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Réforme de la santé : les disparités territoriales, la mère de toutes les batailles

À l’initiative de la commission de la santé du Parti du progrès et du socialisme (PPS), responsables politiques et experts nationaux ont passé au peigne fin, le 15 décembre 2025 à Rabat, les maux du système de santé. Au-delà des réformes annoncées et des montants engagés, les échanges ont convergé vers une même ligne de fracture, celle de la justice spatiale, désormais au cœur de toute refonte crédible et indissociable de la confiance que les citoyens accordent au service public de santé. Pour les intervenants, sans équité territoriale, l’égalité devant le soin reste fragile, voire illusoire.

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La question n’est plus de savoir s’il faut transformer le système public de santé, mais comment le refonder sans reconduire les déséquilibres qui l’ont fragilisé. Ayant à l’esprit cette équation, les participants à la rencontre organisée la semaine dernière sur le thème «Le secteur public de la santé, les contraintes et les défis» ont mis au jour l’une des grandes faiblesses du secteur : les disparités territoriales. Loin d’un débat abstrait sur les réformes à venir, les interventions ont mis le doigt sur les blocages qui continuent d’entraver l’accès aux soins, d’affecter la qualité de la prise en charge et, in fine, les trajectoires de santé. Gouvernance, répartition des ressources humaines, organisation hospitalière, articulation entre secteurs public et privé : autant de dimensions abordées non comme des chantiers isolés, mais comme les éléments d’un même édifice, dont la cohérence se mesure à l’échelle du territoire.

Alerter pour refonder: l’hôpital public face à l’épreuve de la réalité

Intervenant à cette occasion, Dre Touria Skalli, membre du bureau politique et responsable de la commission de la santé du Parti du progrès et du socialisme, a exprimé l’espoir de voir les Groupements sanitaires territoriaux (GST) devenir de véritables leviers de changement, capables de rompre avec la santé à deux vitesses qui continue de creuser les écarts entre les territoires. Son intervention s’est ensuite arrêtée sur un drame qui a profondément marqué l’opinion : le décès, en octobre dernier, de huit femmes à l’hôpital public d’Agadir, à quelques jours d’intervalle, alors qu’elles allaient accoucher. Pour Dre Skalli, ce drame ne peut être traité comme un épisode isolé. Car pour elle, il renvoie à des fragilités plus profondes du système public de santé, qui tiennent à l’organisation des services, à la disponibilité des équipes, mais aussi à la manière dont sont pensées la prévention, la sécurité des soins et la continuité de la prise en charge. En ce sens, l’affaire d’Agadir agit comme un révélateur brutal des limites actuelles de l’hôpital public, confronté à des exigences croissantes sans toujours disposer des moyens humains et organisationnels nécessaires pour y répondre.



C’est précisément pour éviter la répétition de tels drames, a-t-elle souligné, que la réflexion sur les Groupements sanitaires territoriaux doit dépasser le cadre institutionnel pour s’inscrire dans une vision globale de la santé publique. Une vision où l’investissement dans le capital humain, l’amélioration des conditions de travail, la gouvernance territoriale et la restauration de la confiance des citoyens constituent des priorités indissociables. À travers cette mise en perspective, elle a rappelé que la refonte du système de santé ne saurait être crédible sans un engagement clair en faveur du service public, conçu comme un pilier de protection, d’équité et de dignité pour l’ensemble des citoyens.

Plus de moyens, mais quel système ?

Touria Skalli a rappelé que le budget de la santé s’apprêtait à franchir un seuil inédit, passant de 32 à 42 milliards de dirhams à l’horizon 2026. Une progression indéniable, qu’elle a saluée, tout en prenant soin d’en souligner les limites. Car l’enjeu, a-t-elle insisté, ne se réduit pas à l’augmentation des crédits. Le système de santé relève d’une architecture complexe, d’un équilibre délicat entre des composantes interdépendantes : soins de santé primaires, établissements de proximité, services d’urgence, hôpital public, centres hospitaliers universitaires, dispositifs de formation et, au premier rang, les femmes et les hommes qui font vivre le système. Ce capital humain constitue, selon elle, le socle même de toute politique sanitaire crédible. Formation initiale et continue, conditions d’exercice, reconnaissance professionnelle, encadrement et accompagnement ne constituent pas des variables secondaires, mais des leviers structurants, sans lesquels aucune réforme ne peut produire d’effets durables. Investir dans la santé, a-t-elle martelé, c’est d’abord investir dans celles et ceux qui la portent au quotidien.

