, les sabéens, ceux qui croient en Dieu et au jour dernier et font le bien,  leur salaire est auprès de leur Seigneur et ils n’auront ni crainte ni tristesse» (Cor. 2/62).
Ou encore : «Nous t’avons révélé le Livre de vérité pour confirmer et superviser le Livre antérieur. Juge donc entre eux par la révélation de Dieu. Ne suis pas leurs passions loin de la vérité qui t’est advenue. Nous vous avons donné à chacun une règle et un chemin. Si Dieu avait voulu Il aurait fait de vous une seule communauté. Mais afin de vous mettre à l’épreuve dans ce qu’Il vous a donné. Rivalisez donc dans le bien, vous retournerez à Dieu et Il vous informera de vos divergences» (Cor. 5/48). On peut aussi citer le passage souvent évoqué par ceux qui plaident en faveur d’une approche qui s’interdit toute contrainte en matière  de conviction et qui laisse à chacun la liberté de distinguer le «vrai du faux», selon une liberté de conscience : «Point de contrainte en religion, car le vrai se distingue du faux...» (Cor. 2/256). 
Citons pour conclure sans pourtant vouloir être exhaustifs les versets suivants : «À ceux qui sont à tort chassés de leurs maisons pour avoir dit : Notre Seigneur est Dieu. Si Dieu ne vous avait repoussé  les uns par les autres les ermitages seraient détruits, les synagogues, les oratoires, les mosquées où le Nom de Dieu est si souvent invoqué, mais Dieu rend victorieux ceux qui Le rendent victorieux, Dieu est Fort et Puissant» (Cor. 22/40). Et enfin : «Ô Humains Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme et Nous avons fait de vous des peuples et des nations afin que vous vous connaissiez les uns les autres. Devant Dieu le plus noble d’entre vous est le plus pieux. Dieu est Le plus Savant et le plus Informé» (Cor. 49/13).

Ces bases scripturaires essentielles inscrivent l’Islam dès l’origine, mais aussi à l’époque de la révélation médinoise, dans le contexte d’une diversité qui a pu donner lieu aussi bien à une reconnaissance  du principe de celle-ci qu’à des échanges conflictuels, sur le plan théologique et celui des alliances et mésalliances politiques. Cet intérêt de principe pour les autres cultures et religions va s’exprimer dans certains œuvres à l’époque classique, comme l’ouvrage d’al Birûnî sur l’Inde dont le style frappe par sa capacité à rapporter les faits dans leur complexité sociologique sans porter de jugements moraux. À peu près à la même époque qu’al Birûnî un andalou d’origine chrétienne va consacrer un ouvrage considéré comme précurseur des études des religions comparées qui est : «Le livre des déterminations des religions, des courants et des sectes» (kitâb al fasl fî al milal wa al ahwâ’ wa an nihal).
 Citons encore pour rester dans cette tradition classique une œuvre qui fait école par son approche scientifique et factuelle des différents courants des pensées et des religions jusqu’à l’époque de l’auteur qui a vécu entre les XI et XIIe siècle, près d’un siècle après Ibn Hazm : «Le livre des religions et des sectes»  de Muhammed al Shahrastani. Nous aboutissons enfin à un livre proprement soufi d’Abû Hamîd al Ghazzâlî que l’on trouve en français sous la traduction emblématique de «L’épître de la tolérance» et dont la traduction littérale serait «Critère de la distinction entre l’Islam et l’incroyance». Nous ne sommes plus ici dans une approche qui se veut avant tout descriptive et scientifique, mais plutôt philosophique, théologique et spirituelle avec une indéniable ouverture aux autres communautés de foi, même si l’Islam est considéré comme la vérité de référence.
Cette ouverture d’un Islam teinté de soufisme ne va plus se démentir par la suite et Ibn Arabî dans sa poésie «Mon cœur est devenu capable de toutes les formes» sera très souvent cité, particulièrement à notre époque, à ce propos. Cette image d’Ibn Arabî comme un spirituel ouvert à toutes les religions est renforcée par l’un de ses principaux ouvrages intitulé «La sagesse [ou les gemmes] des prophètes» (fusus al hikam) où il développe une métaphysique et une prophétologie universelles. 

