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La stupidité fonctionnelle, mythe ou réalité ?

Eh oui ! Il existe bel et bien des entreprises qui favorisent la stupidité fonctionnelle comme mode de management. De façon générale, cette théorie implique de demander aux collaborateurs d’appliquer toutes les décisions sans poser de questions. Aussi étonnant que cela puisse paraître, mais cette théorie, mise en avant par les professeurs Mats Alvesson et André Spicer, peut être effectivement bénéfique, notamment en temps de crise. Toutefois, force est de reconnaître que l’approche ne peut être appliquée qu’à court et moyen termes, partant du principe qu’à long terme, «ce type de management ne permet pas l’évolution et l’empowerment des collaborateurs», avertit Jihane Labib, Dirigeante Coachinglab, certifiée PCC par ICF, accréditée Senior Practionner par l’EMCC.

La stupidité fonctionnelle, mythe ou réalité ?
Il est important de donner le droit aux collaborateurs de s’exprimer et de partager leurs points de vue.

Conseil : Parmi les styles de management innovants figure celui mis en avant par Mats Alvesson et André Spicer : la théorie de la stupidité fonctionnelle. Concrètement, à quoi réfère ce concept ?

Jihane Labib
: Effectivement, la stupidité fonctionnelle est une théorie qui a été développée en 2012 par deux professeurs en management et en comportements organisationnels, à savoir Mats Alvesson et André Spicer. Il s’agit d’un ensemble de constats ayant été dressés par ces deux professeurs suite à des études qu’ils ont menées auprès des entreprises pour comprendre les modes de management et l’évolution des stratégies managériales. D’après mes lectures et mes propres recherches effectuées sur ce sujet, lors de ladite étude, il a été observé dans certaines entreprises qu’on privilégiait tout ce qui est absurde et incompris au détriment de la simplicité et de la raison. Ce sont des entreprises dans lesquelles on va, par exemple, dépenser beaucoup d’énergie à proposer des plans stratégiques à mettre en place sur deux à trois ans. Pour expliquer ces plans, on va faire beaucoup d’études et déployer beaucoup d’énergie pour faire de belles présentations sous forme de PowerPoint avec pas mal d’allers-retours entre les collaborateurs et le top management. Dit simplement, on privilégie la forme et on laisse passer le fond et le contenu. Un deuxième exemple que l’on peut citer pour mieux illustrer le concept : une entreprise qui va dépenser beaucoup d’argent pour sauver la marque au détriment de l’intérêt du client et du marché. On dépense ainsi énormément d’argent pour faire des études de marque au lieu d’envoyer des clients mystères pour donner un retour réel et concret sur la réalité du marché. Les professeurs qui ont mis en lumière cette théorie ont d’ailleurs évoqué la notion de stupidité fonctionnelle, justement parce que l’approche est liée aux fonctions. À noter qu’un livre est apparu en 2016-2017 dans ce sens. Il est intitulé «Le paradoxe de la stupidité». Pourquoi parle-t-on de paradoxe ? Les auteurs du livre estiment d’ailleurs que cette théorie fonctionne bien dans certaines organisations et dans certains contextes. D’ailleurs, quand on demande aux collaborateurs d’exécuter leurs tâches et d’appliquer les règles sans poser de questions, cela donne aussi de bons résultats. Maintenant, il se trouve que ça peut marcher vraiment à court et à moyen termes uniquement, mais à long terme, on va certainement parler des limites de l’approche.

Comment ce type de management peut-il être déployé en entreprise, notamment en cette période de crise sanitaire ?

