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Hassan Tarik dissèque l’évolution de la dynamique protestataire au Maroc

De plus en plus structurées, collectives et connectées, les protestations sociales ne ciblent plus l’erreur administrative, mais la logique même des politiques publiques. Animant le cours inaugural de la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales Souissi, Hassan Tariq, Médiateur du Royaume du Maroc, a livré une analyse fine de la dynamique protestataire qui traverse la société et de ses profonds ressorts. L’ancien ambassadeur du Maroc en Tunisie appelle de ce fait à un changement d’échelle et de logique dans la manière de concevoir et de mener la médiation au Maroc. Il plaide pour un renforcement des institutions existantes, notamment à travers un meilleur déploiement territorial, mais aussi pour un appui stratégique aux initiatives civiles porteuses de médiation sociale.

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Le chiffre est parlant. En 2024, le programme Forsa, censé encourager l’entrepreneuriat individuel et, partant, l’intégration socioéconomique, a généré le plus grand nombre de réclamations adressées à l’Institution du médiateur. Ce constat, plutôt paradoxal, reflète un changement de registre dans la relation entre l’administration et les citoyens. «Ces réclamations ne visaient pas uniquement les administrations impliquées, souligne Hassan Tariq, mais posaient plus largement la question du lien entre politiques publiques, justice administrative et expression collective des doléances.»
Invité à animer le cours inaugural de la Faculté de droit de Souissi, à Rabat, le 19 novembre 2025, ce professeur de droit public a choisi d’ancrer sa réflexion dans une problématique qui traverse ses travaux depuis plus d’une décennie : la tension entre protestation et médiation, qu’il considère comme constitutive des démocraties modernes. «La question centrale, affirme-t-il d’emblée, est de savoir comment une démocratie peut concilier deux logiques : celle, directe et contestataire, de la démocratie protestataire, et celle, institutionnelle et légale, de la démocratie constitutionnelle.» Le message est clair : la protestation n’est plus marginale. Elle fait désormais partie intégrante du fonctionnement démocratique, et exige des formes de traitement adaptées.
Autre cas emblématique : celui des demandes d’équivalence de diplômes, portées par de nombreuses familles et étudiants en médecine. «Ce cas ne relevait pas d’un simple litige administratif, mais touchait à des enjeux éducatifs, sociaux et symboliques majeurs. La médiation institutionnelle a dû s’y engager pour prévenir une impasse.» M. Tariq insiste : «Nous ne sommes plus face à des plaintes isolées, mais à des mobilisations collectives structurées, qui s’appuient sur des formes d’organisation et de représentation. Cela remet en question les cadres traditionnels de l’intervention publique.» La médiation ne peut plus se limiter à l’arbitrage entre un individu et l’administration. Elle est désormais confrontée à des dynamiques sociales organisées, souvent porteuses de revendications politiques. Elle devient un espace hybride, à la fois technique, politique et symbolique.

De la plainte individuelle à la critique structurelle

Pour qualifier ce qu’il appelle «la nouvelle équation entre politiques, protestation et médiation», Hassan Tariq identifie trois axes de réflexion essentiels :
  1. Les dysfonctionnements administratifs ne relèvent plus seulement de l’erreur bureaucratique : ils se rattachent aujourd’hui à la conception, à la mise en œuvre et à l’impact des politiques publiques elles‑mêmes.
  2. Les politiques publiques deviennent, de fait, un objet central de médiation : celle‑ci ne se contente plus d’arbitrer des litiges ponctuels, elle intervient dans la régulation de politiques structurelles, parfois complexes et socialement chargées.
  3. La protestation sociale s’intègre désormais dans le cycle de fabrication des politiques publiques : elle n’intervient plus uniquement après leur mise en œuvre, mais influence la conception, les ajustements, voire la légitimation des programmes.
S’appuyant sur les rapports de l’Institution du médiateur, l’intervenant note que «la majorité des dysfonctionnements recensés concernent désormais l’exécution des grandes politiques sociales : santé, éducation, protection sociale...» Il souligne que «ces dysfonctionnements touchent à la fois la conception même des politiques, leur accessibilité, leur efficacité sociale réelle, ou encore l’écart entre les objectifs annoncés et les ressources allouées.» Face à cette réalité, la médiation est appelée à jouer un rôle stratégique : à la croisée du diagnostic, de la pédagogie administrative et de la régulation politique. Il interroge ainsi : «Que peut encore la médiation face à des tensions structurelles qui relèvent souvent de l’arbitrage politique plus que de l’erreur administrative  ?» M. Tariq distingue encore deux grands types d’anomalies, d’un côté, des dysfonctionnements liés aux politiques de protection sociale (santé, retraites, couverture maladie), qui traduisent fréquemment un décalage entre promesses politiques et exécution effective et, de l’autre, ceux liés à la gestion des risques collectifs majeurs, comme les crises, séismes, catastrophes... où l’inefficacité des réponses publiques accentue les tensions sociales. «Nous passons d’une équation classique entre administration et usager, centrée sur le niveau de satisfaction d’un service donné à une nouvelle équation, où le citoyen est placé au cœur même des politiques publiques, interpellant leur conception, leur mise en œuvre et leur impact.»

