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Femmes dans la publicité : les stéréotypes ont la vie dure au Maroc (Latifa Akharbach)

La Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA) a présenté récemment un rapport consacré à la représentation des femmes dans la publicité télévisuelle, en particulier durant le mois du Ramadan. Une initiative s’inscrivant dans une démarche plus large visant à éradiquer les stéréotypes de genre et à promouvoir une image équilibrée des femmes dans les médias. Couvrant la période allant de 2020 à 2023, l’étude explore les progrès et les défis vers une représentation juste. Latifa Akharbach, présidente de la HACA, nous éclaire sur le sujet.

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Le Matin : Dix ans après la première étude menée par la HACA en 2014, quels sont les progrès les plus significatifs que vous avez observés dans la représentation des femmes dans la publicité télévisuelle au Maroc ?

Latifa Akharbach : En 2014, l’étude sur les stéréotypes dans la publicité n’avait porté que sur une année. Dix ans plus tard, nous présentons une étude sur 4 années consécutives, 2020, 2021, 2022 et 2023, pour livrer des constats circonstanciés et encore plus significatifs. Par ailleurs, le corpus de 754 spots analysés a une taille suffisamment importante pour nous autoriser à tirer des conclusions rigoureuses. Le choix d’étudier les spots diffusés pendant le prime time du mois du Ramadan se justifie par le fait que cette période constitue traditionnellement un pic d’audience et un pic d’investissements publicitaires pour la télévision dans notre pays. Cela signifie aussi que s’il y a des stéréotypes dans les spots diffusés pendant ce mois, ils seront vus par des millions de Marocains chaque jour !

Lorsque nous comparons les chiffres de l’étude menée en 2014 et les résultats de la nouvelle étude, nous constatons que la représentation des femmes dans la publicité audiovisuelle a connu quelques évolutions positives, mais que de nombreuses communications publicitaires continuent à véhiculer des clichés et des stéréotypes à l’égard des femmes. La principale évolution positive est qu’en 9 ans, la part des publicités qui ne comportent aucun stéréotype a été multipliée par 5, passant d’un taux de 9% en 2014 à une quote-part de 51% en 2023. C’est un acquis important mais pas suffisant, du point de vue de la HACA en tant que régulateur indépendant et soucieux du respect des principes des droits humains et des valeurs démocratiques dans les contenus audiovisuels. Pour nous, ce résultat signifie qu’il y a encore presque un spot sur deux qui est vecteur d’une représentation discriminante à l’égard des femmes. D’autres évolutions positives ont été également relevées. Des secteurs d’activité dont les communications publicitaires télévisuelles «invisibilisaient» les femmes en 2014 leur font aujourd’hui une place de plus en plus grande dans leurs annonces. C’est le cas notamment du secteur des banques et des assurances et de celui de l’automobile.

Mais malgré ces évolutions, il y a encore une tendance à l’assignation de genre dans les publicités. Ainsi, dans un pays où il y a un grave problème d’employabilité des femmes, celles-ci continuent à être majoritairement assignées, dans les publicités, à la sphère domestique, malgré une augmentation de leur représentation dans la sphère professionnelle. Or tout le monde sait que la publicité a un très fort impact sur les croyances et les représentations collectives. Ce genre de stéréotypes de genre est susceptible par exemple de constituer un plafond de verre sur le marché du travail.



Quels défis persistent malgré les efforts réglementaires ?

Les défis consistent à casser les chaînes de reproduction et de perpétuation des stéréotypes et des représentations discriminantes, dans la durée et dans tous les contenus médiatiques. C’est un défi qui renvoie à la problématique générale de l’autonomisation des femmes et de la culture des droits humains. Ce chantier de longue haleine nécessite l’implication de tous et la consécration de la culture de la parité et de l’égalité dans tous les espaces : la famille, l’école, la vie publique, etc. Le fait d’avoir travaillé sur plusieurs années consécutives nous a permis de mesurer la fragilité de certains acquis. Par ailleurs, il y a certainement des efforts à faire en matière d’autorégulation du secteur de l’industrie publicitaire. Car il est bien évident que l’on ne peut imputer aux seuls diffuseurs la responsabilité de la permanence de la représentation partiale et partielle des femmes dans les contenus médiatiques.

Comment les stéréotypes de genre sont-ils perpétués ou remis en question dans les spots publicitaires diffusés pendant le mois du Ramadan ?

Il faut rappeler qu’il y a dans notre société, comme dans beaucoup d’autres, un conditionnement très précoce et une exposition récurrente aux messages et aux comportements discriminants vis-à-vis des femmes. Il est de ce fait difficile d’exiger des médias des résultats immédiats et définitifs en matière de déconstruction des discours stéréotypés. Mais leur devoir est de s’y engager et d’y travailler continuellement. La HACA insère toujours dans les cahiers des charges des opérateurs des dispositions en ce sens. Toutefois, personne ne peut comprendre ce qui empêche les protagonistes de la communication publicitaire de rompre avec certains clichés faciles : la femme bavarde, la femme assistée, la femme vénale, la femme mégère, la femme fée du logis infatigable et heureuse de sa condition, la femme seule responsable des enfants et pourvoyeuse d’attentions et de soins pour tous, etc., puis en créant un effet de répétition. Grâce à son pouvoir d’influence, la publicité peut aider à faire avancer l’appropriation de la culture de l’égalité hommes-femmes et peut favoriser certaines ruptures culturelles à ce propos. Certains annonceurs, publicitaires et opérateurs audiovisuels dans notre pays ont développé des bonnes pratiques que la HACA promeut et salue fréquemment : comités de parité, chartes internes, récompenses pour les spots féministes, campagnes publicitaires sensibles à la diversité, etc. D’autres mobilisations restent nécessaires.

Comment les résultats de cette étude pourraient-ils influencer les politiques et pratiques du secteur audiovisuel en matière de représentation des femmes ?

En menant ce type d’études, la HACA participe d’abord à une meilleure connaissance de la réalité, des pratiques et des problématiques. On ne peut agir sur la réalité si on ne la connaît pas. La publication de cette étude, comme toutes celles que l’on a déjà réalisées sur des thématiques variées, permet aussi d’informer le grand public et de promouvoir la culture de la régulation sensible aux droits humains dans la société marocaine. La lutte contre les stéréotypes de genre nécessite une mobilisation globale. Notre démarche n’est ni d’être dans des dénonciations publiques ni dans de simples rhétoriques généralistes et passionnées. La HACA enrichie sans cesse sa production normative en matière de représentation de la diversité et ambitionne de renforcer ses interactions sur cette question tant avec les professionnels des médias qu’avec les citoyens.

Comment la HACA envisage-t-elle d’équilibrer la nécessité de réguler sans entraver la créativité et la liberté d’expression dans le secteur publicitaire ?

Vous soulevez un point très important. La créativité et la liberté de communication constituent le fil conducteur des délibérations du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle. Plusieurs décisions prononcées par le Conseil ont débouté des plaintes d’usagers au nom du principe de la liberté de création. Mais cette liberté ne saurait s’exercer au prix d’une infériorisation, d’une «invisibilisation» et donc d’une discrimination d’une partie de la société. Cela vaut pour les femmes et pour toutes les catégories de population marginalisées dans certains domaines de la vie publique. Les décisions prises par le Conseil reposent sur le cadre législatif et la Constitution qui est notre boussole en quelque sorte.
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