La stupidité fonctionnelle implique de demander aux collaborateurs de suivre la stratégie de l’entreprise et d’appliquer strictement les règles sans poser de questions. Nous pouvons ainsi déduire qu’une telle démarche ou qu’un tel style de management peut être utile lors des premiers mois d’une crise, telle que celle que nous traversons. À titre d’exemple, au début de la crise sanitaire liée à la Covid-19, nous avions remarqué une augmentation du taux de contaminations et de mortalité et la plupart des managers avaient décidé de basculer vers le télétravail, et ce dans le respect du confinement. Les employés devaient rapidement suivre le nouveau rythme sans trop poser de questions. Toutefois, comme je viens de préciser, cela peut marcher sur le court terme seulement. En effet, si on demande aux collaborateurs de continuer à suivre les règles sans leur communiquer les raisons des décisions prises et sans pour autant les impliquer, cela risque d’impacter négativement leur rendement. Pour donner plus d’espaces aux collaborateurs, il est recommandé d’installer des mécanismes de réflexion partant du principe que les employés et leurs managers forment une seule entité qui va prendre des décisions efficaces. Malheureusement, le top management et les comités de direction ne donnent pas assez d’espace ni aux collaborateurs, ni aux middles managers, et c’est là un vrai danger, surtout dans un contexte marqué par des craintes, des peurs et des incertitudes. Cela dit, il est important de donner le droit aux collaborateurs de s’exprimer et de partager leurs points de vue. Je pense que le moyen le plus efficace, notamment en temps de crise, serait de chercher à avoir un mix qui revient à instaurer un espace où les collaborateurs appliqueront les règles convenues et en même temps de créer d’autres espaces où ils vont réfléchir aux astuces pour faire face à la crise.

D’après vous, quelle place pour ce type de management au Maroc ?

 Aujourd’hui, nous ne disposons pas de chiffres d’études sur le terrain ni d’enquêtes pour identifier les entreprises qui emploient cette démarche. Toutefois, à travers les accompagnements professionnels sur le terrain, je peux dire que ce type de management est appliqué quand il y a des situations de stress, en termes d’opérations et de crise. Et cela a été justement observé pendant les crises, vers les années 2012-2013 et même en 2020. Maintenant, la vigilance, c’est qu’à terme, ce type de management ne permet pas l’évolution et l’empowerment des collaborateurs. Il ne permet pas de faire grandir les équipes. Le risque apparent, c’est qu’à un moment donné, on ne va certainement pas trouver en interne des collaborateurs qui vont reprendre le flambeau, surtout si l’entreprise décide de garder la prise de décision juste entre les mains de certains responsables. C’est pour cela qu’il est recommandé de permettre aux collaborateurs qui ne sont pas dans des positions stratégiques de participer à la prise de décision. Il faut aussi leur permettre l’accès aux informations et les responsabiliser davantage tout en leur demandant d’être des forces en termes de propositions pour sortir de la crise. Aujourd’hui, nous constatons à travers la crise liée à la Covid-19 que les modèles traditionnels de management ont vraiment fait preuve de saturation et de limites. Ce sont d’ailleurs les entreprises ayant fait preuve de créativité et d’innovation qui ont réussi à développer des marchés de niche. Des processus longs de décision ont été beaucoup plus dangereux et n’ont pas contribué à bien accompagner l’année 2020. Des comportements à moindres coûts ont certainement fait la différence.

Comment ce type de management peut-il impacter les collaborateurs ?

Ce type de management peut être accepté, toléré, voire nécessaire pour des collaborateurs qui sont à des stades juniors, c’est-à-dire qui viennent de commencer leur travail. Ils ont besoin de cadres précis et de directives pour apprendre leur métier. Il y a aussi des profils de personnalité qui ont besoin qu’on leur dise exactement quelle est la tâche qu’ils devraient exécuter. Maintenant, la vigilance est de mise avec des collaborateurs qui sont seniors, qui sont experts et qui ont atteint un stade où ils vont vouloir proposer, innover et donc apporter leur touche à l’édifice. Des profils de personnalité également, qui n’ont pas cette aisance d’accepter une règle qui tombe du ciel et qu’on leur demande d’appliquer sans se poser de questions. Pour les personnes intelligentes et les organisations intelligentes, il faut faire attention avec ce style de comportement. La limite est là, donc attention par rapport à l’expertise, à la séniorité et aussi au profil de personnalité des collaborateurs. 

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