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Fouad Laroui : comprendre le monde, c’est refuser de renoncer à notre humanité

Dans un monde en constante mutation, où les repères vacillent et les vérités s’entrechoquent, comment assimiler les changements et garder le cap ? Comment continuer à penser de manière autonome, alors que l’information nous submerge et que l’intelligence artificielle redéfinit les contours de la connaissance ? Telles sont les questions posées dans l’émission «L’Info en Face», où Rachid Hallaouy recevait l’écrivain et professeur Fouad Laroui. Un débat pour la reconquête du sens par le savoir.

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D’entrée de jeu, Fouad Laroui se revendique un héritage intellectuel qui préfère la rigueur du raisonnement à l’escalade verbale. Et c’est précisément cet héritage qu’il mobilise pour répondre à une interrogation pointue : comment comprendre le monde dans lequel on vit ? Avant même de tenter une réponse, l’écrivain introduit un renversement de la question : pourquoi veut-on comprendre ? «Ma chatte, dit-il avec humour, ne cherche pas à comprendre. Elle vit, c’est tout.» Mais l’homme, depuis le «miracle grec», a fait de cette quête un fondement de sa condition. «Comprendre le monde, c’est ce qui nous rend humains».



Pour M. Laroui, la complexité du monde n’est pas nouvelle. Ce qui est inédit, en revanche, c’est la perte de la boussole morale. «L’Occident, qui s’était érigé en maître du récit universel depuis les Lumières, n’a plus l’autorité morale qu’il prétendait incarner», constate-t-il. La guerre en Ukraine, la situation à Gaza... sont autant d’indices d’un basculement géopolitique et épistémique. Le Sud global, selon M. Laroui, ne croit plus à la supériorité morale de l’Occident. Conséquence : le citoyen est livré à lui-même dans une jungle informationnelle où il devient urgent de savoir décrypter, distinguer l’information de la propagande, l’opinion de la connaissance. «Ce n’est pas tant que le monde est devenu illisible, c’est que nous avons perdu les outils pour le lire», martèle-t-il.

Restaurer un socle commun de savoir... le grand combat

La réponse de Fouad Laroui à cette crise des repères tient en un mot : le socle. Il plaide pour un tronc commun de connaissances, accessible à tous, fondé sur les disciplines scientifiques et humaines. Anthropologie, économie, psychologie, épistémologie, histoire des idées... autant de clés de lecture qu’il estime indispensables à la formation de citoyens éclairés. «On ne peut pas parler du monde si on ne comprend pas ce qu’est une politique budgétaire ou le narcissisme pathologique», ironise-t-il. Et de citer Freud, Aristote, Ibn Khaldoun, Al-Farabi ou encore John Locke, directement influencé par Ibn Toufaïl – preuve éclatante, selon lui, de l’apport fondamental de la pensée arabe à la construction de la modernité.



À travers cette idée de socle, M. Laroui formule une proposition concrète et ambitieuse : instaurer une première année universitaire obligatoire, consacrée à l’acquisition d’un corpus de savoirs fondamentaux. «Un étudiant qui n’a jamais étudié la psychologie ou l’économie ne peut pas participer au débat citoyen», explique l’invité.

Un monde en mutation, jusqu’au cœur des traditions

Preuve supplémentaire que la lecture du monde passe aussi par le prisme des réalités sociales et culturelles : la célébration imminente de l’Aïd Al-Adha, dans un contexte marqué par les tensions économiques. À travers les réseaux sociaux, les discussions de rue ou les conversations familiales, les Marocains expriment de plus en plus ouvertement leur désarroi face à la cherté de la vie et à l’effritement du pouvoir d’achat. Certains envisagent, à contrecœur, de renoncer au rituel sacrificiel, tandis que d’autres s’en tiennent à une symbolique plus sobre. Pour Fouad Laroui, ce type de débat est aussi révélateur d’un basculement profond : «La tradition, lorsqu’elle n’est plus portée par une compréhension raisonnée de son sens et de ses limites, devient une charge émotionnelle, parfois même une source de culpabilité.» Là encore, dit-il, c’est par la connaissance – historique, anthropologique, sociale – que l’on peut réconcilier foi, modernité et dignité.

Intelligence artificielle : la fin de l’homme autonome ?

Pour M. Laroui, le danger ne réside pas dans la technologie elle-même, mais dans ce qu’elle menace de détruire : notre capacité à penser par nous-mêmes. «Si produire de la pensée se réduit à lire ce que dit ChatGPT, alors nous ne sommes plus des hommes.» Loin de rejeter la technologie, il appelle à l’intégrer dans un cadre intellectuel solide. L’enjeu est de former des individus capables de distinguer ce qu’ils savent de ce qu’ils lisent, d’enrichir leur réflexion avec des outils numériques sans se laisser absorber par eux. «Il faut armer les esprits, pas les remplacer », tranche-t-il.

À travers cette conversation érudite et passionnée, se dessine une conviction profonde: il n’y a qu’une seule humanité, dotée des mêmes capacités intellectuelles, quelles que soient les différences culturelles. Encore faut-il reconnaître et intégrer l’héritage partagé des grandes civilisations. «Le monde ne se sauvera que par une culture humaniste commune», insiste M. Laroui, dans un vibrant appel à dépasser les replis identitaires. «Pendant qu’on s’écharpe sur nos références, la terre flambe», alerte le professeur de culture scientifique.

Dans cette ère d’incertitudes, M. Laroui ne propose ni solution miracle ni slogan facile. Il rappelle que la pensée est un effort, un acte de résistance, un geste de civilisation. Et que comprendre le monde, c’est, au fond, refuser de renoncer à notre humanité.
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