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Khalid Benomar : Il faut sortir de la logique du projet sectoriel pour entrer dans celle du projet de territoire

Dans Son dernier discours, Sa Majesté le Roi a appelé à «passer des canevas classiques du développement social à une approche en termes de développement territorial intégré». Cette transition majeure soulève de nombreuses questions opérationnelles : comment décloisonner une administration habituée aux logiques sectorielles ? Comment articuler les spécificités locales avec la cohérence nationale ? Comment éviter la fragmentation territoriale tout en respectant les particularités régionales ? Pour éclairer ces enjeux cruciaux, nous avons interrogé Khalid Benomar, spécialiste du développement territorial intégré qui a collaboré avec l'OCDE pour élaborer le rapport «Dialogue Maroc-OCDE sur les politiques de développement territorial» et piloté le «Plan de développement intégré des provinces du Nord». Son analyse révèle les défis culturels, institutionnels et financiers de cette transformation, mais aussi les pistes concrètes pour faire du développement territorial intégré un véritable levier de justice spatiale et de cohésion nationale.

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Khalid Benomar : Il faut sortir de la logique du projet sectoriel pour entrer dans celle du projet de territoire



Dans son dernier discours, Sa Majesté le Roi a appelé à «passer des canevas classiques du développement social à une approche en termes de développement territorial intégré». Concrètement, comment peut-on opérer cette transition des approches traditionnelles vers le développement territorial intégré ?

C’est, à mes yeux, l’une des grandes questions structurantes pour l’avenir de l’action publique. Pendant longtemps, le modèle de développement territorial a reposé sur une logique verticale et sectorielle. Chaque ministère – à travers ses directions techniques – élaborait ses projets à partir de normes nationales, avec une carte en main, en visant des moyennes statistiques. On construisait un centre de santé là où il y avait X habitants, un collège là où on anticipait Y élèves... C’était rationnel, techniquement fondé, mais souvent très éloigné des réalités vécues sur le terrain. Prenons un exemple concret : implanter un centre de santé dans une commune rurale. Sur le papier, tout est là : la population cible, le terrain, le budget. Mais en pratique, la route pour y accéder est impraticable, le médecin affecté n’a pas de logement, l’équipement arrive en retard, et la population, faute d’habitude ou de confiance, continue de recourir à d'autres circuits. Ce projet, isolé de son écosystème, risque alors de devenir inopérationnel.

C’est là que le développement territorial intégré prend tout son sens. Il nous oblige à poser les bonnes questions : ce centre de santé est-il accessible ? Est-il articulé avec l’école, le transport local, les activités économiques de la région ? La commune a-t-elle les moyens d’assurer sa maintenance ? Les citoyens ont-ils été associés à sa conception ? Ces questions relèvent de plusieurs ministères, de plusieurs niveaux de gouvernance – elles exigent une approche transversale, coordonnée, ancrée dans la réalité du territoire. Le Maroc a commencé à avancer sur ce plan depuis le début des années 2000, notamment avec l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH) ou les projets de développement urbain ou rural intégré. Mais il nous reste un saut à opérer : sortir définitivement de la logique du projet sectoriel pour entrer dans celle du projet de territoire. Cela suppose une capacité à travailler ensemble, à décloisonner les institutions, à faire confiance aux acteurs locaux et à inscrire chaque projet dans une vision d’ensemble, partagée et porteuse de sens.

Quels sont les principaux défis à relever pour réussir cette transition vers le développement territorial intégré ?
Il y a d’abord un obstacle culturel, presque structurel, dans la manière dont l’administration conçoit son action. Beaucoup de départements sectoriels – très solides techniquement, il faut le reconnaître – sont convaincus que leurs normes et leurs cartes d’intervention constituent en elles-mêmes des réponses suffisantes. C’est une forme de rationalité réglementaire, mais qui oublie parfois la finalité essentielle : améliorer concrètement la vie des citoyens sur un territoire donné. Prenons un cas classique : un ministère décide d’implanter une école ou un dispensaire à partir d’une grille nationale. Ce qui est ignoré, c’est que ce projet ne prend sens que s’il est connecté à d’autres réalités : le réseau routier, l’offre de logement pour les enseignants ou le personnel médical, la sécurité, les habitudes sociales, etc. Or, historiquement, ceux qui ont cette vision transversale, ce sont les gouverneurs et l’autorité territoriale, parce qu’ils voient le territoire dans sa globalité. Mais ils se heurtent souvent à des logiques sectorielles très cloisonnées.

Un autre défi tient à la gouvernance locale. Il arrive que certains élus, faute de formation ou de vision stratégique, restent centrés sur des attentes ponctuelles, très localisées – un douar, une piste, une demande immédiate. Ce n’est pas une critique, c’est une réalité qu’on doit accompagner. C’est d’ailleurs ce que le Maroc a commencé à faire dès les années 2000 avec la mise en place des Plans communaux de développement (PCD) et le renforcement des capacités des élus, pour les aider à passer du rôle de médiateur local à celui de stratège territorial. Des partenariats innovants ont vu le jour, notamment entre le ministère de l’Intérieur et la société civile.