Une autre des grandes figures du soufisme rencontrée et adoubée par Ibn Arabî, alors qu’elle était encore enfant, va renforcer cette vision de cette spiritualité comme ouverte à l’humanité toute entière, quelles que soient ses convictions et appartenances religieuses. Il s’agit bien sûr du grand mystique et poète de langue persane Jalâlu-eddîn ar Rûmî  :  «Quant à l’amour pour Dieu, il se trouve caché dans toute la création, chez tous les hommes, zoroastriens, juifs, chrétiens, en tous les êtres», écrivait-il. C’est l’influence de cette double filiation qui va transparaître dans l’attitude de l’Émir Abdelkader (figure emblématique qui a suscité une grande fascination)  pour laquelle il fut salué comme apportant une nouvelle forme d’humanisme à la fois spirituel et universel. «Si les musulmans et les chrétiens avaient pu me prêter leur attention, écrivait l’Émir dans sa fameuse Lettre aux Français, j’aurais fait cesser leurs querelles : ils seraient devenus extérieurement et intérieurement des frères».
Dans un tout autre registre, il est intéressant de citer ce qu’ont pu être des relations de dialogue (ou de coexistence) non pas avec les traditions abrahamiques qui font partie de l’espace originel dans lequel s’est déployé l’Islam (auxquelles il faut ajouter les religions de l’ancien empire persan), mais aussi avec les traditions asiatiques hindouistes et bouddhistes. Il faut bien sûr penser ici à l’empire moghol  qui a su insuffler dans cette relation une amplitude particulière et donner naissance à une grande civilisation.
En dehors de l’empereur Akbar, une autre figure reste emblématique de la réalité de ce lien établi entre l’Islam et les traditions spirituelles de l’Asie. Il s’agit de Dârâ Shikôh  (1615-1659) qui était le fils aîné de l’empereur moghol Shâh Jahân et de Mumtâz Mahal,  reine à la gloire de laquelle fut construit le célèbre mausolée de marbre blanc à Agra, le Tâj Mahal. Dârâ Shikôh était un intellectuel soufi. Il favorisa la tolérance religieuse et la coexistence entre Hindous et Musulmans. Beaucoup d’historiens ont spéculé combien l’Inde aurait été différente s’il avait eu l’avantage sur son frère féroce et fondamentaliste, Aurangzeb.

Il consacra beaucoup d’efforts à trouver un langage mystique commun entre Islam et Hindouisme. À cette fin, il traduisit les upanishad du sanscrit en persan afin qu’elles soient accessibles aux lettrés musulmans. Sa traduction est souvent appelée «as sirr al akbar» ou «Le grand mystère», tandis qu’en arabe les upanishads sont appelées «kitâb al-maknûn» ou «Le livre caché». Son œuvre la plus célèbre, le majma’ al bahrayn (Le confluent des deux océans) fut également consacrée à trouver des points communs entre le soufisme et le monothéisme hindou. Il était également un mécène des beaux-arts, de la musique et de la poésie. L’album de Dârâ Shikôh est un recueil de peintures et de calligraphies rassemblées pendant les années 1630 jusqu’à sa mort.
Pourrions-nous construire aujourd’hui une approche de l’Islam basée sur un tel humanisme spirituel qui considère comme un patrimoine et une richesse de notre humanité la diversité de ses cultures et religions ? L’histoire nous montre qu’il y a un chemin lumineux depuis le début de la fondation de l’Islam qui nous permet de fructifier la  richesse immatérielle de ce patrimoine. Y compris au cœur de notre société marocaine, car c’est déjà sur un tel modèle que se fonde sa civilisation, nourrie en grande partie de son héritage andalou médiéval. 

 

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