À ces priorités s’ajoutent des chantiers de fond, tout aussi déterminants : la généralisation effective de la couverture médicale, une politique du médicament attentive à l’accessibilité et aux coûts pour les patients, la clarification de la place du secteur privé dans l’accomplissement de la mission sanitaire, mais aussi le renforcement de la prévention, de la sensibilisation et de l’éducation à la santé, trop souvent reléguées au second plan.

Pour donner cohérence et continuité à cet ensemble, Dre Skalli a plaidé en faveur d’une gouvernance forte, articulée entre l’échelon national et les territoires, et pleinement ouverte aux apports de la digitalisation, de la télémédecine et de l’intelligence artificielle. Elle a, dans ce cadre, appelé à la création d’un Conseil supérieur de la santé, chargé de définir les grandes orientations de la politique sanitaire, d’en assurer le suivi dans le temps et de garantir que l’effort consenti aujourd’hui s’inscrive dans une vision de long terme.

La justice spatiale, angle mort du système de santé

Pour sa part, Jaafar Heikel, docteur en médecine et en sciences de l’épidémiologie et de l’économie, a choisi d’axer son intervention sur une dimension trop souvent reléguée à l’arrière-plan des politiques sanitaires : la justice spatiale. À ses yeux, ce paramètre constitue l’un des angles morts les plus persistants du système de santé marocain. Sans une lecture territoriale rigoureuse, a-t-il expliqué, les dysfonctionnements observés – qu’ils concernent l’accès aux soins ou les écarts de résultats sanitaires – restent en grande partie incompris. Il a, dans un premier temps, salué l’effort budgétaire consenti par l’État en faveur du secteur de la santé. Mais cette reconnaissance s’est accompagnée d’une mise au point nette. Le nœud du problème, a-t-il insisté, ne se situe pas d’abord dans le financement. Malgré l’augmentation des moyens, les objectifs fondamentaux de la politique de santé – améliorer durablement l’état de santé des Marocains – demeurent hors d’atteinte. Les fragilités sont ailleurs : dans la gouvernance, dans l’architecture du système et, surtout, dans une répartition territoriale des ressources qui reste profondément déséquilibrée.

C’est à ce stade qu’il a souligné une distinction de fond, qui passe inaperçue dans le débat public. Sa Majesté le Roi, a-t-il souligné, ne parle pas de réforme du système de santé, mais de refonte. Et cette refonte s’inscrit dans un temps long : engagée dès le début des années 2000, clairement formulée dans le Discours Royal du 30 juillet 2018, puis consacrée juridiquement par la loi-cadre 06.22. Cette dernière repose sur quatre piliers structurants – la mise à niveau des infrastructures, la gouvernance aux niveaux national et territorial, le capital humain et le système d’information. Des fondations qui, selon Pr Heikel, ne peuvent jouer leur rôle que si elles permettent de corriger les déséquilibres territoriaux et de replacer l’équité spatiale au cœur de l’action publique en matière de santé.

Vieillir, se soigner, payer : une équation inégalitaire

Toutefois, M. Heikel tient à préciser que la refonte doit permettre d’élargir l’accès aux soins sans en faire un fardeau financier pour les citoyens. Car la réalité observée demeure sévère. Plus de 52% des dépenses de santé sont aujourd’hui supportées directement par les ménages. Ce poids, loin d’être uniforme, varie selon les territoires et transforme la maladie en épreuve économique autant que sanitaire. Pour cet expert, le lieu de résidence devient pour ainsi dire un déterminant décisif de l’accès aux soins.