Le guichet administratif : un théâtre de conflit symbolique

Dans un passage particulièrement saisissant, M. Tariq explique la transformation du simple guichet administratif en espace de cristallisation des tensions sociales. «Le face‑à‑face entre l’usager et l’agent administratif n’est plus seulement un acte de gestion. C’est désormais le lieu d’un affrontement implicite entre deux univers : celui d’un citoyen porteur d’attentes fortes en matière de dignité et de justice sociale, et celui d’un État confronté à ses propres limites systémiques.» Cette évolution résulte, selon lui, de l’accumulation de programmes publics stratégiques dans un contexte où les attentes sociales se sont considérablement démultipliées, portées par une conscience citoyenne croissante. Le rendez‑vous administratif, jadis routine, devient chargé d’une tension macro‑sociale, où se rejoue la question du contrat social. «Le citoyen ne voit plus l’administration comme un simple prestataire de services, mais comme un représentant direct de l’État et de ses engagements. Et l’agent, de son côté, n’agit plus seulement dans un cadre technique, mais porte symboliquement la responsabilité sociale de l’action publique.» Ainsi, l’administration se transforme en «zone de médiation permanente, mais aussi de fragilité institutionnelle», tant elle est désormais sommée de répondre à des attentes pour lesquelles elle n’est pas toujours équipée.

La protestation comme phénomène structurant

M. Tariq propose ensuite une lecture globale de la dynamique protestataire au Maroc, qu’il qualifie de «phénomène structurel», enraciné dans des variables objectives et systémiques. «Nous sommes face à une équation paradoxale : d’un côté, une explosion du besoin social, alimentée par des facteurs démographiques, économiques, éducatifs et générationnels. De l’autre, une contrainte structurelle des ressources publiques, qui limite les marges de réponse de l’État.» Selon lui, cette tension produit une forme «d’illégitimité latente de l’offre institutionnelle» qui nourrit une conflictualité sociale persistante. Par ailleurs, l’ouverture progressive du cadre politique marocain permet cette expression protestataire sans nécessairement l’encadrer. Selon l’intervenant, trois éléments majeurs renforcent ce mouvement :
  • La transformation du champ médiatique et numérique : l’accès à l’espace public ne dépend plus de structures classiques. Les réseaux sociaux favorisent la construction rapide de causes collectives et leur mise à l’agenda.
  • La légitimation progressive des formes de protestation : les mouvements sont aujourd’hui visibles, médiatisés, parfois reconnus socialement, même hors des cadres institutionnels traditionnels.
  • La mutation des profils militants : hier encadrés par des partis ou des syndicats, on observe désormais des citoyens non encadrés, qui investissent l’espace protestataire avec une légitimité issue de leur vécu.
«Nous sommes entrés dans une ère où la protestation devient une modalité centrale de participation politique, un prolongement de la citoyenneté, parfois en tension avec les institutions, mais profondément ancrée dans la société.» Le détour par les sciences sociales permet d’aller au‑delà des lectures classiques : on y retrouve notamment la théorie de la «privation relative», décalage entre attentes et réalité, et la théorie des ressources de mobilisation... la question n’est pas seulement pourquoi on proteste, mais comment. «Les protestataires, rappelle‑t‑il, sont souvent les plus ambitieux, les plus porteurs d’espoir, et non nécessairement les plus démunis.» Cette perspective permet de considérer la protestation non comme une anomalie du système, mais comme l’une de ses expressions, à condition d’en saisir les ressorts : sociaux, politiques, symboliques et émotionnels.
M. Tariq insiste enfin sur la dimension émotionnelle et interprétative de la protestation : ce n’est pas l’événement brut qui déclenche l’action, mais sa mise en récit, sa charge symbolique et la manière dont il est transformé en «injustice insupportable». «Le rôle du cadre émotionnel est central : les mouvements de protestation s’appuient sur des récits puissants, capables de susciter la colère, la peur ou la compassion, et de transformer l’expérience individuelle en cause commune.» Dans cette configuration, la médiation doit désormais appréhender non seulement des doléances, mais des récits, des symboles, des émotions et des citoyens devenus acteurs.

