1958, un texte sous l’emprise du «patriarcat»
1993 : première brèche dans la tradition
Le débat relancé à grande échelle en 1998
2004 : une réforme historique sous l'impulsion du Souverain
2024 : Une nouvelle étape dans la révolution
Ces réformes s’inscrivent dans une volonté d’assurer une plus grande justice sociale tout en respectant les principes islamiques qui demeurent fortement ancrés dans la société marocaine. Elles traduisent également une réponse à la pression accrue des mouvements féministes et des organisations internationales. Il est à noter toutefois que la réforme devra encore être débattue et validée par le Parlement, où les différents partis politiques essaieront de défendre chacun sa position. Ce passage législatif sera une étape cruciale pour traduire les grandes lignes de la réforme en un texte consensuel. Pour sa part, le système judiciaire, confronté à des ressources limitées et à la persistance d’un certain conservatisme, devra également évoluer pour accompagner ce changement.
Entretien avec Abdessalam Saad Jaldi, expert en relations internationales au sein du PCNS et docteur en droit : «La gradualité des réformes garantit leur pérennité dans une société en mutation»
Le Matin : Que pensez-vous de l’approche adoptée par S.M le Roi pour initier cette nouvelle réforme de la Moudawana ?
Abdessalam Saad Jaldi : L’approche adoptée par S.M. le Roi Mohammed VI dans le cadre de la réforme du Code de la famille se caractérise par sa dimension triple : inclusive, visionnaire et consensuelle. Cette approche est inclusive, car elle associe l’ensemble des acteurs institutionnels et sociétaux dans le processus de réforme. Cela inclut les institutions de représentation démocratique, les institutions consultatives telles que le Conseil national des droits de l’Homme, ainsi que les organisations de la société civile et de la protection de l’enfance. Cette démarche est révélatrice, notamment en comparaison avec la commission précédente, qui ne comprenait que des oulémas et des magistrats. La démarche Royale est également visionnaire, car le Souverain a appelé le Conseil des oulémas à faire preuve d’un ijtihad constructif, notamment au regard des sujets crispants de la réforme. En effet, et contrairement à l’ijtihad classique qui se limite à une interprétation stricte et littérale des textes, l’ijtihad constructif privilégie une approche scientifique dans l’interprétation des textes islamiques, visant à adapter la pensée islamique aux réalités modernes tout en restant fidèle aux principes fondamentaux de l’Islam. Enfin, la démarche Royale est consensuelle, dans la mesure où la réforme cherche un équilibre entre tradition et modernité. L’exemple de la polygamie en est particulièrement révélateur. Si le projet de Code ne proscrit pas cette pratique, il la soumet toutefois à la condition du consentement de l’épouse au moment de la conclusion du contrat de mariage.
À la lumière des réformes annoncées récemment, comment évaluez-vous l’évolution historique de la Moudawana depuis sa création en 1958 ?
L’histoire du droit de la famille au Maroc a connu des évolutions importantes qui ont façonné son contenu et son application au fil du temps. Avant l’indépendance en 1956, le droit de la famille était essentiellement régulé par la charia, la loi islamique. Les juridictions religieuses régissaient les questions liées au mariage, au divorce, à la garde des enfants et à la succession. Cette période était marquée par une inégalité entre les sexes, avec des droits limités pour les femmes au sein de la famille. Après l’indépendance, le Maroc s’est engagé dans un processus de modernisation de son système juridique, en particulier en ce qui concerne le droit familial. En 1957, le Roi Mohammed V a créé une commission pour réformer le Code de la famille et en faire un instrument plus moderne, respectueux des principes d’égalité et de justice. Cette commission a conduit à l’adoption du premier Code de la famille en 1958, qui visait à concilier les principes de la charia avec les exigences de la modernisation de la société marocaine. Ce premier Code a marqué une évolution importante des droits des femmes, notamment par le relèvement de l’âge minimal du mariage et la reconnaissance d’un droit de divorce limité pour les femmes. Cependant, malgré ces réformes, des inégalités demeuraient, notamment en ce qui concerne la tutelle matrimoniale et les procédures de divorce. En outre, ce Code était marqué par une conception très hiérarchique des rôles, où la femme restait soumise à l’autorité de l’époux, celui-ci se devant de l’entretenir.
La réforme de 1993, sous le règne du Roi Hassan II, a été un tournant majeur. Elle a été largement influencée par une mobilisation de la société civile, qui a réuni un million de signatures pour soutenir les réformes. Cette réforme a aboli la tutelle matrimoniale pour les femmes majeures et a modifié les procédures de divorce, exigeant qu’un juge intervienne après l’échec des tentatives de réconciliation. Elle a également introduit une garantie financière pour le mari en cas de divorce. Mais la réforme la plus importante a eu lieu en 2004, avec l’adoption d’un nouveau Code de la famille, la «Moudawana». Cette réforme a aligné le droit marocain sur les normes internationales en matière de droits de l’Homme et a mis l’accent sur l’égalité des sexes, tout en restant fidèle aux principes de l’Islam. Elle a introduit des mesures pour protéger les femmes, renforcer la stabilité familiale et assurer une plus grande justice pour les enfants, notamment en matière de garde et d’héritage. Cette réforme a constitué un progrès considérable vers l’égalité et a renforcé la position des femmes au sein de la famille marocaine. Bien que cette réforme ait représenté une révolution juridique, force est de constater que certaines de ses dispositions sont aujourd’hui caduques, notamment en raison des transformations que connait la société marocaine. En effet, la famille marocaine est passée d’une structure familiale patriarcale à une famille nucléaire et urbanisée, où les femmes, grâce à leur autonomie économique croissante, contribuent de manière significative aux charges du foyer. C’est dans cette perspective qu’un débat a été amorcé afin d’élaborer un nouveau Code de la famille, en phase avec les transformations de la nouvelle société marocaine, tout en prenant en compte les équilibres qui façonnent le Maroc.