D’autant que cette contrainte financière s’inscrit dans un contexte de transformations démographiques et sanitaires profondes. Le Maroc vieillit et, par conséquent, les maladies chroniques occupent une place prépondérante dans les facteurs de mortalité. Là encore, ces pathologies ne se manifestent pas partout avec la même intensité ni dans les mêmes conditions de prise en charge. Certaines régions cumulent vieillissement, précarité et faiblesse de l’offre sanitaire, creusant des écarts durables dans les trajectoires de santé. Dans ces conditions, a-t-il rappelé, penser la santé à partir de schémas uniformes revient à ignorer la réalité du pays. La cohérence des orientations doit rester nationale, mais leur traduction ne peut être que territoriale, ajustée aux profils démographiques, sociaux et épidémiologiques propres à chaque région. Les différences d’espérance de vie relevées par le Haut-Commissariat au Plan et le Conseil économique, social et environnemental en constituent un indicateur particulièrement parlant : elles disent, sans détour, que l’égalité devant la santé reste largement théorique.

Cette situation est aggravée par une concentration persistante des ressources humaines, des équipements et des financements dans quelques pôles urbains. À l’inverse, l’hôpital public, notamment dans les zones rurales et enclavées, peine à répondre à des besoins croissants avec des moyens restreints. C’est dans cet écart, a insisté Pr Heikel, que se loge l’un des défis les plus sensibles de la refonte en cours : celui d’un système qui continue de produire, territoire par territoire, des inégalités de soins et de résultats sanitaires.

Santé et soins : sortir d’une confusion structurante

De son côté, Youssef Fakir, professeur de radiologie et expert en politiques de santé, a élargi la réflexion en revenant sur une confusion qu’il juge lourde de conséquences : l’assimilation de santé et soins. La santé, a-t-il rappelé, en s’appuyant sur la définition de l’Organisation mondiale de la santé, est un état de bien-être global, physique, mental et social. Elle ne se résume ni à la prescription d’un traitement ni à l’acte médical. Dès lors, la santé ne peut être l’affaire du seul ministère de la Santé. Elle relève de l’ensemble des politiques publiques : éducation, logement, transport, aménagement du territoire, environnement.

Face à cette équation complexe, Pr Fakir a été catégorique : le secteur public ne peut agir seul. Le partenariat public-privé apparaît dès lors comme une nécessité, à condition d’être strictement régulé. Il ne s’agit pas d’opposer les deux secteurs, mais de les articuler autour d’un objectif unique : la prise en charge optimale du patient. Selon lui, cela suppose une mise en œuvre effective de la Haute Autorité de santé, prévue par la loi-cadre 06.22, appelée à jouer un rôle central dans la normalisation des pratiques, l’accréditation des établissements et la régulation de la santé digitale. Les groupements sanitaires territoriaux, quant à eux, ne pourront remplir leur mission qu’à condition de dépasser une approche uniforme et d’intégrer l’ensemble des capacités disponibles sur chaque territoire.

Refonder pour restaurer la confiance

Au fil des échanges, une ligne claire traversait les interventions : la refonte du système public de santé ne peut être réduite à un chantier technique. Elle renvoie à un choix de société, qui dépasse largement le seul champ sanitaire. Médecin et membre de la commission de la santé du Parti du progrès et du socialisme, Oussama Arroub l’a formulé sans détour : on ne peut prétendre corriger les inégalités de santé sans affronter les déséquilibres territoriaux qui les produisent. Sans justice spatiale – dans l’accès aux services, les conditions de vie et l’attractivité des territoires – l’égalité devant le soin reste fragile, parfois illusoire.

L’hôpital public, dont la crise de la Covid-19 a rappelé le rôle stratégique et irremplaçable, demeure le point d’ancrage de cette ambition collective. Mais sa capacité à protéger et à soigner dépend étroitement de la cohérence des politiques publiques dans leur ensemble. La confiance des citoyens ne se reconstruit ni par décret ni par annonce: elle se forge dans la continuité des parcours de soins, dans la clarté des responsabilités et dans le sentiment d’une équité réelle entre les territoires.
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