Mais malgré ces avancées, certains départements sectoriels ont encore du mal à adopter une logique holistique. Cela renvoie à une question plus profonde : celle des profils dans la fonction publique. Si nous voulons construire des politiques intégrées, il nous faut des cadres capables de penser transversalement, de travailler en réseau, d’articuler les enjeux sociaux, économiques, spatiaux. Cela suppose de revoir les référentiels de compétences, de valoriser les profils pluridisciplinaires et de faire émerger une nouvelle génération de leaders publics territoriaux.


Quels mécanismes institutionnels permettraient d'articuler les spécificités locales avec la cohérence nationale mentionnée dans le discours Royal ?
Le débat est ancien : faut-il partir du haut (top-down) ou du bas (bottom-up) ? Historiquement, l’approche dominante a été verticale, où l’État central définissait les priorités et les territoires exécutaient. Mais avec l’expérience des Plans communaux de développement (PCD), amorcée dès les années 2000, on a inversé la logique : partir des réalités locales, intégrer les besoins et les visions des populations, pour ensuite construire de la cohérence par agrégation. Cela a permis une première traduction concrète de l’approche territoriale intégrée. La régionalisation avancée est venue renforcer ce mouvement, en donnant à la région un rôle central dans la structuration du développement territorial. Elle est censée jouer un rôle de relais, de cadrage et de coordination entre le niveau local et les grandes orientations nationales.

Le Discours Royal rappelle l’importance d’aller plus loin. Le développement réellement transformateur vient toujours du territoire lui-même. Ce sont les dynamiques locales, quand elles sont bien accompagnées, qui produisent des changements durables. Il est donc essentiel de renforcer cette approche ascendante (bottom-up), tout en s’assurant que les choix faits localement s’inscrivent dans une vision d’ensemble cohérente. Cela suppose un rôle actif de coordination des représentants de l’État dans les territoires, mais aussi une meilleure structuration des mécanismes de dialogue entre niveaux de gouvernance.



Quels sont les risques de fragmentation territoriale liés à cette nouvelle approche et comment les prévenir ?
C’est une question importante, et légitime. L’approche intégrée n’est pas en soi source de fragmentation ; au contraire, elle est conçue pour la prévenir. Le risque de fragmentation survient lorsqu’il n’y a pas d’effort de convergence, lorsqu’on laisse les projets se développer en silos, sans articulation ni mise en cohérence. Or le Maroc n’est pas dépourvu de mécanismes pour cela. La culture de la planification territoriale existe déjà, même si elle mérite d’être renforcée. À l’échelle provinciale, le gouverneur joue un rôle fondamental dans la coordination entre les acteurs, les secteurs et les niveaux d’intervention. À l’échelle régionale, le wali et le SGAR (Secrétariat général pour les affaires régionales) ont la responsabilité stratégique de garantir l’alignement entre les initiatives locales, les projets régionaux et les politiques nationales.

L’enjeu est donc moins dans la création de nouveaux outils que dans le renforcement des pratiques de mise en cohérence et la prise de conscience du niveau sectoriel. Il s’agit de donner à ces mécanismes toute leur portée, de les inscrire dans une logique de co-construction avec les élus et la société civile, et d’y injecter les compétences nécessaires. La fragmentation survient quand chacun avance dans son couloir. Mais lorsqu’il y a un pilotage partagé et une volonté de convergence, le développement intégré devient un vrai levier d’unité territoriale.


Quels sont les piliers fondamentaux pour organiser efficacement la mutualisation des efforts de tous les acteurs mentionnée dans le Discours Royal ?
La mutualisation, repose sur trois piliers complémentaires. D’abord, le renforcement des capacités : il ne s’agit pas seulement de former les élus pour en faire des stratèges territoriaux, mais aussi d’aider les responsables sectoriels déconcentrés à adopter une vision globale. Décentralisation et déconcentration doivent être pensées ensemble, comme deux leviers d’un même système. Ensuite, il faut des objectifs territoriaux clairs, déclinés à travers les outils de planification existants, ou des programmes intégrés conçus de manière ad hoc. Enfin, il faut renforcer les mécanismes de partenariat – notamment à travers des conventions multi-acteurs – et professionnaliser la mise en œuvre. La création de cellules de «delivery» territoriales, et des structures de PMO (Project Management Office), peut faire la différence sur le terrain.


Quel rôle les collectivités territoriales devraient-elles jouer dans cette approche intégrée ?
Un rôle stratégique, sans équivoque. Les collectivités ne doivent pas se limiter à un plaidoyer sectoriel ponctuel, mais porter une vision inclusive et structurée de leur territoire. Elles doivent être des forces de proposition, et non seulement des guichets à projets.