Comment expliquez-vous la gradualité des réformes du Code de la famille qui s’étalent parfois sur plus d’une décennie ?
Les réformes du Code de la famille au Maroc illustrent bien la nécessité d’une approche progressive dans un contexte sociétal complexe. Le Maroc, tout en respectant ses traditions islamiques et culturelles profondément ancrées, s’est engagé dans un processus de modernisation juridique pour améliorer les droits des femmes et l’équilibre familial. Cependant, l’intégration de ces réformes a dû se faire avec une attention particulière, en prenant en compte les structures sociales conservatrices. Les différentes réformes de la Moudawana visaient principalement à renforcer les droits des femmes et des parties juridiquement vulnérables, en particulier en matière de divorce, de garde d’enfants et d’héritage. Pourtant, le chemin vers une transformation complète était semé d’embûches, notamment en raison du caractère conservateur de la société marocaine et de l’ampleur des enjeux juridiques soulevés. Pour surmonter ces obstacles, le processus de réforme a été réalisé par étapes, permettant ainsi une transition plus douce et une adaptation progressive de la société.
Le législateur a cherché à trouver un équilibre entre un référentiel traditionnel, s’appuyant sur le droit musulman et le droit coutumier, et un référentiel moderne, fondé sur le droit international, les conventions, les traités, ainsi que la loi, la doctrine et la jurisprudence. L’interprétation des lois varie en fonction de ces référentiels, utilisant une méthode exégétique pour le droit musulman et des méthodes modernes pour le droit positif. Par ailleurs, la Moudawana a été adaptée au fil du temps, avec des ajustements visant à mieux refléter l’évolution des mentalités au sein de la population. Bien que les progrès aient parfois été lents, le Maroc a réussi à réaliser des avancées, garantissant ainsi que les réformes trouvent leur place dans une société en constante mutation, tout en maintenant un équilibre entre les valeurs traditionnelles et les besoins modernes.
Le souci de préserver un équilibre entre tradition et modernité dans la société marocaine peut-il ralentir des réformes plus audacieuses ?
La question des réformes sociétales au Maroc fait face à un défi : trouver un équilibre entre tradition et modernité, afin de préserver les équilibres sociétaux. Cela suppose d’atteindre un point d’entente avec le composant conservateur, sans contrarier la composante moderniste, et vice versa. Le Maroc, riche d’un patrimoine historique, religieux et séculaire profond, fait face à des attentes sociales de plus en plus tournées vers la modernité, notamment en matière de droits, de justice sociale et d’égalité. Cependant, toute réforme doit prendre en compte les spécificités culturelles et religieuses du pays. Autrement dit, les réformes sociétales doivent s’opérer de manière progressive et réfléchie, car des changements trop rapides risqueraient de perturber un équilibre social complexe. Le Maroc a tout au long de son histoire choisi d’opter pour des réformes sociétales graduelles, comme l’illustre l’exemple du Code de la famille, qui a permis d’introduire progressivement des avancées en matière de droits des femmes sans déstabiliser l’ordre social. Ces réformes ne peuvent ignorer les valeurs profondes de la société marocaine, tout en répondant aux enjeux de justice et d’égalité. L’objectif est de concilier respect des traditions et aspirations modernistes. Les réformes sociétales au Maroc doivent être menées tenant compte des différentes sensibilités.
Dans quelle mesure cette nouvelle réforme permettra de remédier aux lacunes relevées par la mise en œuvre du Code de 2004 ?
Sur le fond, le projet de réforme de 2024 est globalement significatif. Il prend en compte les équilibres qui fondent la société marocaine. Certaines dispositions sont même révolutionnaires, notamment celles relatives à la responsabilité parentale, à la tutelle partagée, à la garde des enfants après le remariage de la mère, à la criminalisation du mariage des mineurs, ou encore à la reconnaissance du travail de l’épouse au sein du foyer. Par contre, certaines autres dispositions suscitent débats et critiques, comme le refus du recours à l’expertise génétique pour prouver scientifiquement la paternité d’un enfant, ou encore la parité successorale. Bien que la commission propose des donations pour les filles comme alternative à la parité successorale, cette mesure reste insuffisante pour garantir un système juridique équitable et adapté reflétant les transformations sociales et sociétales. Il est également crucial de définir avec précision les exceptions au mariage des mineurs, notamment à l’âge de 17 ans, et les dérogations à l’acte de mariage afin d’éviter toute dérive juridique. C’est probablement pour cette raison que Sa Majesté le Roi Mohammed VI a invité le Conseil des oulémas à poursuivre sa réflexion sur certains points clivants de la réforme, dans le cadre d’un ijtihad constructif. Sur la forme, le projet de réforme du Code de la famille de 2024 se distingue du texte de 2004 par son ambition d’établir une égalité substantielle, en arrimant le régime juridique de l’enfance aux dispositions de la Convention de New York de 1991, dont le Maroc est signataire. C’est pourquoi l’entreprise de réforme du Code de la famille, dans sa double dimension référentielle et symbolique, peut préfigurer l’avènement d’une nouvelle ère de réforme sociétale.