Les effets pervers de la protestation

C’est pourquoi, l’ancien ambassadeur du Maroc en Tunisie alerte sur les risques systémiques d’une montée en puissance de la protestation sociale, lorsqu’elle échappe aux mécanismes traditionnels de régulation démocratique. Selon lui, cette dynamique peut produire des effets boomerang préoccupants pour la qualité de l’action publique. D’abord, il évoque le court-circuit des cycles politiques. Sous la pression de mobilisations de plus en plus fréquentes et visibles, les décideurs peuvent être tentés d’agir dans l’urgence, au détriment de la concertation, de l’évaluation ou même de la délibération. Les politiques publiques perdent alors en cohérence et en légitimité.
Autre dérive possible : la tentation populiste. Lorsque la protestation prend le pas sur le débat rationnel, elle peut affaiblir la légitimité scientifique et technique des décisions publiques. Le risque est alors de voir l’émotion ou la revendication immédiate l’emporter sur l’expertise, la nuance ou l’intérêt général. S’ajoute enfin la compétition inégale pour l’attention politique. Dans cet espace de lutte pour la visibilité, les groupes les plus organisés ou les plus audibles parviennent à capter l’écoute des décideurs, reléguant au second plan les populations silencieuses, précarisées ou marginalisées. «La protestation peut jouer un rôle de régulation démocratique, rappelle-t-il, mais elle peut aussi devenir un filtre d’injustice, lorsqu’elle donne la priorité à ceux qui ont le plus de moyens de se faire entendre, et non à ceux qui en ont le plus besoin.»
Face à ces déséquilibres croissants, M. Tariq plaide pour une réforme profonde de la médiation institutionnelle. Cela passe, selon lui, par un meilleur maillage territorial et social des dispositifs de médiation, afin de viser en priorité les zones de tension. Il appelle aussi à renforcer la culture de médiation au sein de la société civile, encore trop marginale, ainsi qu’à renouveler les outils, les pratiques et l’approche même des institutions en matière de médiation. «Il ne suffit plus de compenser les faiblesses de la médiation institutionnelle. Il faut désormais repenser son rôle, sa forme et son ancrage dans la société.»

Vers une nouvelle architecture de la médiation publique

In fine, Hassan Tariq montre que la protestation contemporaine s’enracine de plus en plus dans le nouveau cadre juridique et politique qu’est la Constitution de 2011. «Les revendications ne se formulent plus en marge du système, mais à partir de ses propres fondements : droits sociaux, justice spatiale, accès aux services essentiels... Les protestataires s’approprient les textes, les invoquent et les retournent comme outils de légitimation.» Comme le suggère le dernier rapport de l’Institution du médiateur, «une part importante des tensions actuelles naît de l’écart perçu entre la promesse constitutionnelle et la réalité du terrain. C’est là que s’ouvre l’espace de la médiation, mais aussi celui de la contestation.»
Hassan Tariq appelle alors à un changement d’échelle et de logique dans la manière de concevoir la médiation au Maroc. Il plaide pour un renforcement des institutions existantes, notamment à travers un meilleur déploiement territorial, mais aussi pour un appui stratégique aux initiatives civiles porteuses de médiation sociale. «Il est temps de miser sur une dynamique nouvelle, qui articule médiation institutionnelle et médiation issue de la société elle-même. L’avenir de la gouvernance apaisée passe par cette co-construction entre l’État et les citoyens».
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