Quelle stratégie d'articulation adopter entre les «mégaprojets nationaux» et les projets de mise à niveau locale ?
C’est le cœur même de l’approche intégrée : il ne peut y avoir de grands projets nationaux porteurs s’ils ne sont pas enracinés localement. Deux principes doivent guider cette articulation : d’un côté, accompagner les grandes initiatives par des projets intégrés locaux et, de l’autre, intégrer dès la conception les besoins des territoires concernés. Les provinces du nord et le sud du Royaume offrent plusieurs exemples réussis dans ce sens.

L'identification et la valorisation des «potentialités économiques régionales» sont importantes : par où commencer ?

Les potentialités économiques ne se découvrent pas uniquement dans les études de vocation commandées à de grands cabinets. Il faut un projet économique territorial participatif, construit avec les acteurs locaux, qui ont souvent une connaissance fine de leurs ressources. Je pense notamment à l’économie sociale, encore trop peu structurée au Maroc, alors qu’elle représente un potentiel immense, comme on le voit dans plusieurs pays développés où elle pèse lourdement dans le PIB.


Quels indicateurs pour mesurer la «justice spatiale» ?
C’est un chantier complexe, mais on a déjà des outils pertinents. Je pense notamment à l’indice d’enclavement social, développé il y a une quinzaine d’années dans le cadre d’un partenariat entre le ministère de l’Intérieur, l’Agence de développement du Nord et l’association Targa. Cet indice permet de mesurer, à l’échelle très fine (douar, commune, cercle), l’accès aux services sociaux clés (routes, santé, éducation, postes, etc.). C’est un levier puissant pour cibler des politiques de mise à niveau territoriale prioritaires.


Quels dispositifs financiers pour soutenir cette approche sans créer de dépendance excessive ?
Le financement seul ne suffit pas. L’enjeu est souvent une question de gouvernance, de mécanismes d’exécution et de clarté des responsabilités, car des moyens importants sont mobilisés par l’État, les collectivités territoriales, les entreprises publiques et les donateurs internationaux. Il faut aussi mobiliser le secteur privé, en l’impliquant dans les projets à impact territorial, vu les résultats potentiels dont il peut bénéficier.

Parfois, ce n’est pas l’argent qui manque, mais la capacité à le déployer intelligemment, nous le voyons historiquement dans le taux d’exécution de certains projets et aussi dans la difficulté de rendre opérationnels certains projets déjà construits. Une des solutions est de prévoir systématiquement un mécanisme financier et de gouvernance précis pour la phase opérationnelle du projet. À titre d’exemple dans une province, un hôpital provincial n’a pas pu être doté de chirurgien malgré sa couverture de presque un million d’habitants, car le secteur public n’a pas pu être attractif. En mobilisant un petit budget que les circuits classiques ne pouvaient mobiliser, la province et d’autres partenaires ont pu attirer un chirurgien du privé pour rendre ce service crucial pour la population et rendre plus fonctionnel un investissement coûteux pour l’État.


Comment éviter que les zones rurales défavorisées soient laissées pour compte ?
Il faut assumer une forme de discrimination positive. Les programmes intégrés régionaux et territoriaux doivent comporter un axe clair de mise à niveau des communes les plus vulnérables, avec un ciblage rigoureux et des moyens adaptés. C’est une condition de la justice territoriale.


Est-ce que l’on peut parler de délais pour avoir des résultats tangibles ?
On parle d’un chantier de transformation structurelle, donc les effets se mesurent à moyen et long terme. Mais dès 5 à 10 ans, on peut constater des changements visibles : infrastructures utiles, services publics renforcés, dynamique économique enclenchée. Les effets viendront par la suite.

Comment cette approche contribue-t-elle à l’ambition de rejoindre les pays à développement humain élevé ?
C’est précisément l’un des leviers les plus puissants. L’intégration régionale permet de réduire les disparités, d’élever le niveau moyen de développement et de consolider la croissance. C’est une voie cohérente avec l’ambition du Maroc d’accéder à un niveau élevé de développement humain, de façon homogène.


Comment institutionnaliser la participation citoyenne à l’échelle nationale ?

Je donnerais l’exemple du Plan de développement intégré (PDI) des provinces du Nord focalisé sur le monde rural sur la période 2009-2011. En quelques années, près de 600 projets ont été lancés simultanément dans cinq provinces, pour plus d’un milliard de dirhams. Ce qui a fait la différence, c’est la qualité du suivi, l’intégration des actions et leur mise en cohérence. Cette méthode doit être reproduite et institutionnalisée.


Comment faire de la régionalisation un véritable moteur de développement ?

C’est le cœur du sujet. Et cela passe par un changement de mentalité, de paradigme et par des ressources humaines compétentes. La régionalisation ne doit pas être un échelon administratif de plus, mais un espace d’innovation territoriale.


Quel rôle peuvent donc jouer les Conseils régionaux ?

Avec les nouvelles prérogatives qui leur sont confiées, les Conseils régionaux peuvent devenir de véritables accélérateurs de développement intégré, à condition qu’ils jouent pleinement leur rôle, avec une vision stratégique, des moyens humains solides, et une volonté de co-construction.
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